Dans un numéro spécial paru hier, le Monde 2 a invité un certain nombre de personnalités à décliner "100 raisons d'être optimiste ". L'initiative est heureuse qui tend à nous faire sortir non pas de l'obsession du déclin - qui pourrait nier la réalité de celui-ci ? - mais d'une vision fondée sur lui seul. Pour comparer les vies singulières avec le destin collectif d'une société, les unes et l'autre n'auraient d'autre ressource que de se nier si l'avenir était aussi unilatéralement sombre que certains discours le laissent entendre, avec une apparente lucidité mêlant sadisme et masochisme. Pour ma part, sans m'illusionner sur 2006, je suis persuadé - pardon pour la banalité - que tout va dépendre de nous mais que, surtout, il conviendra de cesser d'analyser les crises mais de les affronter pour faire disparaître leur poison. J'aurais bien envie de faire un sort aux thèmes politiques et sociétaux, qu'abordent beaucoup de ces voeux du Monde 2, mais je vais m'en tenir, pour ne pas détourner l'objet de mon blog, au plan judiciaire et à ses répercussions médiatiques.
Dominique Coujard, qui est le magistrat mis à contribution pour, en quelque sorte, imaginer s'interroge : Et si les magistrats réformaient la justice ? D'emblée, même si son texte nécessairement court contient des observations auxquelles j'adhère, la problématique choisie me semble sujette à caution. Penser que des magistrats, enclos dans leur domaine, campés sur une préservation jalouse de leurs droits, acharnés à revendiquer et à se plaindre pourraient, par un coup de baguette magique, se décider à bouger l'immobile et à réformer l'institutionnel, relève du voeu pieux. Je souhaiterais que 2006 nous engageât sur un chemin inverse. Le privilège donné aux regards extérieurs, au contrôle citoyen et au désenclavement de la justice. C'est vouer une entreprise de réforme à l'échec que de prétendre la confier à ceux qui sont à la fois responsables du mal et chargés de l'abolir. Tâche impossible, même avec la bonne foi la plus éclatante du monde (et du Monde 2 !). Heureusement, si les promesses sont tenues, il semble qu'on veuille s'orienter dans ce sens avec, notamment, une composition moins corporatiste du Conseil supérieur de la magistrature. Il entre peu à peu dans les esprits que, comme, pour Chardonne, l'être aimé est trop près, le service public de la justice est " trop près" pour être rendu efficace par ses auxiliaires quotidiens. Il faut aller dehors pour mieux atteindre et modifier ce qui est dedans. Et si les magistrats se contentaient de rendre la justice qu'on attend d'eux ?
Deux idées exprimées par Coujard, en revanche, me paraissent très pertinentes. La première se rapporte à la création de deux magistratures distinctes qui feraient du siège et du parquet deux entités autonomes et indépendantes l'une de l'autre. Cette réforme, qui serait fortement combattue par ceux qui confondent le flacon avec son parfum et l'étiquette avec le produit, aurait un effet considérable puisque, d'une part, elle rendrait la justice infiniment plus lisible pour le citoyen et que, d'autre part, elle interdirait la connivence presque inévitable qui naît, dans l'application de la loi, de l'appartenance à un même corps et du brouillage des rôles qu'elle induit. Je ne vois pas pourquoi, au prétexte que le Parquet ne serait plus composé de "magistrats", il deviendrait tout à coup répulsif et indigne. C'est le contraire qui se produirait. Casser l'unité artificielle reviendrait à donner ou redonner du sens à une pratique judiciaire trop souvent perçue comme le respect collectif et mécanique de textes et de conventions.
La seconde proposition concerne l'organisation d'états généraux de la justice ouverts au public.
Il y a longtemps déjà que dans dans le cadre d'une réflexion politique j'avais émis cette suggestion. Je n'avais pas l'impression de formuler une demande révolutionnaire tant il me semblait évident de fonder une démarche novatrice sur un débat public le plus large possible. Il fallait donner la parole à toutes les voix, des plus profanes aux plus averties. Je me souviens même avoir soumis cette banale intuition à Pierre Méhaignerie, alors garde des Sceaux, qui l'avait écoutée avec attention pour n'en rien faire. A cette époque, pour beaucoup, la peur du peuple était le commencement de la sagesse politique. Par la suite, certains partis, telle ou telle personnalité à l'esprit libre - je pense notamment au regretté Thierry Jean-Pierre - ont repris cette idée. Je la crois bonne. Je ne voudrais pas faire de l'humour noir mais c'est sans doute à cause de cela qu'en dépit de mon espérance, je ne l'imagine pas mise en oeuvre cette année.
2006 appelle de ma part l'affirmation d'ambitions plus modestes mais plus aisément réalisables. Je l'ai dit plus haut, le constat de la crise et de ses raisons a été surabondamment établi. Outreau est venu jeter sur la magistrature un voile sombre dont elle aura beaucoup de mal à se défaire. La commission, qui travaille en ce moment, nous y aidera peut-être.
Cette crise, une fois analysée, aboutira à des effets positifs. C'est Gramsci qui la voyait comme le bienfaisant passage d'un monde ancien à un monde nouveau. Je perçois tout à fait le judiciaire d'aujourd'hui sous cet angle. L'aurore pointe au milieu du désastre. A côté de terribles dysfonctionnements et tragédies, tant d'évolutions profondes qui montrent, d'une part, l'amélioration des pratiques judiciaires, l'amplification de la réflexion collective sur la justice et l'intrusion de plus en plus acceptée du citoyen au coeur de ce qui le concerne et dont on voulait l'écarter par commodité.
Laissons le rêve - ou le cauchemar - d'un grand soir judiciaire aux oubliettes où il est enterré. Prétendre en permanence vouloir tout, c'est, en réalité, ne rien vouloir. Pour que rien ne change, pour paraphraser le Guépard de Lampedusa, il suffit de dire que tout doit changer. Plutôt, tentons de faire surgir de notre monde une hiérarchie digne de ce nom. Restaurons la vertu cardinale du courage et la qualité trop mal jugée aujourd'hui qu'est l'autorité. La dégradation de l'une et de l'autre, dans notre univers comme partout ailleurs, signe une adaptation à la réalité au lieu d'une volonté de la transformer. Au fond, puisse cette année qui commence nous obliger, singulièrement et collectivement, à ne plus nous payer de mots mais d'action. A ne plus faire porter la responsabilité sur autrui, l'Etat et ces forces diffuses qui nous empêcheraient malicieusement d'avancer. Mais sur nous-mêmes. Le grand soir judiciaire doit se muer en un petit matin entreprenant et, j'ose l'écrire, enthousiaste.
Je ne peux pas terminer cette note sans évoquer les médias tant leur rapport avec l'institution judiciaire est à la fois nécessaire et étroit. Ce serait si bien de les voir se cantonner - et c'est un très beau rôle - dans leur activité de journalistes. Ni juges, historiens ou policiers, ils ne sont pas non plus appelés à être des donneurs de leçons et des dispensateurs de morale. Qu'ils se contentent de rendre compte du monde, de nos vies, de notre société. Qu'ils en soient les greffiers scrupuleux et, s'ils en ont le talent et l'intelligence, les sentinelles et éveilleurs modestes.
Au fond, je nous souhaite, contre toutes les arrogances et incompétences dévastatrices, les bienfaits du doute et les vertus du dialogue.
Bonjour
Avez-vous lu :
"Outreau la vérité abusée"
12 enfants reconnus victimes
de MCGryson-Dejehansart (éd.Hugo et cie)
Le commentaires récurrents : "enfin un ouvrage qui remet les pendules à l'heure sur cette affaire"
Qu'en pensez-vous ?
Rédigé par : constance | 21 juillet 2010 à 12:18
Bonsoir Monsieur,
Je trouve, aujourd'hui, le moyen de vous faire part de ma satisfaction après l'écoute de l'émission, diffusée dernièrement, sur France Culture, à laquelle vous avez participé.
Nombre de questions que j'aurais pu vous poser, ont été traitées, et je dois dire, que l'institution judiciaire, qui m'est totalement étrangère (étrange), a été un temps soit peu, éclairée par vos propos.
J'ai particulièrement apprécié votre professionnallisme quant aux "attaques" nécessitées par le dialogue avec votre interlocuteur, dialogue par là même, capable de d'éclaircir la forêt touffue d'informations déversées en continu, traitant les procès actuels.
Je suis tout particulièrement sensible à l'honnêteté intellectuelle dont vous faites preuve; elle se marie heureusement avec une rigueur que je qualifierait de généreuse, considérant le poste que vous occupez.
Je n'ai pas le privilège de vous connaître; il se touve que nous portons le même nom, (j'ai conscience de ne pas être la seule) et j'ai plaisir, ce soir de signer des mêmes lettres que les vôtres.
Je ne puis que vous encourager à poursuivre vos écrits afin de nous familiariser un univers abscons qui parfois entretiens la méfiance, du fait d'expressions énigmatiques pour les néophytes que nous sommes.
Je vous remercie.
Michèle Bilger
Rédigé par : Michèle Moreno-Bilger | 01 février 2006 à 20:56
J'avais promis un commentaire à Pascal.Le voici.Non seulement la division de la magistrature en deux entités distinctes,indépendantes l'une de l'autre,pourrait rendre la justice plus lisible-on ne verrait plus la connivence du quotidien,la confusion des rôles-mais la procédure pénale elle-même serait sans doute davantage respectée dans son esprit et sa lettre. Ce qui aujourd'hui crée une extrême difficulté, en dépit de la bonne volonté des participants à l'oeuvre de justice, c'est que la contradiction qu'elle implique est mise en oeuvre par un corps unique qui a du mal à proposer un double regard. Naturellement,le siège et le parquet devenus autonomes n'auront plus aucun mal pour vivre leur fonction sans complaire l'un à l'autre.
J'en profite aussi pour répondre rapidement à ceux qui ont pris trop au sérieux ma note d'humeur non pas sur Thuram mais sur ceux qui sont sollicités par les médias et qui n'ont pas la modestie pour se taire.Sportif en chambre, j'ai la plus grande admiration pour le footballeur qui tranche dans le milieu. Citoyen,il peut dire ce qu'il veut,ni plus ni moins que les autres, sa célébrité ne lui apportant pas un supplément d'esprit sur les domaines qu'il ne maîtrise pas. Il n'y a nul mépris de ma part dans mon appréciation mais une tentative de résistance à l'encontre de l'immense salmigondis qui met tout sur le même plan et tous les savoirs aussi sur le même plan.Je n'ai pas voulu non plus discuter du fond des choses et de la politique contrairement à ce que certains commentaires ont semblé me reprocher.
Rédigé par : Philippe | 16 janvier 2006 à 19:26
Créer deux entités autonomes, en séparant le siège et le parquet ? Je ne partage pas votre avis sur ce qui me parait être une fausse bonne idée.
L’unité de la magistrature rendrait peu lisible pour le citoyen les missions de chacun ? Je ne suis pas convaincu qu’une réforme scindant la magistrature en deux améliorerait la compréhension de l’institution judiciaire, quand on voit que bon nombre de nos concitoyens, y compris dans les milieux éduqués, ne parviennent pas à distinguer les rôles du magistrat et de l’avocat, ou la justice pénale de la justice civile. Vous craignez par-ailleurs la connivence susceptible d’exister entre magistrats du siège et magistrats du parquet, du fait de leur appartenance à un même corps. N’oublions pas que bon nombre de magistrats ont été avocats dans un premier temps de leur vie, avant d’intégrer la magistrature sur dossier ou par le biais d’un concours complémentaire. A t’on constaté chez eux, pour autant, une quelconque connivence avec leurs anciens confrères avocats dans le traitement des contentieux qui leur sont confiés ? Absolument pas. Ils ont la même indépendance d’esprit, la même impartialité que tout autre juge. Pourquoi, dès lors, un juge qui aurait été magistrat du ministère public dans le passé n’aurait il pas ces mêmes qualités ? L’apport de plusieurs expériences professionnelles ou fonctionnelles est au contraire une source d’enrichissement intellectuel qui contribuera à éviter à la magistrature (ou “aux magistratures”...) de s’enfermer dans des fonctionnements corporatistes. Un magistrat du Parquet qui a été dans le passé juge du siège comprendra plus facilement les exigences de celui-ci. A l’inverse, un juge du siège qui aura été magistrat du parquet dans le passé aura une connaissance plus pragmatique des flux de délinquance, de la sélection des dossiers, des réalités de terrain. Et puis, au delà de ces arguments fonctionnels, le retrait du ministère public du corps des magistrats aboutirait nécessairement à une fonctionnarisation de ce métier. De ce fait, le ministère public ne serait plus le défenseur de l’intérêt général, mais le défenseur des intérêts de l’Etat. Si les deux domaines se recouvrent souvent, il existe aussi des hypothèses où ils ne se confondent pas (et pas seulement dans les affaires politico-judiciaire).
Si l’on doit raisonner en terme de lisibilité, il me parait plus lisible d’expliquer que magistrats du siège et du parquet font partie d’un même corps, parce qu’ils sont les uns et les autres, avec des rôles différents, à la recherche de l’intérêt général dans le respect de la loi, que de devoir expliquer que seuls les juges du siège sont dans cette logique, alors que les “agents” du ministère public auraient pour rôle de soutenir devant la justice les dossiers de la police et de défendre les intérêts de l’Etat.
Rédigé par : Pascal B | 16 janvier 2006 à 12:25
L'organisation et le fonctionnement de notre Justice reposent sur des fondations et une architecture dépassées appelant ,réflexions , réformes , mutations de la part de ses acteurs - magistrats , avocats , greffiers , fonctionnaires de l'administration pénitentiaire et de la Protection judiciaire de la jeunesse - qui , pour les mener et les accomplir , doivent se guérir du complexe du homard , cher à Francoise Dolto ,dont ils sont atteints comme les adolescents étudiés par la célèbre pédo-psychiatre .
Nous savons qu'au moment de la mue et durant la formation de sa carapace , ce crustacé décapode marin est particulièrement agressif , angoissé et replié sur lui-même ...
J'approuve donc votre souhait " de regards extérieurs " , " de contrôle citoyen " ," de désenclavement " , seuls capables de contribuer à poser un diagnostic objectif et à prescrire une thérapie durablement efficace .
La Justice - autorité ou pouvoir qu'importe - est avant tout confrontée à une transformation générale de la démocratie .
Nous avons assisté , au long des dernières décennies ,à un pragmatisme croissant de l'action exécutive et législative laissant "au judiciaire " les débats sur la normativité ...Les juges seront-ils , eux-aussi , entraînés dans ce mouvement général de sécularisation positiviste qui limite le rôle du Droit à préparer des contrats plutôt qu'à appliquer des lois , à formuler à un moment donné l'état - toujours fragile et temporaire - des équilibres sociaux ?
Il n'est aisé ni de distinguer clairement ces deux lignes possibles d'évolution , ni de choisir entre elles , ni même même d'imaginer leurs relations de complémentarité ou d'opposition .
L'opposition des régles juridiques et des pratiques sociales - plus ouvertes et plus changeantes - est désormais dépassée par une transformation de l'acte judiciaire qui crée et transforme le Droit en même temps qu'il l'applique , qui organise le dialogue entre le représentations sociales et les régles juridiques mais , au prix de de la perte de son unité esentielle puisqu'orienté à la fois par le recours à des valeurs morales et par la définition et le respect de contrats .
Qui , quid , ubi , quibus , auxiliis , cur , quomodo , quando ?
Rédigé par : Parayre | 15 janvier 2006 à 11:28
Au fond, vous acceptez l'idée du "déclin" mais vous le "positivez" en nous fournissant une partie de la réponse : tout viendra de nous. Mais "déclin" par rapport à quoi exactement ? Vivre un malaise, une crise, est ce un déclin ? En un sens, Villepin a raison de moquer les "déclinologues".
Je ne discute pas les points touchant à votre domaine de grande compétence sauf à dire que une intervention mesurée des citoyens dans la Justice me parait une excellente chose. Au spécialiste que vous êtes de nous montrer le chemin.
Par contre, je souhaite revenir sur l'article du Monde 2, du principe même de ce type d'article. Je suis frappé de voir que la presse aujourd'hui "s'amuse" à commenter les commenataires. Car finalement, quelles informations contient cet article exactement ? Je me demande si la psychologie collective ne peut pas être rappocchée de la psychologie individuelle dont chacun sait que lorsque l'on craint quelque chose, il arrive bien souvent que de manière inconsciente, on créé toutes les conditions pour que ce qui est craint arrive, juste pour ne pas se déjuger. C'est sans doute de ce cercle vicieux qu'il nous faut sortir.
Rédigé par : Didier | 14 janvier 2006 à 14:50
A-t-on vraiment abandonné la vieille idée d'Helvétius et de Bentham selon laquelle une législation et une justice rationnelles seraient de nature à conduire les hommes vers la vertu et le bonheur ?
Elle me semble pourtant une utopie dangereuse , un roman politique sans issue et empreint d'orgueil .
Notre société est en effet malade ; telle une toupie elle se prouve en tournant : ni le législateur ni les magistrats ne la guériront .
Il faut certes croire en eux mais , avec mesure car ils ne possédent aucun médicament miracle ni potion magique .
La Justice peut tenter de résoudre et d'apaiser les litiges qui lui sont soumis mais , homologuer , pacifier , conseiller , informer -et j'en passe - est-ce son rôle ?
Rédigé par : Parayre | 14 janvier 2006 à 11:05