Une seconde, j'ai pensé vous entretenir de Dominique Barella qui a affirmé dans une récente interview que les politiques haïssaient la magistrature. Pour une fois, j'étais presque en accord avec le Président de l'USM. Presque, car les politiques nous méprisent et, à la fois, ayant appris à nous connaître, ont peur de nous. Le lien qui nous unit est de suspicion. Nulle envie de leur part d'aller véritablement vers l'institution judiciaire pour mieux la comprendre, l'apprivoiser et, qui sait ?, la respecter. Non, la justice est une ennemie qui a de la puissance et peut faire du mal. Un point c'est tout. Les magistrats n'ont guère plus de lucidité à l'égard du monde politique qui leur offre tout de même l'occasion de rattraper tant d'années de dépendance par des mises en examen souvent justifiées mais au goût de revanche.
J'arrête là ce début de réflexion sur un thème devenu banal à force d'être exploité. J'ai envie plutôt de vous entraîner ailleurs, dans un pays de moins en moins fréquenté : celui de la parole. J'ai participé jeudi dernier à un colloque organisé par le Barreau de Paris et qui proposait quatre tables rondes consacrées à la parole judiciaire, à la parole sacrée, à la parole médiatique et à la parole politique. Le découpage peut sembler artificiel mais il était nécessaire. Il n'empêche qu'une telle discussion peut légitimement interroger sur le point de savoir ce qu'est une véritable parole aujourd'hui et pourquoi, de l'avis de tous les participants, il y aurait une agonie de celle-ci et une quasi disparition de l'éloquence.
D'abord, et je crois avoir convaincu sur ce point, ce serait une erreur que de confondre la parole avec l'éloquence. Cette dernière, au mieux, est un bel habillage qui vient orner un discours. Par conséquent, il me semble que c'est faire preuve d'une lucidité confirmée par l'expérience que de soutenir que l'éloquence, si elle est sa propre finalité, devient une somptuosité sonore souvent ridicule et ne place plus l'orateur sur le seul terrain qui doit être le sien : celui de la conviction et du message à transmettre .
La parole, ce ne sont pas seulement des mots qui s'inscrivent dans un espace. La parole authentique est celle qu'on ne peut pas ne pas écouter. C'est celle qui, tout à coup, sort l'auditeur du ronron facile à gérer, où la banalité des propos l'enferme, pour le contraindre à se mettre en éveil ou à se réveiller. La parole ne doit pas seulement se contenter de dire.
En effet, on peut dire durant des heures sans parler véritablement. La parole est un dire qui transforme et qui donne au moins l'impression que des routes nouvelles s'ouvrent et que la pensée a envie de se défaire de la gangue de l'habitude. Sacha Guitry exprimait cela avec son incomparable esprit lorsqu'il évoquait certaines femmes " qui parlent, parlent jusqu'à ce qu'elles aient trouvé quelque chose à dire".
A l'usage, j'irais jusqu'à prétendre, ce qui au demeurant n'est guère original, que la parole c'est la personnalité. Je parle et donc j'existe ou au moins je tente de démontrer que sans mon langage, un trait de temps, le monde serait plus pauvre. Mais, pour constituer une personnalité, un être n'a pas d'autre ressource que de faire passer, au travers de sa voix et de la force de ce qu'il désire exprimer, une humanité vigoureuse qui me semble pouvoir se résumer, sur ce plan, à quatre qualités fondamentales et dont la réunion est de plus en plus rare dans une même personne. La spontanéité, la liberté, la vérité et le courage.
Je ne vais pas reprendre une à une ces vertus qui sont insdispensables pour tenir un discours qui va s'inscrire de manière neuve ou surprenante dans les esprits de ceux qui l'écoutent. Il n'y a pas de parole véritable si l'orateur n'est pas prêt à s'engager sur cette crête étroite qui sépare le conformisme ennuyeux de la provocation stérile. Il faut accepter qu'une pensée et qu'un langage ne deviennent nécessaires qui si on ne peut pas faire sans eux. Pour celui qui s'exprime, parler dru et sincère relève du défi, de l'intuition lancinante de sentir jusqu'où il peut aller trop loin, du danger et de la fragilité. On marche sur la pointe de l'esprit au sommet des mots et on espère ne pas tomber. C'est pour cela que la liberté d'expression ne représente pas cette pâte tiède, cette bouillie sans goût qui viennent rassurer tous ceux qui veulent bien de la liberté mais seulement jusqu'au butoir que représente autrui, sa sensibilité et son opinion contraire. Si on ne la souhaite qu'indolore, l'endormissement et l'ennui vont rapidement nous gagner.
Ces qualités déterminantes qui créent une parole impossible à négliger parce qu'elle vous assaille par une coïncidence totale entre une forme et un fond vigoureux, donnent alors forcément à un propos authentique un caractère de violence. Celle-ci se ressent, même lorsque la parfaite maîtrise du langage semble vous inscrire dans la sphère la plus civilisée qui soit. Cette violence, c'est celle de l'orateur qui tire de soi autre chose que ce que la bienséance intellectuelle et le confort social offrent immédiatement comme matériau verbal, c'est celle qui est subie par l'auditeur qu'on prend en otage d'une pensée et de mots dont il ne peut pas lâchement se préserver. C'est la principale cause de ce hiatus si souvent remarqué et parfois subi entre l'inévitable comédie humaine et l'affirmation d'une identité par le langage.
Si on veut, une fois que la parole a creusé un sillon neuf et que la personnalité qui s'exprime a jeté dans l'échange le poids d'une humanité impossible à éluder, l'éloquence, alors, peut prétendre trouver sa place. Elle vient apposer sa grâce, son talent, sa beauté sur un édifice construit avec une matière infiniment plus dure et solide. Elle ne risque pas, dans ces conditions, de devenir à ce point omniprésente qu'elle ne serait pas loin, par le pur jeu mécanique des mots, de susciter une pensée qui devrait au contraire la précéder. L'éloquence, c'est la cerise esthétique sur un gâteau intelligent.
L'agonie de la parole, la disparition de l'éloquence ne constituent pas des phénomènes secondaires qui pourraient être résolus par la multiplication d'exercices purement formels. Si l'une et l'autre ont déserté les espaces judiciaire, sacré, médiatique et politique, c'est que les qualités évoquées plus haut, l'humanité authentique dont elles sont le principal ciment ont disparu ou, plutôt, sont devenues la marque d'un monde disparu. Alors qu'elles seraient faciles à restaurer et qu'elles changeraient à l'évidence les pratiques dans les univers que je viens de mentionner, on n'est pas loin d'y faire allusion comme à une impossible reconquête.
Je ne voudrais pas que cette note puisse apparaître comme le constat grincheux d'un passéiste. C'est le contraire. Tout ce dont on déplore la disparition, comme si nous n'y étions pour rien, relève, pour son retour, de notre seule responsabilité. La solution n'est pas derrière nous mais devant.
monsieur bilger,j'aimerai savoir si vous permettez parfois aux bloggeurs de vous poser des questions. comme vous avez pu le lire sur mon premier message,je suis etudiante en droit.ma demande ne concernerait nullement mes cours mais porterait sur la profession de juriste et, pour faire court, la necessité d'etre objectif. j'ai essayé de susciter des reflexions sur des forums juridiques mais force est de constater que les réponses n'ont guere afflué. je comprendrais tout à fait que cette demande puisse vous incommoder en raison de vos responsabilités professionnelles etc..vous remerciant de m'avoir lu
Rédigé par : aspasie | 17 avril 2006 à 23:39
je souhaite simplement exprimer mon enthousiasme.en effet,je suis venue par hasard sur ce blog(mais aussi sur ce site) et quelle n'a pas été ma surprise.(une etudiante en droit)
Rédigé par : aspasie | 17 avril 2006 à 23:11
Bel effort, Philippe, que de renoncer dans ce bel exposé, à évoquer le risque du sophisme, premier constituant cependant de l'art oratoire politique ou judiciaire. Socrate, maître du dialogue, de la parole échangée, s'est constamment opposé aux sophistes, maîtres du discours, de la parole univoque.
C'est d'ailleurs une mécanique intellectuelle révélatrice qui vous a fait passer de Barella et des relations avec les politiques au thème de la parole, comme si le conflit évoqué reposait sur la légitimité respective de la parole, sur sa différence de nature profonde.
Il est parfois nécessaire de parler pour ne rien dire, non pas tant pour occupper l'espace que pour éviter que le silence soit plus lourd de sens que la parole. Je me méfie de l'éloquence, sans doute parce qu'on m'en prête et que j'ai toujours la crainte de convaincre par la seule forme et non par la force du fond. Mais le fond tout nu n'est pas convaincant, il lui faut un smoking pour séduire l'esprit. Car, au delà de tout, il s'agit de convaincre. La difficulté réside dans ce funambulisme : convaincre sans falsifier, sans forcer le trait. Conduire l'autre vers la découverte de l'évidence, dont il ne pourra plus se passer car, autant il retournera le propos dans tous les sens, il n'y trouvera aucune escroquerie intellectuelle.
Autre chose : notre époque est bien méfiante et c'est maintenant devenu une tare que d'être éloquent : embobineur, manipulateur. Le silence, les cris, les larmes sont devenus plus crédibles qu'une parole qui se développe dans la raison.
Rédigé par : Jean-Dominique Reffait | 29 mars 2006 à 11:37
mike, à quoi évalue t-on la disparition de « la parole donnée » ? L'histoire, la grande comme la petite, n'est-elle pas truffée de grandes et petites trahisons ?
didier, je n'ai pas le sentiment que monsieur Bilger propose que « l'espace devant nous doit être utilsé pour un retour à ce qui se faisait dans le passé » mais exprime là un certain optimisme volontariste. Pour reprendre vos termes, il me semble que l'idée exprimée est celle que « l'espace devant » ne tient qu'à nous, tout simplement.
Sinon, c'est sympathique de rêver d'un âge d'or, d'un apogée de la pensée, en évoquant les salons de l'époque moderne. Mais il ne faudrait surtout pas oublier que ce furent des micro-phénomènes dans la vie de la société française. Ils n'ont certainement pas plus rempli les têtes d'idées que notre monde contemporain. Les têtes qu'ils ont remplies l'étaient d'avance.
Rédigé par : Marcel Patoulatchi | 28 mars 2006 à 09:04
Monsieur l'Avocat Général,
Ce qui est à l'agonie, c'est seulement une certaine conception de la rhétorique, centrée sur l'ethos et le pathos et recherchant l'édification des âmes. Ce paradigme classique de l'éloquence, qui est né avec la Réforme et l'essor de la science au XVIème siècle et qui a longtemps interdit à la rhétorique de se soucier du logos, a vécu. En restituant en 1958 une place soigneusement délimitée au logos - le champ du vraisemblable, Perelman et Toulmin ont ouvert la voie à un rééquilibrage des trois dimensions constitutives de toute rhétorique. Je suis à peu près certain que le bâtonnier de Paris et la plupart de ses confrères présents à ce colloque n'ont pas mesuré l'évolution.
Même la parole médiatique n'est pas absolument nouvelle. La médiatisation oblige seulement à distinguer désormais l'ethos effectif de celui qui parle - qui n'est plus forcément l'orateur - et l'ethos projeté par l'auditoire sur celui qui parle, ce dernier ne coïncidant pas exactement avec le premier.
La rhétorique a toujours été, est encore et sera toujours une parole en recherche d'efficacité. L'éloquence classique ne constitue qu'un paradigme limité et aujourd'hui dépassé par les tentatives récentes de formulation d'une définition enfin unifiée de la rhétorique et de l'argumentation.
Si j'étais culotté, je signalerais à votre attention qu'à côté de votre ouvrage sur le droit de la presse se trouvent sur le même rayonnage en librairie deux autres ouvrages, les n°2087 et n°2133, où tout cela est fort bien expliqué. Oserai-je ? Non, je n'ose pas.
Respectueusement,
Rédigé par : Voltigeur | 27 mars 2006 à 14:07
Je n'aime guère la dernière phrase de votre note : "Tout ce dont on déplore la disparition, comme si nous n'y étions pour rien, relève, pour son retour, de notre seule responsabilité. La solution n'est pas derrière nous mais devant."
Proposeriez vous que l'espace devant nous doit être utilsé pour un retour à ce qui se faisait dans le passé ? Je crois que mon inteprétation n'est pas la bonne mais cette phrase est ambiguë.
Parayre parle d'Alembert. Disciple de Mme du Deffand, amoureux transis (voire plus peut être) de Julie de Lespinasse, on en revient à l'esprit des Salons du XVIIIème siècle, haut lieu des idées et de l'éloquence. Au risque de passer moi aussi pour un vieux grincheux, disons que notre époque a rempli les têtes mais que celles ci demeurent néanmoins extrêmement vides. Voilà sans doute une raison pour laquelle, l'éloquence au service des idés est bien rare. Certains blogs me redonnent espoir.
Rédigé par : Didier | 27 mars 2006 à 08:54
Paroles... Et la musique, alors ?
Quel dommage qu'on ne puisse vous envoyer par ici quelques paroles sonnantes sur quelques notes trébuchantes! Cela vous aurait fait sourire le Dimanche.
Cette note est excellente. Parole d'auteur.
Rédigé par : Jean-Luc Masquelier | 26 mars 2006 à 12:05
Vous n'avez pas abordé le sujet du respect de la parole donnée qui semble aussi en train de disparaître. Et cependant que de promesses éloquentes!
Cordialement.
Rédigé par : mike | 26 mars 2006 à 11:44
" Nascuntur poetae , fiunt oratores " , on naît poète , on devient orateur selon l'axiome prêté à Cicéron ...
Jean d'Alembert , le 19 décembre 1754 , lors de son installation à l'Académie française , a prononcé un discours superbe sur l'éloquence en général et sur celle de son prédecesseur , M. de Surian , évêque de Vence .
Je ne résiste pas au plaisir de vous résumer la teneur de son propos qui rejoint celle de votre note .
Il affirme d'abord que " l'éloquence est le talent de faire passer avec rapidité et d'imprimer avec force dans l'âme des autres le sentiment profond dont on est inspiré . Ce talent sublime a son germe dans une sensibilité rare pour le grand et pour le vrai ; la même disposition de l'âme qui nous rend susceptibles d'une émotion vive et peu commune , suffit pour en faire sortir l'image au dehors ; il n'y a donc point d'art pour l'éloquence , puisqu'il n'y en a point pour sentir ."
Il ajoute que " le sublime doit toujours être dans le sentiment ou dans la pensée , et la simplicité dans l'expression ."
En résumé , pour ce savant encyclopédiste , l'éloquence nécessite de grands sujets : seul ce qui nous élève est la matière propre de l'éloquence par le plaisir de nous sentir grands ...
Rédigé par : Parayre | 26 mars 2006 à 10:21
Et les muets, comment ils font? Ils n'ont pas de personalité? Plus sérieusement, en remplaçant le mot parole par expression, je suis d'accord en tous points de vue. Et par expression, on inclu les arts. D'ailleurs, dans une conversation, les expressions du visage et du corps vont autant compter que les mots, comme pour la danse ou le théatre.
L'agonie de la parole dont vous parlez me parait être un phénomène bien français. Ecoutez des ploiticiens canadiens parlez, et on pourrait se croire revenus du temps de PMF.
Un élément d'explication: Nous aimons trop les mots, pas assez les phrases. Par exemple, quand on dit "libéral", on y associe immédiatement tout plein de connotations: droite, capital,... pas forcément légitimes, et l'interlocuteur se crispe sur ce mot, alors qu'il n'est pas forcément central dans le message. 1:Ces raccourcis de la pensée peuvent provoquer des court-circuits qu'il est prudent d'éviter. De la prudence à la peur... de la peur à la faiblesse.
2: en un mot, on en dit tellement... c'est si facile alors de cliver, de marquer les esprits...
Peut-être est-ce dû à la faible accentuation du français de France. On ne le chante pas, à moins de passer pour un guignol ou d'être soupsonné de vouloir dramatiser. Il nous est donc plus difficile de souligner un point crucial dans une phrase à plusieurs propositions, ou tout simplement de vivre intensément ce que l'on est en train de dire.
Rédigé par : Boulgakof | 25 mars 2006 à 23:30
Devant un aussi brillant exposé, il est facile de se sentir petit, se demander si on a la parole et l'éloquence, l'un des deux seulement ou aucun !
Je ne suis pourtant pas adepte de la flagornerie mais il est dur de ne pas être littéralement scotché.
J'ai lu ce billet tantôt, je n'ai depuis rien trouvé de valable à ajouter, pas matière à commenter.
Chapeau bas, donc.
Rédigé par : Marcel Patoulatchi | 25 mars 2006 à 17:40
suggérez vous de garder le silence si l'on n'a rien à dire, que l'on sent suffisamment vrai ? Un procès ne pourrait il pas se transformer en rencontre de poissons rouges ?
Rédigé par : brigetoun | 25 mars 2006 à 17:01