Demain matin, je requiers dans le procès en appel d'Emile Louis. La tête pleine de ce que j'ai l'intention de dire pour convaincre la cour et les jurés, je ne peux pas cependant m'empêcher de penser à ce blog, aux projets de notes qui foisonnent dans mon cerveau et à la difficulté de choisir un thème qui corresponde à l'objet que j'avais déterminé initialement.
Là réside le problème fondamental pour le magistrat que je suis.
Interrogation d'autant plus lancinante que l'actualité récente offre, sur tous les plans, une diversité de sujets qui vont du fait divers le plus quotidien aux anomalies judiciaires les plus criantes, des piètres prestations sportives françaises en dépit des (ou à cause des ?) cocoricos aux soubresauts politiques d'une fin de règne, de l'effervescence médiatique aux débats de société sur, par exemple, la place à donner à l'homosexualité non pas dans les appréciations personnelles qui imposent la tolérance mais dans les structures qui impliquent un certain type d'organisation, de comportement et de stabilité. Aucune de ces pistes ne serait inintéressante mais toutes sont dangereuses pour un professionnel de justice.
Parler de la mort de cette personne âgée qui décèdera peu de temps après avoir poursuivi un groupe de jeunes qui lui avaient pris son chapeau dépasserait, pour pouvoir être traité correctement, la simple analyse de cet incident si révélateur de l'état de nos moeurs actuelles. Il faudrait aborder, de manière plus vaste et forcément plus partisane, la dégradation des valeurs, la déliquescence de la vie collective et l'abandon de cette politesse du vivre ensemble sans laquelle l'Etat n'est qu'un artifice institutionnel qu'on pose, pour l'étouffer, sur un désordre de moins en moins créateur et de plus en plus préoccupant. Evoquer l'affaire Jean-Luc Blanche, cet accusé placé sous contrôle judiciaire et qui en profite pour commettre d'autres viols, conduirait à mettre en cause une grave aberration judiciaire, à souligner l'urgence d'un nouveau dispositif pour la responsabilité des magistrats et à réintroduire dans la discussion Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal. Je pourrais, demeurant apparemment dans mon champ de réflexion, approuver cette dernière lorsqu'elle énonce l'évidence qu'il faut expulser les délinquants les plus dangereux, évidence qui a pourtant tellement bouleversé le parti socialiste. Même prudent, je serais contraint de m'engager sur des chemins politiques qui certes me passionneraient mais seraient susceptibles de me mettre en porte-à-faux.
Pas vis à vis de moi-même. Car, traitant n'importe quel thème, si je me risquais à abolir les frontières que je me suis fixé et qui sont, sur le plan intellectuel et social, ductiles et fluctuantes, je saurais que mon inspiration demeurerait non pas partisane, orientée, bêtement militante mais avec seulement ce zeste de passion sans lequel il m'est impossible d'écrire et de penser.
Mais vous, mes visiteurs, vous me feriez immédiatement le reproche d'avoir franchi la ligne jaune.
Difficile de réfléchir et de s'exprimer quand, dans la surabondance multiforme des informations, on doit écarter tout ce qui pourrait faire de vous un citoyen avec ses choix, sa volonté d'avenir et ses détestations.
Difficile de rédiger une note quand on n'a pas le droit évidemment de mettre en cause le président de la République, le Premier ministre, le gouvernement, l'opposition, difficile de vous soumettre un point de vue ayant réduit la diversité du terreau quotidien à presque rien, difficile, avant de vous envoyer un message, de devoir peser sa légitimité, sa normalité, sa compatibilité avec ma condition de magistrat.
Et encore ai-je la chance d'être avocat général aux assises où l'appréhension criminelle est peu concernée par les présupposés d'une politique militante. En général, le crime est odieux. Ce n'est pas comme certains magistrats qui développaient, il y a quelques années, une telle haine du patronat que judiciairement, les patrons n'avaient aucune chance devant eux !
Ne prenez surtout pas cette note pour du défaitisme. Une sorte de blog dans le blog ?
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Il semble que vous ayez réussi à convaincre, la peine ayant été confirmée. :)
Je pensais d'ailleurs vous voir aux infos hier soir, mais le foot vous a volé la vedette. Heureusement que le ridicule ne tue pas, il y aurait eu une hécatombe dans les rédactions...
J'espère que la fin de ce procès vous a apporté un peu d'apaisement et que vous voyez plus clair dans votre ligne éditoriale.
Je pense qu'il n'y a pas de thème que vous ne puissiez aborder. La difficulté réside dans l'angle que vous choisirez pour en parler. Pour la retenue que vous impose votre charge, il ne s'agit que d'un frein, pas d'une muselière. :)
Rédigé par : Delphine Dumont | 28 juin 2006 à 10:59
Merci encore pour ce dernier texte. Je confirme les propos du commentaire de Jean-Dominique Refait; oui, les magistrats sont des politiques, pour certains des décideurs, pour d'autres des exécutants...mais absolument politiques; Qui pourrait croire que ce n'est pas le magistrat Laurent Le Mesle qui dirige aujourd'hui la place Vendôme.
Bien sincérement
Marc Fievet
Rédigé par : Marc Fievet | 27 juin 2006 à 12:54
Je crois que rien ne serait pire que de laisser imaginer qu'un magistrat, aussi impartial qu'il s'efforce de l'être dans les causes qu'il a à traiter, serait imperméable à ses convictions et à ses perceptions de la société. Personne ne saurait être schizophrène au point de ne pas voir, dans une cause précise, une situation de la société et, dans le jugement que l'on rend, un remède que l'on pense juste à cette situation. Ce qui est attendu d'un magistrat est moins la neutralité que la prise en compte de la singularité.
Ainsi, j'ai un soupçon fort à l'égard de ces magistrats qui affectent de n'avoir aucune opinion sur la société, sur la politique et qui se transformeraient alors en serviteurs zélés de tout et n'importe quoi pourvu qu'il soit précédé d'un numéro d'article de loi.
C'est pour avoir oublié cette nécessaire imprégnation de la vie citoyenne que trop de vos collègues se transforment soit en exécuteurs médiocres de procédures incomprises soit en défenseurs autistes de leur corporation.
Un grand magistrat, comme un grand avocat, est celui qui dit haut et fort ce qu'il accepte et ce qu'il refuse. Personne ne doute que cela choquera ou les uns ou les autres, et alors ? Confronter ses idées avec d'autres, c'est affronter le débat et accepter l'éventualité d'une correction de son opinion. A l'inverse, celui qui vit reclus dans sa neutralité de façade, qui ne trompe personne, cultive les certitudes univoques.
Qu'est ce qu'un blog sur la justice qui ferait l'impasse sur la vision de la société? Et, alors que nous voyons bien que l'un des enjeux de 2007 sera la question de la sécurité et de la justice, n'apparait-il pas évident que la conception de la justice est étroitement dépendante de l'organisation politique et sociale, des institutions, des responsabilités citoyennes ?
Nous le savons, le coeur des politiques judiciaires est élaboré par des magistrats détachés dans les cabinets ministériels : tiens donc ! Ce qui serait autorisé dans l'obscurité des cabinets ministériels serait interdit sur la forum des citoyens ? Le magistrat aurait le droit de penser pourvu que cela ne se sache pas ?
Foin des foutaises et des hypocrisies, le magistrat est un homme politique.
Rédigé par : Jean-Dominique Reffait | 26 juin 2006 à 13:20
Et voilà!le syndrome de la "mélancoblogie" vient de vous frapper en ces moments où ,tel un arc tendu ,vous vous devez de faire face -dans votre rôle de représentant de la société-à l'odieux et à l'insoutenable...comment gérer cette dichotomie de la pensée,de la représentation,de l'affect sans ,à un moment, se retrouver face au miroir de "l'à quoi bon ?..." comment gérer cette -fausse-liberté du net à l'aune de vos fonctions judiciaires?... à cet égard ,la robe de l'ami Eolas me paraît ,et c'est normal ,moins ..."corsetée"...ce petit coup de déprime passager n'est-il pas dû à un certain sentiment de frustration au regard de votre liberté d'expression maintenue sous cloche par une perpétuelle et "fonctionnelle" retenue?
Bref ,prochain sujet de philo : "le blog est-il soluble dans le devoir de réserve?..." allez,on se détend après ce réquisitoire difficile :comme il faut imaginer Sisyphe heureux ,il faut imaginer le Procureur Mornet bloggant entre deux audiences!...courage ,cher P.B. ,être précurseur ça se mérite!...
Rédigé par : sbriglia | 26 juin 2006 à 11:20
Je comprends la difficulté et l'impossibilité que vous avez à vous exprimer sur tel ou tel sujet, car comme vous, j'ai un métier où il n'est pas possible de dire tout ce que l'on pense, mais cela peut être nous évite t'il de porter des jugements trop rapides, trop gonflés d'émotion...
Toujours est-il que c'est frustrant...
Peut être un blog anonyme tel que celui de "Journal d'un avocat"...
En tout cas, Bon courage car je sais à quel point votre métier est difficile.
Rédigé par : marie | 26 juin 2006 à 09:56
Avantage éclatant du jardinier sur le magistrat: la seule réserve sérieuse à laquelle il soit soumis en ces temps de sécheresse, c'est la réserve en eau. Si l'avocat général Bilger ne peut pas tout dire sur son blog, c'est avec plaisir que j'invite le citoyen Philippe à venir s'exprimer sans réserve sur le blog du jardin. A l'ombre d'un bosquet, dans la fraîcheur des roses, l'esprit libre et serein, il se laissera aller à dire ses opinions sur les personnes âgées mortes pour un chapeau, et ce qu'il faudrait faire. De blog à blog.
Bienvenue sur mon banc.
Rédigé par : Fleuryval | 26 juin 2006 à 07:33
Ne vaut-il pas mieux avoir l'embarras du choix plutôt que rester confronté à une page blanche ?
Petite digression : vous dénoncez en fin de billet certain magistrats qui ont une aversion pour le patronat, sans doute est-ce pour équilibrer la complaisance avec les hommes politiques, de Juppé à Dumas.
Rédigé par : nicolas | 25 juin 2006 à 20:13
A vous lire dans votre blog, on en arrivait à oublier que vous requériez aussi, et nous voilà soudain écartelés entre la compréhension bienveillante que nous avons de vos réflexions citoyennes et la compréhension intimidante du devoir de l'avocat général que vous êtes.
Dire que "on n'a pas le droit évidemment de mettre en cause le président de la République, le premier ministre, le gouvernement, l'opposition", c'est déjà le dire et bien le dire, quant à la réduction du terreau quotidien à presque rien, ce presque rien est déjà beaucoup quand on peut le partager pour y semer l'espoir.
A bientôt,
Rédigé par : Félix | 25 juin 2006 à 20:13