Tout est parti d'un projet retardé. Avec deux couples d'amis, nous devions visiter le siège d'un parti inscrit dans l'Histoire de notre pays mais nous avons convenu, pour le réaliser, d'attendre que l'épouse d'un des couples puisse être présente. J'avais précisé "qu'elle était humainement nécessaire". C'était la première fois que j'usais de cette expression qui m'est venue comme cela, spontanément, parce qu'elle me paraissait si naturellement accordée à la personnalité de cette femme sympathique et chaleureuse.
Qu'on se rassure : il ne s'agit en aucun cas de dénier le droit d'exister à quiconque ou, plus particulièrement, de regretter la peine de mort dont j'ai toujours été un adversaire convaincu !
Je désire seulement m'interroger, à partir de la quotidienneté de beaucoup de gens et de la mienne notamment, sur le fait qu'au-delà de l'utilité sociale, des obligations professionnelles et de cet espace où on rencontre autrui parce qu'il fait partie de la part pragmatique de l'existence, je ne suis pas persuadé qu'on ait envie de pousser plus loin la curiosité, d'approfondir la relation et de cultiver, parce qu'on en a besoin, l'humanité de celui ou de celle qu'on a connue en amont dans l'empirisme des travaux et des jours.
Je suis même frappé par l'inverse qui nous conduit, assez souvent, à refuser, parce que cette humanité ne serait ni tentante ni enthousiasmante, la poursuite d'un lien qui nous ferait passer de l'usuel et du pratique vers le personnel ou l'intime.
Pour reprendre mon anecdote initiale, il y a un certain nombre d'êtres des deux sexes au sujet desquels je n'aurais pas affirmé qu'ils m'étaient humainement nécessaires.
Et moi-même, je sens, je sais que sur ce plan je ne manque pas forcément à tout mon entourage proche ou lointain. Je ne cesse de bénir le fait d'avoir le bonheur de vivre avec une épouse dont je peux affirmer qu'elle est sociable pour deux, emplie d'une humanité à l'égard d'autrui qui compense largement ma sauvagerie naturelle. J'ai bien conscience que j'ai mis au point, depuis longtemps, une méthode qui m'a permis, je l'espère, de faire illusion. Ayant la passion de questionner autrui sur le dérisoire comme sur l'important, je fais surgir l'idée bienfaisante qu'il y a dans ma curiosité et mon envie sincère de mieux connaître l'autre, les germes d'une humanité qui ne sont pas forcément à négliger.
Dans cette humanité plus ou moins nécessaire - dépassant le stade des relations convenues -, il me semble qu'on ne peut échapper à ce constat que seuls donnent envie d'aller, avec eux, vers plus de proximité, de convivialité, de partage et d'intimité, ceux qui savent se fuir, qui non enkystés sur eux-mêmes ouvrent grand leurs yeux, leur esprit et leur coeur sur un autre horizon que leur petit royaume et leur autarcie. Leur empathie est exclusivement pour les autres et les autres la reçoivent comme un fabuleux cadeau.
Cette analyse a au moins le mérite d'enlever toute mauvaise conscience quand on éprouve un malaise à l'idée qu'on devrait aimer mais qu'on n'aime pas, quand l'être qu'on connaît sur le plan professionnel vous laisse indifférent dans le registre humain qui va au-delà, et qu'on s'imagine être un grossier personnage parce que tout simplement on n'estime pas que tous ceux que l'on côtoie sont humainement nécessaires. Nécessaires à votre part intime, à votre désir amical, à votre volonté d'être heureux.
Être humainement nécessaire, c'est faire entrer en vous la certitude qu'il y a des êtres dont on pourrait se passer et d'autres dont au contraire, dans la plénitude d'une vie achevée, on a besoin.
Mais il n'est pas donné à n'importe qui de créer en vous cette magnifique dépendance.
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