Dans le Monde du 28 janvier, a été publié un texte extrait du rapport remis au Président de l'UMP par maître Arno Klarsfeld. J'ai toujours trouvé la réputation médiatique de celui-ci en total décalage par rapport à ses prestations judiciaires. Pour ma part, dans une affaire par contumace où j'avais requis contre Aloïs Brunner, je l'avais entendu lire un texte, en qualité de l'une des nombreuses parties civiles présentes à l'audience, et je ne peux pas dire que je garde un souvenir ébloui de ce moment. Mais je ne méconnais pas le caractère subjectif d'une telle appréciation et puis, après tout, il n'est pas honteux de penser que l'avocat, le véritable avocat, est précisément quelqu'un qui ne veut pas lire mais s'avance, personnalité et esprit offerts, vers les juges pour attirer puis capter leur attention.
Je m'égare moi-même car ce n'est pas maître Arno Klarsfeld qui m'intéresse en l'occurence, c'est le rédacteur du rapport qui lui a été commandé par Nicolas Sarkozy. Un mot sur les modalités de cette demande. Je n'ai pas compris sa nécessité . Je n'ai pas compris le choix du destinataire dont la compétence, sur ce plan, n'apparaissait pas incontestable. D'emblée, cette démarche apparemment intellectuelle et d'élucidation m'a semblé viciée par un caractère d'opportunité politique qui, de fait, n'a pas permis l'établissement d'un texte stimulant et courageux, si j'en juge d'après les extraits.
Trois banalités, à mon sens, et une analyse dangereuse de la loi Gayssot. Premier poncif : l'histoire n'appartient pas aux historiens. Deuxième : le Parlement doit pouvoir légiférer sur la mémoire. S'il plaît aux parlementaires de perdre leur temps législatif dans le rappel de séquences soigneusement choisies dans le passé, au prétexte d'un devoir de mémoire, qui pourrait avoir l'outrecuidance de leur dénier ce droit ? On pourrait répliquer que ce devoir de mémoire constitue une absurdité car pas plus que d'autres processus intimes, la mémoire, le souvenir, même collectif, ne peuvent constituer une obligation ni un décret d'autorité que la représentation nationale aurait mission d'imposer aux citoyens. On est libre de se souvenir, personnellement et/ou historiquement, de ce qu'on veut, de ce qu'on peut. Dernier poncif où la synthèse facile atteint un sommet : il n'est pas raisonnable de passer d'un panégyrique de la colonisation à son dénigrement total. Certes!
Le plus grave est à venir. C'est la manière dont Arno Klarsfeld évacue d'un trait de réflexion, d'un trait de plume, le problème que pose la loi Gayssot qui comporte des sanctions pénales et punit la contestation de l'existence d'un ou de plusieurs crimes contre l'humanité. Qui peut nier que la liberté d'expression est mise en péril sur ce plan, aussi scandaleuses que soient certaines allégations ? Le raisonnement justificatif est d'une insigne faiblesse qui vient seulement affirmer que "la loi Gayssot ne restreint pas la liberté d'opinion car le négationnisme constitue une agression contre l'histoire" et, par ailleurs, il était nécessaire " que fût réprimée la négation, considérée comme un délit, du génocide perpétré à l'encontre du peuple juif."
Autrement dit, l'histoire dévoyée ne mérite pas la liberté, les historiens dévoyés non plus, et il convient de faire une immense entorse à cette belle exigence républicaine au nom de la souffrance des familles des victimes. C'est de la "salubrité publique " que d'interdire toute contestation, mais pour la seule Shoah, si j'ai bien saisi. Comment ne pas percevoir qu'arracher un énorme lambeau à la liberté d'expression cause de toutes façons un traumatisme intellectuel et que prétendre excuser cette amputation par une tragédie unique dans l'Histoire substitue l'émotion à la faculté, qui devrait être inentamable, de pouvoir penser, parler ou écrire au sujet de tout et sur tout sans être entravé dans l'exercice de ce droit à la fois humain et politique ? Cela me fait songer, toutes proportions dramatiques gardées, à ceux qui se déclaraient contre la peine de mort, sauf pour...
Qu'on vienne développer une argumentation par laquelle on tentera de faire admettre cette immense parenthése en se fondant sur les élans du coeur, pourquoi pas, mais qu'on prétende qu'une telle censure législative n'obére pas la liberté d'expression, je ne saurais l'admettre.
On aurait pu se passer de ce rapport. D'ailleurs, la réalité politique l'a déjà rendu caduc.
"le malheureux Arno me parut, et de très loin, le plus mauvais."( JD R)
on aime ou on déteste : perso ce personnage "décalé" m'interpelle quelque part de par sa sincérité !
Rédigé par : cactus jo | 03 février 2006 à 22:16
Lorsque Charlemagne décida de se faire couronner le jour de Noêl 800, il réécrivit l'histoire : le jour de Noêl serait le 25 décembre et l'année du sacre serait 800 pour avoir un compte rond. En fait nous n'étions pas en 800 après JC et tout le monde ignore la date de naissance du christ. Mais Charlemagne avait besoin de ces symboles historiques pour asseoir son accession au pouvoir. Je passe sur les épisodes qui nous montrent Henri IV, Louis XIV ou Napoléon déguisés en empereurs romains afin d'assimiler leur règne à une réalité historique transformée. Lorsqu'en 1926 la république laïque fait canoniser Jeanne d'Arc, c'est l'oeil rivé sur la ligne bleue des Vosges. Thucydide avait écrit son histoire de la guerre du Péloponnèse, mais Platon l'a singulièrement révisée pour asseoir sa vision aristocratique du pouvoir. Ainsi, le détournement politique de l'histoire est une permanence et faire dire à l'histoire ce qui est utile hic et nunc est une tendance commune. Le révisionnisme de l'histoire par le politique obéit à des besoins du présent en utilisant le passé.
J'ai suivi le procès Papon à la télévision, sur la chaîne Histoire. J'étais hostile à ce procès qui n'avait pas de sens tant d'années plus tard. Pas de sens juridique j'entends, l'imprescriptibilité étant une ânerie. Quelque effort que je fasse, à 44 ans, l'affaire Papon sort tout droit d'un film en noir et blanc avec des chapeaux haut-de-forme et des fiacres dans les rues de Paris. Cela n'a pas de réalité, pas plus que l'esclavage. Pour moi, j'ai suivi ce procès comme un document d'histoire. Je plaignais les jurés, tous jeunes. Certes Papon n'est pas sympathique, il s'est sans doute comporté très lâchement, mais pourquoi lui ?
En passant, de tous les avocats du procès Papon, le malheureux Arno me parut, et de très loin, le plus mauvais. Bredouillant, filandreux, une vraie purge.
Rédigé par : Jean-Dominique Reffait | 01 février 2006 à 17:25
bravo pour cet article, vous réussissez à présentez de manière claire, concise et brillante tout ce que j'ai ressenti à la lecture de ce rapport.
autant je vous avez trouvé très peu critique à l'annonce de la nomination de maître Klarsfeld (je l'étais beaucoup plus), autant j'admire là votre de l'(im)pertinence.
Rédigé par : jacques | 01 février 2006 à 00:51
Comme vous, j'ai été stupéfait par le choix du rédacteur de ce rapport. Je me suis raisonné en me disant que je ne réagissais que sur la base d'un sentiment bien subjectif et que je n'avais aucune donnée tangible pour me prononcer sur le cas d'Arno Klarsfeld.
Présent aux voeux de Nicolas Sarkozy, j'ai reconnu dans les quelques positions de Klarsfled la reprise de celles du commanditaire. Quel intérêt ???
Quant à la faculté pour l'Assemblée de se prononcer sur l'Histoire, même à titre non normatif, je continue de m'interroger. Est-ce une façon de renforcer les pouvoirs du Parlement ? Veut-on prendre le risque de voir deux politiques étrangères françaises ?
Et la liberté d'expression... La loi Gayssot est une des lois les moins inutiles de ces lois attentatoires à la liberté d'expression. Ces lois que l'on évoque à demi-mot parce que l'on n'ose presque pas exprimer (exprimer...) son désaccord, de peur finalement d'être poursuivi.
Formidable société dans laquelle les opinions exprimables sont écrites à l'Assemblée.
Rédigé par : koz | 30 janvier 2006 à 13:54
On n'est pas propriétaire d'une idée ; on ne peut pas voler une idée.
Devrait-on répondre d'une idée ? Si oui, à quelle condition ? La matérialiser, par un écrit, la diffuser, par la parole, ou la mettre en oeuvre ?
On peut en devenir propriétaire, à partir du moment où on la met en oeuvre. La matérialiser ne suffit généralement pas.
Doit-on répondre de ses paroles, de ses mots qui s'envolent, prononcés parfois par colère, parfois par bêtise ?
J'espère ne pas répondre de mon opinion contre ces lois devant un tribunal. Mais ces quelques développements ne sont que des mots prononcés sans connaissance véritable des conditions de mise en oeuvre des lois susdites ; j'en appelle donc à l'erreur de droit.
Rédigé par : Frédéric Lamourette | 29 janvier 2006 à 15:17
Le débat rouvert sur l'éventuelle abrogation de l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 ,issu de la loi du 13 juillet 1990 dite loi Gayssot , me laisse interrogatif même si je suis , une nouvelle fois , sensible aux arguments par vous développés ...
Ce texte est effectivement constitutif d'une forme de délit d'opinion puisqu'il sanctionne la contestation des crimes contre l'humanité tels qu'ils sont définis par l'article 6 du statut du tribunal militaire international de Nuremberg .
Ses détracteurs , depuis près de seize ans , soutiennent que les dispositions issues de la loi Pleven du 1er juillet 1972 - relatives à la répression de l'incitation à la haine raciale - étaient amplement suffisantes et que de surcroit , la loi Gayssot instaure une vérité d'Etat née d'une voie de fait législative rompant en quelque sorte , en ôtant toute liberté d'appréciation aux juges , la séparation des pouvoirs ...
Ces arguments sont en partie pertinents puisqu'avant la promulgation de la loi contestée , nombre de condamnations ont été effectivement prononcées ...Toutefois , sauf erreur de ma part ,rarement du chef d'incitation à la haine raciale mais plutôt du chef de diffamation raciale (cf arrêt de la cour d'appel de Paris du 2" juin 1982 condamnant Robert Faurissson ) .
Quant à l'atteinte alléguée à l'autorité des juges dans l'appréciation des faits , elle n'est pas dénuée de fondement puisque l'article 24 bis a indéniablement créé une présomption de dangerosité à l'encontre de l'expression des négationnistes tout en interdisant la contestation des conclusions d'un procès - celui de Nuremberg - aux verdicts pourtant sujets à caution .
Je m'interroge donc et comme a pu l'écrire, sur un tout autre sujet bien sûr , Théodor Fontane , " si je doute , ce doute ne vise pas tant les faits eux-mêmes que l'extrême croyance que l'on a en eux " .
Rédigé par : Parayre | 29 janvier 2006 à 03:40
Je vais peut être moi aussi énoncer un poncif, mais comme j'y crois, je vous le livre.
Le Parlement n'est pas dans son rôle lorsqu'il décrête ce qui est bon ou mauvais d'écrire ou d'enseigner, mais il est dans son rôle lorsqu'il affirme ce que sont les valeurs de la République. A ce titre, tout le monde peut être d'accord avec cela et il n'y a rien de choquant à dire que la République condamne l'esclavage et pourquoi pas le colonialisme ? Il franchirait la ligne jaune en empêchant les tenants de l'un ou de l'autre à exprimer leur point de vue.
Rédigé par : Didier | 28 janvier 2006 à 19:17
C'est de la "salubrité publique " que d'interdire toute contestation, mais pour la seule Shoah, si j'ai bien saisi.
Le problème est là ; les victimes du génocide Arménien réclament 'leur' loi, puis les descendants des victimes de la traite transatlantique, les victimes du communisme, les fils des vendéens décimés par la terreur, des victimes de la guerre de 100 ans, des envahisseurs viking, on va où comme ça ....
L'histoire des hommes n'est qu'une litanie de massacres, la guerre y est la règle et la paix l'exception, le législateur est là pour fixer des normes et non pas pour dire ce qui a été et ce qui doit en être mémorisé.
Rédigé par : all | 28 janvier 2006 à 18:39
Comme toujours vos "notes" humanisent notre conscience, merci.
Des quatre Lois "mémorielles" que nos législateurs ont votées, les trois premières relèvent de la conscience universelle, la France a toujours voulu donner des leçons à tous les peuples de la terre, la dernière relève de la cuisine électorale, la France pays de la bonne cuisine, mais là c'est de la tambouille.
Rédigé par : Félix | 28 janvier 2006 à 17:18
Comme tout liberté, la liberté d'expression peut générer des excès, et causer des troubles à l'ordre public. Il convient alors au législateur de prendre des mesures qui concilient le maintien de l'ordre public avec les libertés considérées. C'est exactement ce que fait la loi Gayssot, tout comme la loi sur le foulard limite la liberté de culte ou le code de la route celle de circuler. La déclaration de Me Klarsfeld semble donc effectivement complètement à côté de la plaque.
La loi sur la colonisation est elle d'une nature différente. Elle ne vise pas à prévenir un trouble à l'ordre public (on serait bien embarrassé d'ailleurs de démontrer en quoi c'est une loi de police) mais à imposer une interprétation idéologique donnée de l'histoire. Sa légitimité est donc tout à fait contestable.
On peut juger que l'équilibre formulé par la loi Gayssot n'est pas le bon. Je pense pour ma part qu'il l'est, juridiquement et humainement. Juridiquement: la Shoah est, depuis le procès de Nuremberg, une vérité frappée de l'autorité de la chose jugée. Il ne serait pas bon qu'elle soit constamment remise en question par les apôtres du négationnisme. Humainement, il est bon de montrer que la communauté nationale est solidaire des victimes de la Shoah contre ceux qui défendent la mémoire des bourreaux, alors que ceux-ci sont souvent tès virulents. La Shoah est, qu'on le veuille ou non, un des points de focalisation de la construction de la haine, et cette menace réelle de trouble à l'ordre public justifie son statut particulier.
Je terminerai par une question: en votre qualité de procureur, avez-vous déjà poursuivi sur la base de la loi Gayssot ?
Rédigé par : GroM | 28 janvier 2006 à 16:02
Question à deux cents, mais où peut-on lire le rapport Klarsfeld integral?
Autre remarque est ce que "la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du xve siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes " résument l'intrégalité de l'esclavage dans l'histoire de la France et de l'humanité ? Pourquoi des "tours sarrazines" ont été édifiées partout dans le sud de la France, et combien de mes ancêtres on fait tourner la noria sous le fouet ? Et Spartacus, pas concerné par la loi Taubira ?
Rédigé par : all | 28 janvier 2006 à 15:25
Comme vous avez raison et merci de le dire aussi bien avec l'autorité que vous donne l'élévation de votre pensée;rien n'est plus précieux que la liberté d'expression et justifier sa réduction par une tragédie, aussi affreuse qu'elle fut (en oubliant d'évoquerles tsiganes, d'ailleurs),c'est bien, en effet, laisser l'émotion prendre le pas sur la raison.
Je déplore que le parlement se soit fourvoyé dans cette affaire.
Et comment l'Histoire - qui n'est pas Une - pourrait elle se construire si c'est le législateur qui en borne les frontières ?
Rédigé par : delacerda | 28 janvier 2006 à 14:17
Bonjour,
J'ai mis le premier paragraphe de votre article "un avocat égaré" avec une belle photo d'Arno Klarsfeld...au combat, sur "l'aviseur déchaîné" avec un lien à cliquer pour ceux qui voudront en savoir plus.
Je partage totalement votre analyse.
Marc Fievet
Rédigé par : Fievet Marc | 28 janvier 2006 à 14:15