Le Canard enchaîné de mercredi dernier appellera de ma part une série de notes sur le fonctionnement de la justice. Mais cette semaine a proposé à notre réflexion un rapprochement que l'actualité malicieuse se plaît à inventer. D'une part, c'est la demande de poursuite formulée auprès du garde des Sceaux, par 152 députés et 49 sénateurs, à l'encontre de certains groupes ou chanteurs de rap pour provocation à la haine et à la violence - selon le sens commun. D'autre part, c'est l'annonce le 23 novembre par le MRAP de poursuites pour incitation et provocation à la haine raciale, visant Alain Finkielkraut (AF) à la suite d'une longue interview au quotidien israélien Haaretz du 18 novembre. De plus, il est demandé au CSA d'ordonner son "retrait" de France-Culture, une radio publique. Rien que cela!
Que je n'aime pas le rap, que son rythme soit déja une éructation, presque une violence, est sans importance. Demeure que certaines paroles charrient clairement une haine, une envie de destruction et un mépris de la communauté nationale qui auraient du alerter depuis longtemps, au-delà d'AF lui-même, de parlementaires et de quelques journalistes clairvoyants, les autorités chargées de vérifier, en notre nom, si les droits que la démocratie accorde ne sont pas détournés ou dévoyés. Dans un Etat de droit sûr de sa force et de sa légitimité, pas une de ces outrances suintant un mélange de sexe vulgaire et de détestation française - comme si, parlons net, la France et ses citoyens devaient être violés pour être châtiés, mais de quoi ? - n'aurait pu échapper à la vigilance juridique. Mais je sais bien, à partir de mon expérience de 5 ans à la section de la presse et des libertés publiques à Paris, qu'un contrôle au jour le jour est impossible et qu'il faut compter sur la conscience civique. Mais pourquoi l'heureuse initiative de ces 201 parlementaires qui ont alerté la Chancellerie n'a-t-elle pas été prise, d'emblée, par cette dernière?
D'abord, c'est l'absence de courage politique. Lorsque certaines minorités ont acquis une telle capacité d'intimidation qu'elles abolissent toute volonté étatique, même fondée sur la loi, on n'est guère étonné par cette étrange disparition de l'autorité là où elle serait la plus nécessaire. Le Pouvoir - en dehors d'un ministre, toujours le même - est tellement effrayé par les remous que pourrait entraîner une application pas même sévère mais normale des textes répressifs, qu'il préfère rendre les armes avant même d'avoir combattu. Il lui reste la ressource de déguiser sa retraite ou pire, sa déroute en les baptisant "gestion consensuelle et décrispée". Mais c'est à force de ne pas appliquer la loi que celle-ci s'use et devient une sorte d'idole vide de sens que personne ne respecte plus.
Ensuite, il y a la part du snobisme, le culte aberrant de la modernité et une conception de l'art tellement élargie qu'elle devient tout et n'importe quoi - donc plus rien. On a tellement peur de manquer le train qui passe qu'on accepte tout au prétexte que c'est d'aujourd'hui, que le présent impose sa domination et que l'acquis nous plie sous son emprise. Il n'est plus question de prétendre résister à l'écoulement mécanique et neutre du temps puisqu'il porte en son sein le vrai et l'INDISCUTABLE. Ainsi, nul motif pour discriminer, séparer le bon grain de l'ivraie, ne pas mélanger Mozart et le rap puisque tout se vaut et que si on ne mélangeait pas le pire avec le meilleur, on risquerait de manquer le pire. Qui oserait, dans ces conditions, venir protester en affirmant haut et fort que tout ne se vaut pas et que le rap virtuellement meurtrier, réellement haineux doit être sanctionné? Quelle volupté aussi que de se fondre dans le mouvement, qu'on croit inéluctable, d'une société ! L'impuissance et la démission offrent des fraternités comme le courage. On se réchauffe comme on peut dans un monde trop froid. La violence serait insupportable, même dans les chansons, si on l'écoutait en face. Lâchement, on en fait tout au plus une ritournelle de la modernité.
Comment oublier, également, que le rap appartient à cette immense théorie des "artistes" d'aujourd'hui ? Ceux qui sont déclarés, se décrètent artistes au début du parcours pour ne pas être recalés à sa fin. J'ai longuement parlé avec mon ami Gaccio, dans notre livre, de ce problème qui me préoccupe et, parfois, m'indigne. L'obsession de faire du transgressif, du décalé et du dégoûtant, par nature, le fondement de l'art véritable, qui devrait tout faire bouger en nous, sauf l'esprit et le coeur. Alors que le transgressif n'a de sens que si l'artiste parvient à en faire, en dépit de tout, le lieu de l'universel. Mais pour les imbéciles qui croient "créer" et les consommateurs de cette "création", quelle aubaine que ce nivellement qui constitue le plumitif comme un grand écrivain et n'importe quel chanteur ou acteur pour non seulement un Artiste mais en plus, aujourd'hui, un Penseur ! Le malheureux Depardieu qu'on contraint sans cesse à réfléchir au lieu de le laisser jouer et jouir de la vie ! Ce n'est pas là, de ma part, la plainte lancinante que la nostalgie des sources adresse à l'espérance, le passé à l'avenir, l'archaïsme à la modernité. Ce qui ne laisse pas de m'inquiéter pour aujourd'hui, c'est que si une oeuvre exceptionnelle, sous toutes formes, venait dans notre espace socio-médiatico-culturel, je ne suis pas persuadé que nous parviendrions à la reconnaître parce que notre boussole a été mise hors d'usage. Nous n'avons pas de température parce que nous avons égaré le thermomètre. Nous n'avons plus d'art parce que nous avons oublié comment le jauger et le juger.
Enfin, si les paroles de certains rappeurs sont indiscutablement un concentré de haine et de violence, il restera toujours, contre la lettre, le recours à l'esprit et contre le réel, la référence au symbolique. Notre société a en permanence, dans ses recoins, un juriste de service ou un intellectuel pétrifié à l'idée d'être démodé qui viendra nous expliquer qu'on a tort de s'émouvoir et qu'il faut savoir prendre de la distance. Que c'est de l'art, du rap, des chansons, un film, de la représentation, quoi ! En des temps calmes, une telle argumentation est déja hautement discutable mais après trois semaines d'émeutes et de destructions, elle est inacceptable. Quand la vie quotidienne démontre la charge explosive d'un texte et que celui-ci, par sa puissance haineuse, nourrit une quotidienneté déja enflammée, que faire de la distinction trop subtile entre la lettre et l'esprit et du sort fait au symbolique pour échapper au sens malheureusement univoque de certains "morceaux" ? Dernier refuge que les indulgents à tout prix - il faut du courage, même pour analyser durement le réel - se trouvent pour ne pas voir et ne pas entendre. Les rappeurs seraient une avant-garde qui, dotée d'une formidable intution, aurait prévu les drames humains et matériels de trois semaines d'enfer pour les honnêtes gens de ces banlieues. Autrement dit, la haine c'était pour hier, pas pour demain !
Que décidera la Chancellerie ? Fera-t-elle céder, comme je le souhaite - le garde des Sceaux n'est pas un pleutre intellectuel -, l'opportunité politique devant l'exigence impérieuse d'une loi enfin appliquée ? En tout cas, pour AF, elle n'aura pas à intervenir puisque le MRAP a mis ou va mettre en branle les poursuites. Dans ce domaine infiniment sensible de la liberté d'expression, les associations bénéficient d'un pouvoir étendu et dangereux, trop grand selon moi.
Ainsi, c'est donc AF qui va devoir passer à la moulinette du "politiquement et du socialement correct". Les dissidents de l'intelligence - avec lui, Murray, Kouchner, Bruckner, Lançon, Gauchet et d'autres - sont insupportables qui prétendent non pas seulement s'ajuster au réel mais aller au plus profond pour le montrer nu et aveuglant. AF, intellectuel souffrant et pertinent, pâtit d'une surabondance médiatique qui lui donne le statut un tantinet ambigu d'un Savonarole choyé. Mais quels courage et liberté que les siens, notamment lors du dernier Ripostes, si brillamment animé par Serge Moati le 20 novembre ! Tout seul contre tous, la tête plongée dans ses pensées et pourtant présent, en le voyant et en l'écoutant, on se disait qu'il faisait honneur à l'indépendance d'esprit ! Pour qui suit son parcours intellectuel, on devine bien qu'à force de faire entrer de plus en plus une réalité ostensible et dévastatrice dans son être, il est conduit à emprunter un chemin qui l'entraîne loin du troupeau bienséant. Il devient réactionnaire, littéralement. De plus en plus sombre, avec une lucidité qui gratte les plaies et ne permet pas de les oublier. Il ne guérit pas, il fait encore plus mal. Il y en a tant qui nous endorment ! Il ne s'adapte pas à la réalité, il la démasque.
C'est lui, pourtant, qu'on décide de poursuivre. Si respecter la liberté d'expression, c'est demander en permanence à la justice d'avaliser et de légitimer le lit douillet de ses pétitions de principe, il est clair qu'AF n'aura aucune chance devant le tribunal. On peut espérer que le Procureur qui sera présent ne respectera pas la grande tradition judiciaire qui veut que plus il y a à dire, moins on parle. On a le droit de supposer que la loi sera rappelée et que ne seront pas mélangées, dans la même opprobre intellectuelle, la dénonciation vigoureuse d'une réalité sociale et nationale et les vitupérations outrancières et méprisantes d'esprits sommaires. Ce que la loi autorise et ce que la loi ne permet pas. Surtout, comprendra-t-on un jour que la pensée, la parole et l'esprit libres relèvent d'un permanent défi qui fait osciller l'intelligence entre le provocant, le singulier, le neuf d'un côté, et l'inadmissible de l'autre. La nuance est mince mais fondamentale entre le beau risque d'une indépendance d'esprit et le dévoiement de pratiques à peine intellectuelles. Il n'y a pas, il n'y aura plus de liberté d'expression si les associations elles-mêmes ne prennent pas conscience de l'inévitable marginalité et dissidence qu'entraîne une pensée décidée d'aller au bout d'elle-même. Si la parole et l'écrit ne risquent jamais rien, c'est qu'ils n'auront jamais rien dit ni signifié. L'anti-racisme, s'il demeure un label, sera en perpétuel décalage avec ce qu'exige sur ce plan une authentique démocratie. S'il devient une morale, il saura choisir, arbitrer et discriminer.
Il n'osera plus évoquer, à propos d'AF, "un texte d'une violence raciste inouïe..." ni reprocher à cet intellectuel d'avoir lancé un appel contre "des ratonnades anti-blancs", comme si c'était une honte. Il ne l'accusera plus d'avoir décrit, dans l'intervievv, avec la cruauté de l'observateur et l'indignation du moraliste, ce que sans doute beaucoup ont perçu mais n'ont pu dire. AF a été, est leur porte-voix, leur porte-parole, même si probablement il ne le souhaite pas. Comment contester que devenir mécaniquement français ne vous met pas la France, son histoire et sa fraternité au moins rêvée dans la tête, le coeur et les tripes ? Comment nier alors qu'on puisse brûler des écoles et saccager l'éducation de demain parce que ce ne sont pas VOS écoles? Est-il honteux de révéler l'arrière-réalité comme il y a des arrière-pensées ? Le MRAP va-t-il pousser jusqu'à son terme cette procédure qui, aboutie, aggraverait encore davantage la caporalisation des esprits?
AF n'a pas toujours compris que, dans son combat pour la liberté d'expression, aussi scandaleuse que puisse lui apparaître la comparaison, il devait accepter des compagnonnages qui lui répugnent. Dieudonné s'est vu à plusieurs reprises jugé et, à chaque fois, il a été relaxé, en première instance et en appel. AF n'a jamais protesté contre ces dévoiements dus à une outrancière judiciarisation des écrits et des paroles. Qu'il me pardonne : la liberté a passé par Dieudonné comme elle passe par lui et pas par certains rappeurs.
Ce n'est pas un effet de mon humeur. Mais de la loi. Et de la démocratie.
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