Ayant terminé une session d'assises hier soir, je ne voulais pas, dans la suite d'un acquittement contre lequel j'avais requis, m'abandonner sur-le-champ à une réflexion qui aurait été sans doute morose et trop peu lucide. Mais, outre le fait que les vacances vont nous séparer jusqu'au 27 décembre, autre chose, ce matin, m'a déterminé. Il s'agit d'un article du Figaro nous annonçant, en gros titre, que "les indemnisations d'Outreau font des envieux" et légendant une photographie ainsi : "De nombreux magistrats expriment leurs difficultés devant les tensions générées par l'affaire d'Outreau."
J'ai tenté de faire une analyse de ce désastre dans une note récente mais je m'étais abstenu de tirer les conséquences prévisibles d'un tel cataclysme pour l'institution judiciaire et sur l'opinion publique.
Le processus dévastateur qui a conduit, pour plusieurs raisons qu'il convient toujours de considérer ensemble, à ce discrédit total de la justice va emporter une série de phénomènes qui se propageront, j'en suis sûr, comme une onde de choc et pour longtemps, sur la société française. On n'a pas fini de payer la note de cette catastrophe.
Je tiens pour presque rien la méfiance viscérale, dorénavant enkystée au coeur du citoyen, à l'égard des magistrats et de leurs pratiques soupçonnées par principe d'être suspectes. Il est clair que cette défiance, qui se veut totale, n'épargne aucune des forces d'ordre, de pouvoir et d'autorité qui suscitaient auparavant, sinon une adhésion sans nuance, du moins une approbation due à leur utilité républicaine. Il me semble que cette mise en cause généralisée pourrait être illustrée par mille exemples qu'il me serait facile d'extraire des audiences criminelles depuis Outreau.
Ensuite, pour évoquer l'auxiliaire indispensable de l'action judiciaire : la police (largement entendue), si on a toujours connu une hostilité à l'égard de ce qui contraint, interpelle et contrôle, cette tradition que la police est détestable par principe sauf lorsqu'on a besoin d'elle, c'est bien pire, aujourd'hui, ou bien meilleur selon qu'on l'envisage. Fini le temps où tout avait le droit d'être simple, sommaire, approximatif, revêtu d'une évidence tenant lieu de preuves, médiocrement collectées parfois. Les enquêtes sont heureusement condamnées sinon à une perfection impossible en tout cas à une efficience et une loyauté indiscutables. Les "trous" et les lacunes ne sont plus admissibles et sont rejetés, surtout, les manipulations et les montages. On ne supporte plus que les règles du jeu soient faussées par ceux qui, au moins un temps, en sont les maîtres. Cette inélégance suscite une désaffection qui ne laisse rien debout. Plus personne, plus aucune force n'est crue d'emblée et par essence. On juge sur pièces.
Comment ne pas remarquer, aussi, la métamorphose des jurys ? La sélection des jurés sur les listes électorales avait déja substantiellement modifié l'esprit des cours d'assises. On quittait des aréopages de "notables" auxquels la magistrature était sans doute liée par des réflexes communs, un instinct de classe et des idées plus conservatrices que subversives. Le mélange des âges, des formations, des savoirs, des histoires et des milieux a créé un aléa, des groupes devant lesquels l'accusateur public peut se sentir désarmé. Comme si son langage, sa culture ne trouvaient plus nécessairement d'écho. Comme s'il parlait, parfois, une langue étrangère. Pour convaincre, l'accord doit au moins se faire sur un infra-langage à partir duquel les controverses, les disputes peuvent être surmontées. Jamais je n'ai pensé que les jurés parisiens ou d'ailleurs étaient aussi manipulables qu'on voulait bien le dire. Le savoir des magistrats ne se dégradait pas forcément en un pouvoir qui aurait risqué de demeurer sans effet sur des jurys aux aguets. Mais cette nécessaire indépendance des jurés s'est accentuée parce qu'ils ont la tête emplie de tout ce que le judiciaire a charrié avant qu'ils deviennent les juges d'un jour. Et l'accusation, c'est la justice, l'officiel de l'institution. L'imprévisible a remplacé le cours rassurant des audiences ordonnées.
A cause de cette irruption du désordre et de sa spontanéité, l'avocat amplifie considérablement son rôle dans l'espace judiciaire. La liberté de sa parole, la violence qu'elle s'accorde car la défense n'a que des droits, la modération au moins relative de l'accusateur qui, actuellement, n'est pas loin de pâtir d'un handicap comme si les magistrats du siège faisaient refluer vers les avocats la connivence longtemps cultivée avec le Parquet, l'émergence de fortes personnalités qui, grâce à leur talent, à leur sanctification médiatique et au rôle emblématique que certaines affaires, dont Outreau, leur ont donné, prodiguent sans jamais être contredites leçons et injonctions, font que plus rien n'est comme avant. Même les avocats médiocres ont aujourd'hui un poids, tout simplement parce qu'ils sont avocats et que la faiblesse du judiciaire les légitime. Les droits de la défense ne sont plus l'un des termes du contradictoire mais l'alpha et l'oméga d'une justice impatiente de se dépouiller de son équilibre. Cette prépondérance est complétée par l'emprise politique que le barreau dans son ensemble fait peser sur les décideurs et par les démarches particulières engagées par tel ou tel, à l'écart des processus officiels.
Vision trop sombre, va-t-on penser. Je ne crois pas. D'autant plus qu'il y a dans tout ce que j'ai perçu une multitude d'aspects positifs comme l'autonomie, l'exigence de qualité et de compétence, l'esprit critique. Ce que je ne voudrais pas, c'est qu'à cause d'Outreau, la société soit amenée à assumer sur son vaste dos des erreurs et des fautes qui ne lui sont pas imputables. Il est naïf de considérer que tout, par enchantement, va redevenir comme avant, parce qu'un procès exemplaire s'est déroulé à Paris où la défense n'a eu qu'à laisser parler l'accusation. Rien ne serait pire que de laisser Outreau et ses dérives empoisonner durablement la vie judiciaire. C'est aussi la conséquence de la manière très particulière dont notre système tente de réparer les préjudices exceptionnels qui ont été causés. Au lieu de le faire par une politique où les règles ordinaires seraient appliquées mais avec une extrême libéralité, on tombe dans des dérogations pour se donner bonne conscience mais avec des retombées infiniment négatives pour l'avenir dont on ne perçoit pas, dans l'élan, la nuisance. Au nom de quoi pourra-t-on toujours soutenir qu'Outreau est incomparable ? Je ne doute pas que la banalisation inévitable de la jurisprudence "Outreau" va être très dure à gérer. Comment peser les tragédies avec équité ? Le malheur hautement rétribué va faire des jaloux.
Pour éviter ce risque qui conduirait la justice à acquitter obsessionnellement au nom d'Outreau et à se défier des policiers et des magistrats par un principe de précaution dévoyé, une seule solution à mon sens. C'est placer à la tête, au coeur de ces institutions malmenées, des personnalités intelligentes mais surtout courageuses.
L'Education nationale ne veut pas de policiers dans les établissements scolaires. Elle veut exercer ses responsabilités. C'est précisément parce qu'elle n'a pas su le faire qu'on est obligé de songer à cette aide policière. Puisse la justice échapper à une telle incohérence, à une si redoutable impuissance.
Billet sincère et fort nuancé, cher Philippe, mais je me demande comment vous pouvez achever un tel développement en oubliant d'aborder la question de l'indépendance du parquet. Je sais, vous n'êtes pas juge, et je comprends vos regrets comme je rends hommage à votre esprit d'équité. Vous êtes sans doute le seul membre de l'accusation devant lequel je ne craindrais rien si par malheur j'étais traîné en Justice. Encore une fois, je n'ai pas confiance dans la justice de mon pays. Je ne suis passé qu'une fois en correctionnelle, pour un excès d'alcoolémie au volant de 0,1g, à quelques centaines de mètres de chez moi, lors d'un contrôle de routine. Me défendant moi-même, j'ai dû attendre cinq heures pour passer en audience, où la juge m'a coupé la parole en disant qu'il fallait que je quitte les métiers du spectacle et en concluant la condamnation avec sursis avec un infini mépris : "Et vous avez des enfants, en plus... ça promet !"
J'ai appris par la suite qu'elle avait un mari peintre sans clients, alcoolique profond, à qui on a retiré son permis à vie et qui est sous la menace d'une curatelle.
Je me rappelle avoir, en rentrant chez moi à bicyclette, feuilleté un album de Daumier sur les "gens de Justice". Que voulez-vous, les artistes, même ratés et alcooliques, ont parfois besoin de réconfort...
Rédigé par : Jean-Yves Bouchicot | 17 août 2010 à 13:52
c'est vrai, vous avez raison de le souligner, que le risque est grand qu'après l'épisode Outreau, une commission de l'A.N. enterre le sujet, au nom de la difficulté de réformer la justice du pays.Un chiffre seulement: il n'y a qu'un peu plus de 500 juges d'instruction pour près de 8000 agents de la justice. Comment peut-on demander à des juges de considérer sérieusement toutes les affaires qu'on leur demande de traiter, avec aussi peu de moyens?
sûr que le rapport Pébereau, sur la dette publique ne va pas arranger les choses...
Autre aspect,plus édifiant celui-là, sur la liberté qui existe dans nos sociétés: 5% des affaires seraient traitées par de juges, c'est-à-dire que 95% de celles-ci se traitent directement entre policiers et procureurs, donc en interne, sans que la défense ne puisse exerce le moindre début de contradiction.
bon courage.
Rédigé par : patfalc | 25 décembre 2005 à 03:29
La seule réflexion que je me fait : hier tous coupables, aujourd'hui tous innocents. C'est tout de même un peu surprenant non ? N'est ce point une dérive complète...
Rédigé par : arcade | 24 décembre 2005 à 09:17
Nous vivons uns époque de communication.
A lire la presse, à écouter les radios, j'observe que la première cour d'appel a lieu dans la rue. On y voit et entend les avocats refaire l'audience. Ce n'est pas toujours innocent ou "fair play" mais c'est inévitable . Les juges semblent plus tenus à un devoir de réserve, encore que certaines affaires: Bruay par exemple aient prouvé le contraire.
Mais il faudra bien que l'institution judiciaire se fasse entendre,clairement et à bon escient. C'est ce que ce site essaye de faire; son audience est peut-être encore insuffisante. En tout cas, bravo !
Rédigé par : mike | 22 décembre 2005 à 10:01
Merci de cette note, une fois de plus très documentée et interessante, mais je vous trouve un peu péssimiste quand même.
Rédigé par : jlhuss | 22 décembre 2005 à 00:23
Merci beaucoup pour votre réponse, elle me conforte dans la façon dont j'ai toujours envisagé le métier de magistrat, cela plus une bonne dose de passion pour le droit et l'être humain. Vaste programme mais beau programme.
Précieux conseils que ceux-ci que je conserve
Rédigé par : Thea | 21 décembre 2005 à 16:13
Tout simplement, Thea, se battre. Tirer les conséquences des catastrophes. Ne pas fuir nos responsabilités. Ne pas éluder celles des autres. Compter sur la compétence et la déontologie. Fuir le corporatisme. Satisfaire le citoyen. Communiquer sans complaisance avec les médias. Etre convaincue que le métier de rendre la justice est un grand métier et qu'on ne peut pas l'exercer dans la routine. Vaste programme.
Rédigé par : Philippe | 21 décembre 2005 à 15:56
Bonjour,
Le dernier paragraphe de votre billet me dérange vraiment. Souhaiter une présence policière au sein des établissements scolaires est une fausse réponse aux problèmes rencontrés actuellement, voire le meilleur moyen de mettre le feu aux poudres. Les élèves "à problèmes" ont besoin de surveillants, d'assistants sociaux, de personnes à leur écoute capables de chercher une solution à leurs difficultés, pas de policiers judiciarisant le moindre comportement hors cadre. En outre, il ne faut pas oublier que le chef d'établissement a la faculté de faire intervenir les forces de l'ordre si le besoin s'en fait ressentir.
Lorsque l'on travaille avec des ados, on se rend très vite compte que l'important, c'est le sentiment d'appartenance à un groupe. Quand un élève est en échec, fait doublé souvent par des problèmes sociaux hors du cadre scolaire, il sort de la société des élèves normaux et, pour ne pas se sentir "tout seul", rejoint n'importe quel groupe prêt à l'accueillir, qui sera souvent la bande des "durs". Coller un policier dans leur dos et judiciariser le moindre de leur comportement ne fera que renforcer leur sentiment d'exclusion de la société normale, d'appartenance aux "rebelles" et conduira à terme à une désocialisation complète.
Les solutions, on les connait, elles existent. Il faut renforcer le nombre de surveillants, d'accompagnants scolaires, de conseillers d'éducation, d'assistants sociaux, de médecins scolaires. Malheureusement, cela a un coût important et ce n'est pas aussi visible médiatiquement que des uniformes patrouillant dans la cour de récré. Toutes les personnes travaillant dans les établissements scolaires regrettent les emplois jeunes, pourquoi les avoir supprimés alors que le résultat de leur travail était évident ? Les assistants sociaux intervenants dans les collèges et lycées ont chacun plusieurs établissements comptants des centaines d'élèves à couvrir, comment espérer qu'ils fassent un travail efficace ? Le tissu associatif périscolaire a complètement été détruit à causes de coupes budgétaires, pourquoi ? Même chose pour les associations de quartiers !
L'école est le lieu de formation et d'éducation du futur de notre société. Remplacer les éducateurs par des policiers laisse, à mon avis, mal augurer de cet avenir.
Nicolas
Rédigé par : nicolas | 21 décembre 2005 à 15:53
Plusieurs questions me viennent après la lecture de votre article.
Que dire au personnel judiciaire en proie à la suspiscion? Mais aussi que faire, qu'enseigner aux prochaines promotions de l'ENM, la promotion 2006 fera son entrée à l'école dans une atmosphère difficile, post-traumatique en quelque sorte. Ce qui est fait d'Outreau actuellement par les pouvoirs publics, les répercussions que l'on note déjà dans les tribunaux sont problématiques pour la justice même car le climat est celui d'une chasse aux sorcières, on va casser du juge ou lieu de juger des affaires dans les tribunaux(je sais que cette appréciation est tout à fait subjective mais c'est ce que je ressens).
Alors que faire pour retrouver un semblant de confiance avec le justiciable et pour que la justice et ses magistrats conservent la place qui leur est due dans les enceintes de justice et dans la République?
Rédigé par : Thea | 21 décembre 2005 à 15:48
Je ne partage pas votre point de vue, bien plus éclairé que le mien par votre pratique quotidienne du sytème, sur la place prépondérante des droits de la défense.
Il me semble au contraire que nous observons depuis 2002 à un renforcement systématique de l'accusation. Je citerai à cet effet (et de mémoire, avec donc les imprécisions que vous pourrez corrigez) l'augmentation des délais de garde à vue, les possibilités de perquisition et d'écoute plus étendues, la valorisation des repentis, la mise en cause pénale des avocats dans certains cas qui étaient auparavant du ressort disciplinaire.
J'ai tendance à penser que ces mesures n'ont pas été pour rien dans l'affaire d'Outreau, puisqu'elles ont créé une ambiance favorable.
Pour ce qui est de la présence des policiers dans les établissements scolaires, bien qu'étant membre du PS, j'y suis favorable. Il me semble nécessaire qu'il y ait une meilleure coordination entre les services de l'état alors qu'on constate trop souvent que les proviseurs ont tendance à étouffer les affaires qui les gênent (consommation de cannabis, violence, racket). Je ne suis pas inquiet par le syndrôme "un flic dans chaque classe", l'état est bien trop pauvre pour se le permettre ;-) Cele ne doit pas pour autant dédouaner l'EN de mettre assez de surveillants dans les collèges et lycées. Mais on en revient au même problème: cela ne se fera pas car l'état est trop pauvre.
Rédigé par : GroM | 21 décembre 2005 à 15:04