Dans Libération du 23 décembre, Nicolas Sarkozy s'est entretenu sur deux pages avec trois journalistes. C'est peu dire que le dialogue a été musclé. Il a été d'une violence rarement égalée dans l'univers médiatique où, en général, "on sert la soupe" aux politiques en cherchant à donner l'illusion de l'indépendance. Mon opinion personnelle est que le ministre d'Etat est sorti gagnant de cette éprouvante empoignade qui nous a permis de découvrir ce que la liberté d'expression pleinement entendue peut susciter.
Mon souci, aujourd'hui, n'est pas de débattre du fond et de compter les bons ou les mauvais points. Ce qui m'intéresse au premier chef, c'est que cette confrontation ait pu avoir lieu, et avec cette brutalité. Elle révèle un comportement dont j'ai toujours pensé qu'il était de nature, si on voulait bien le multiplier, à donner de l'authenticité et du souffle là où, trop souvent, les discours conventionnels et la connivence abondent. Ce qui a fait la richesse passionnante de ces échanges, c'est qu'aucun des partenaires, aucun des interlocuteurs n'a mis son drapeau "intellectuel" dans sa poche et que le combat n'a épargné personne. C'est la première fois que le parler vrai est exercé des deux côtés et qu'aucune flagornerie n'est venue entacher les questions et les réponses. Un tel entretien rend totalement obsolètes les conversations de bonne compagnie que la presse écrite et la télévision nous offrent sans nous convaincre. Je suis persuadé que ce serait l'un des moyens pour dépouiller la politique de son simulacre et pour montrer aux citoyens que tout ne relève pas du toc et du théâtre.
On voit bien aussi à quel point la parole, pour pouvoir s'inscrire de manière forte dans l'espace qui lui est dévolu, ne peut pas se contenter de poncifs et de pensées platement consensuelles. Elle est condamnée à inventer, à relever le défi de la liberté qui l'inspire et l'exalte. Elle n'hésite pas, alors, à attaquer l'autre sans le ménager, ce qui fait qu'aucun des interlocuteurs n'a le loisir de demeurer tranquille dans son opinion comme un poussah mais se doit de bouger, de réagir et de créer.
Il faut rendre grâce à Libération d'avoir joué le jeu en acceptant la volée de bois vert que le ministre lui a assénée sans discontinuer. Je ne doute pas qu'à tel ou tel moment, des blessures ont été causées, des susceptibilités froissées et des sensibilités écorchées. Pourtant, ces offenses sans doute réciproques sont clairement apparues comme la rançon nécessaire d'une liberté prise au sérieux. On aurait jugé absurde de les utiliser à des fins contentieuses.
Pourtant, Arno Klarsfeld, qui a été chargé par Nicolas Sarkozy de mener "un travail approfondi sur la loi, l'histoire et le devoir de mémoire", a indiqué, dans le Monde du dimanche 25 décembre, que " le législateur doit tenir compte de ceux qui souffrent". Je ne sais pas si Arno Klarsfeld est qualifié pour une telle entreprise qui fleure le sens tactique. Le MRAP le récuse en le traitant de sympathisant de la colonisation. Pour ma part, je suis seulement enclin à douter de la pertinence de son point de vue car je ne suis pas certain que la souffrance d'une personne, d'un groupe ou d'une communauté puisse être le fondement légitime de l'action législative en ce qui concerne la liberté d'expression.
C'est, au contraire, la raison principale de l'érosion de celle-ci en tant que principe et valeur suprême que cette tendance contemporaine à vouloir que toute souffrance - quel écrit, parole ou pensée libre n'entraîne pas offense, déplaisir et colère ?- ait droit de cité au coeur de la loi. Ainsi, on a vu naître une multitude de procédures fondées seulement sur le préjudice inévitable que cause dans l'ensemble des secteurs de l'esprit, l'exercice d'une liberté pleine et entière.
En réalité, c'est tout l'un ou tout l'autre. Ou la valeur de la liberté, par l'universel qu'elle représente, surmontera les particularismes respectables, les détresses singulières et collectives ou ceux-ci la grignoteront jusqu'à la réduire, jusqu'à l'étouffer. A partir du moment où on entre dans une logique qui tolère mille exceptions, on n'est pas loin d'avaliser ce que chacun peut constater : on rend d'autant plus hommage à la liberté de l'esprit qu' elle est, insidieusement ou ostensiblement, battue en brèche dans la réalité quotidienne.
On le veut pour soi, pas pour les autres. On la veut pour le paisible, pas pour ce qui dérange. Donc on ne la veut pas.
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@jean-marc :
le lien vers l'interview Sarkozy/Liberation :
http://www.liberation.fr/page.php?Article=347064
et celle citée par Boulgakof est la :
http://www.lexpress.fr/info/societe/dossier/banlieue/dossier.asp?ida=435791
Rédigé par : sargon | 11 janvier 2006 à 08:32
Pour redonner un peu d'oxygène aux cerveaux en état d'hypoventilation je me permets de conseiller deux lectures. La première sera pour les uns un simple rappel historique, la seconde, permettra une meilleure compréhension de la France d'aujourd'hui, et sera pour tous un plaisir de la lecture de la langue française telle qu'on l'apprenait jadis et naguère :
1) - De Gaulle, mon père, entretiens de Philippe De Gaulle, fils de qui vous savez, avec le journaliste, historien et écrivain Michel Tauriac, éditions Plon.
2) - Le siècle de Monsieur Pétain d'Alain-Gérard Slama, éditions Perrin.
Rédigé par : Gilbert | 11 janvier 2006 à 08:17
Il existe une autre interview musclée de Nicolas Sarkozy, publiée par...l'Express, faite par Denis Jeambar. (la couv de la semaine était Nicolas Sarkozy contre-attaque) Elle est d'ailleurs bien meilleure à mon avis, bien que plus policée. Là le perdant est bien identifié, et c'est Sarkozy, sans doute parce qu'il ne s'y attendait pas. Il n'a pas osé alors insulter le journal, comme il l'a fait avec libé pour se sortir d'une impasse.
Sinon, je partage votre opinion sur le manque d'engagement affiché des journalistes. Sous prétexte d'équilibre, on donne trop souvent la place aux mensonges.
Pour la télé:
-Le pire exemple: Arlette Chabot qui fait tout pour donner l'impression de l'équité, alors que son traitement de l'info est hautement partisan.
-Le meilleur: Christine Ockrent, qui n'hésite pas à interrompre si une anerie est proférée.
Rédigé par : Boulgakof | 03 janvier 2006 à 06:37
Je suis étonné de voir les réactions de cet entretien. Finalement nous serions tellement habitués aux questions tièdes habituelles des journalistes que nous ne saurions apprécier, un peu de vigueur et de franchise dans un entretien qui tranche nettement sur la production habituelle.
Serions-nous un peu engourdis?
Concernant le podcast qu'est-ce qui nous gênerait au juste, qu'un simple citoyen, fusse-t-il blogueur, utilisât un média non conventionnel pour approcher un grand de la République ? Je trouve la démarche plutôt innovante.
Il sera bien temps d'étendre aux blogues de manière spécifique la loi de 1881 sur la presse lorsque cet usage sera courant ce qui est loin d'être le cas.
Rédigé par : Jean-Marc Bondon | 30 décembre 2005 à 13:11
Je me permets de vous transmettre cette petite question de droit : Le podcast "LOIC LE MEUR / SARKOZY" est'il une film de publicité politique condamné par la loi ?
QUI FILM ? Habituellement un podcast vidéo est filmé directement par le blogger, sans l’aide de personne. C’est par exemple le cas de mon voisin Billaut qui bricole ses petits films « comme à la maison » dans son bureau.
COMBIEN CA COUTE ? Dans le cas de Loic, c’est toute une équipe de production « classique » qui a réalisé ce clip (on compte 3 caméras). Combien coûte la réalisation d’un tel produit ?
QUI PAIE ? Qui paie les caméramans, Loic le Meur ? Nicolas Sarkozy ? Le ministère de l’intérieur ? l’UMP ? Publicis ?
Comment qualifier cet objet ?
Question subsidiaire : est ce que le travail de Loic le Meur pour BBDO peut être qualifié de travail au noir (non déclaré;-)
Très bonne année à vous :)
Rédigé par : ~laurent | 29 décembre 2005 à 09:37
Cette entrevue n'a rien appris ni rien apporté, c'était un non-évènement comme l'a pu être son podcast avec Loic Le Meur...
Quand on n'a plus qu'à vendre sa façon de s'exprimer plutôt que son fond on a la parfaite mesure de ce que fut cet entretien.
Rédigé par : José@La e-Cité | 29 décembre 2005 à 00:07
J'avais lu cet entretien de Nicolas Sarkozy dans Libération, je l'avais trouvé très bon et j'en avais aimé le souffle.
Le manque de pugnacité et d'indépendance de beaucoup de journalistes est consternant et constitue, me semble-t-il, une atteinte à la démocratie.
Les procédés que j'aime le moins sont "les invités" des journaux télévisés et les interviews portant la mention "texte relu et amendé" du journal Le Monde
Rédigé par : Jean-Marc Bondon | 28 décembre 2005 à 23:05
Bonjour,
J'ai fait une petite recherche mais n'ai pas trouvé l'interview en question. Cependant cela n'empêchera pas la construction de mon argumentation.
Ne possédant pas la télévision, je la regarde très rarement et j'ai pu y voir ces derniers jours une rétrospective 2005 où l'on a pu voir quelques une des interventions de M. Sarkozy.
Ce que je dois dire et, en est déduit, c'est un sentiment. Une personne qui veut incarner le "juste" (reste à définir ce que vous et moi entendons par ce terme).
Je crois que son action principale, directrice est basée sur le fondement de cette notion :"Ce que je fais est juste et je suis prêt à en assumer les critiques quelles qu'elles soient." D'où sa virulence, d'où une action gouvernementale qui ne bouge pas malgré les critiques, les manifestations de la rue ou les grèves. D'où une interview musclée.
Que fait-on lorsque l'on a décidé d'incarner le sens de la justice si ce n'est d'être convaincu, persuadé que ce que l'on fait est fondamentalement justifié quitte à agir à l'encontre de la sagesse populaire ?
Dans un autre sens, cela veut dire aussi que les autres ne le sont pas, justes. Que les politiques précédentes y prétendaient mais perpétuaient une action qui visait, qui poussait tout un chacun ou certains vers une utilisation non juste des biens communs fournis par la collectivité (je prends exemple sur la récente loi sur les chômeurs fraudeurs ou la fameuse dadvsi).
Maintenant ce qu'il faut déterminer, c'est le sens de cette parole forte que vous avez relevé dans l'interview. Qu'est-ce qui la meut ? Si nous sommes toujours dans cette volonté d'incarner une juste parole alors ce n'est qu'une rhétorique de plus, certes subtile mais cela en reste une. Cependant si la parole arrive à aller au-delà, c'est-à-dire si le journaliste arrive à percer le mur rhétorique, cela pourrait être effectivement passionnant.
La parole ne se contente pas des demi-mots, on l'oublie trop souvent. Guerre aux mots avec les mots comme l'affirmait C. Michelstaedter.
Rédigé par : jean-marc | 28 décembre 2005 à 17:52
Vous avez le discours juste Monsieur. J'étais eberlué quand j'ai lu ce morceau de bravoure de Libé. Un grand sourire sur le visage et des ricanements tout le long de mon voyage... Ca sort du formatage habituel.
Rédigé par : Castor | 28 décembre 2005 à 17:42