Bien sûr qu'un monde sans Libé est possible. Et un monde sans l'Huma.
Mais un monde sans Libé serait-il souhaitable ? A mon grand regret, je dois répondre par la négative.
Je n'irais pas, invoquant le pluralisme de la presse, développer des considérations abstraites et généreuses sur, sur et sur... Ce serait facile, confortable mais malhonnête. Car ce n'est pas ce grand principe de vertu démocratique qui détermine profondément le choix du lecteur. On ne lit jamais un journal parce qu'on voudrait le sauver. Et, vous l'avez compris, il y a des publications dont l'absence dans l'espace médiatique ne me gênerait pas.
Alors, pourquoi pas Libé ? Pourquoi, en dépit de tout, ce lien et cette exaspération délicieuse, comme un mal de tête dont on souhaiterait la présence constante ?
Je n'ai pas signé la pétition pour Libé. D'abord, on ne me l'a pas demandé. Ensuite, j'ai une sainte horreur des pétitions et des pétitionnaires compulsifs même si dans le lot il y en a au moins deux que j'aime bien. Enfin, je trouve que ce texte de soutien à Libé est trop complaisant derrière l'apparente objectivité tendre qu'il affiche. Beaucoup des signataires sont si naturellement accordés à l'esprit Libé que les rejoindre me serait apparu comme un acte de masochisme pur.
Mais pourquoi Libé, malgré tout ?
Parce que je me souviens des années 1985 où j'ai requis dans un procès que Le Pen avait intenté et où j'avais soutenu la bonne foi de Libé. Je me rappelle Le Pen ayant tout fait pour entraver le cours de l'audience. Serge July pas loin de moi, Le Pen tout près, j'ai le regard d'Holeindre fixé sur moi comme une arme. Lors de mes réquisitions, la pensée coule d'évidence et le droit l'habille aisément. J'en déduis que la cause que je défends est juste. Et maître Leclerc, en face, ne me démentira pas. Quand tout est fini au bout de ces deux journées, j'éprouve un sentiment d'épuisement heureux et de plénitude intellectuelle, miracle du droit de la presse qui vous fait plonger dans le byzantinisme le plus sophistiqué et l'Histoire la plus proche, parfois, et la plus passionnante.
Parce que j'étais âgé de 42 ans et que Libé me les remet en mémoire.
Parce que le temps qui passe est chargé de souvenirs qui, pour le pire et le meilleur, sont parfumés ou plombés par Libé. Parce qu'en 80 je vitupère la loi Sécurité et Liberté dans ce journal, et le garde des Sceaux de l'époque avec elle, et qu'on me laisse goûter deux années de plus l'atmosphère judiciaire de Bobigny.
Parce que j'ai connu Hennion et Millet.
Parce que Philippe Lançon y écrit.
Parce que les pages culturelles sont ridicules à force de préciosité moderniste et d'esthétique homosexuelle.
Parce que Serge July a su écrire les plus formidables édito politiques qui soient avant d'être trop présent à la télé. Télé ou Libé, il fallait choisir.
Parce que beaucoup de ses journalistes sont agaçants.
Parce qu'ils sont passionnés par le judiciaire mais n'aiment rien tant que ceux qui se payent la police et la justice.
Parce qu'ils choisissent leurs victimes.
Parce que, déformant souvent la réalité, ils nous parlent d'eux et de leurs états d'âme.
Parce que, grâce à Libé, je sais exactement ce que je combats.
Parce que, dans les pages société, il n'y a jamais de surprise et qu'elle est toujours mauvaise.
Parce que Libé vous aide à ne jamais vous pousser du col.
Parce que j'ai eu droit à un portrait en dernière page et que je me suis demandé de qui il était question.
Parce que Coignard m'a agressé et que j'ai riposté et que c'était bon.
Parce que Pierre Marcelle est à la fois insupportable et irremplaçable. Il est le seul qui ose écrire certaines choses. Malheureusement, il est le seul qui ose en écrire d'autres.
Parce que Libé a fait l'interview la plus excitante de Nicolas Sarkozy. Pour une fois, on est sortis du ronron à la française et devinez qui a gagné ?
Parce que je l'ai beaucoup lu, que je ne le lis plus mais que j'ai des tentations de le relire.
Parce que l'acidité, même systématique, la provocation, même chronique, la désinvolture, même organisée, me tapent sur les nerfs et, en même temps, me manquent.
Parce que Libé non seulement ne renvoie pas les ascenseurs mais empêche qu'ils bougent.
Parce que Le Pen moquait "le long cri amoureux" du substitut Bilger de l'époque pour Libé et que j'ai de l'indulgence pour le magistrat d'alors.
Parce que Libé m'indigne. Parce que j'ai envie de leur écrire mais qu'ils ne répondent jamais. C'est normal, le goût du désordre ils connaissent.
Parce que j'en ai marre d'eux.
Parce que je voudrais arracher Libé de mon esprit mais qu'y parvenir serait aborder des rivages préoccupants à force d'atonie et de sérénité.
Parce que j'existe.
Parce que Libé existe.
Qu'on n'y peut rien, que c'est comme ça.
Un monde sans "Libé" n'est pas souhaitable.
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Hé ouais, Hennion et Millet...
Rédigé par : yves duel | 05 juillet 2006 à 06:59
Pourquoi lire Libé, quand sur le net, des fines plumes - claviers ? - nous livrent des réflexons si pertinentes...
Si, j'insiste.
Le problème est que le Libé que vous décrivez n'existe plus. Je ne l'ai d'ailleurs jamais connu.
Serge July n'étant pas visiblement assez bon gestionnaire, la logique l'emporte.
D'un point de vue marketing, c'est bien vu, jamais n'ai-je autant entendu parler de Libération.
Rédigé par : PissTroiGüt | 03 juillet 2006 à 10:43
Voilà des arguments que l'on qualifierait volontiers comme étant "libéraux" ? Etes-vous si impartial que vous le dites ? Vous êtes contre les pétitions mais existe-t-il des moyens pour le "peuple d'en bas" de faire connaître ses aspirations ? Je veux dire faire du lobbying comme le fait depuis toujours le MEDEF par exemple. Vos idées sont "langagières", tout comme votre discours mais elle ne cachent pas "votre" vérité.
Rédigé par : objecteur | 02 juillet 2006 à 17:38
On ne peut que se rallier à votre parole. En effet, Libération joue un rôle.
(Udd, ce n'est pas chose surprenante que Libé moque l'équipe de France de football ; le « de France » semble couramment être un malus dans cette rédaction)
Rédigé par : Marcel Patoulatchi | 02 juillet 2006 à 17:05
"Lors de mes réquisitions, la pensée coule d'évidence et le droit l'habille aisément. J'en déduis que la cause que je défends est juste"...
Je comprends que vous ressentiez de la nostalgie pour une époque où vous pouviez encore nourrir ces illusions aussi rassurantes que dangereuses, dont seule une expérience chèrement acquise peut nous apprendre à nous protéger; sans doute cette nostalgie est-elle pour beaucoup dans le ton élégiaque de cette note... rassurez-vous, il nous arrive à tous de penser que, de toutes les personnes qui pourraient mériter notre indulgence, aucune n'en a un plus criant besoin que la personne que nous fûmes en nos vertes années.
Rédigé par : Barthélémy | 02 juillet 2006 à 16:02
si ce n'est bien sur le souvenir du procès, c'est tout à fait ça (hum à ne pas lire à haute voix ma phrase)
Rédigé par : brigetoun | 01 juillet 2006 à 20:44
Deuil aussi dur à porter pour l'un et pour l'autre, les grands esprits se rencontrent toujours.
Sur mes cahiers d'écolier
Sur mon pupitre et les arbres
Sur le sable de neige
J'écris ton nom
Sur les pages lues
Sur toutes les pages blanches
Pierre sang papier ou cendre
J'écris ton nom
Sur les images dorées
Sur les armes des guerriers
Sur la couronne des rois
J'écris ton nom
Sur la jungle et le désert
Sur les nids sur les genêts
Sur l'écho de mon enfance
J'écris ton nom
Sur tous mes chiffons d'azur
Sur l'étang soleil moisi
Sur le lac lune vivante
J'écris ton nom
Sur les champs sur l'horizon
Sur les ailes des oiseaux
Et sur le moulin des ombres
J'écris ton nom
Sur chaque bouffées d'aurore
Sur la mer sur les bateaux
Sur la montagne démente
J'écris ton nom
Sur la mousse des nuages
Sur les sueurs de l'orages
Sur la pluie épaisse et fade
J'écris ton nom
Sur les formes scintillantes
Sur les cloches des couleurs
Sur la vérité physique
J'écris ton nom
Sur les sentiers éveillés
Sur les routes déployées
Sur les places qui débordent
J'écris ton nom
Sur la lampe qui s'allume
Sur la lampe qui s'éteint
Sur mes raisons réunies
J'écris ton nom
Sur le fruit coupé en deux
Du miroir et de ma chambre
Sur mon lit coquille vide
J'écris ton nom
Sur mon chien gourmand et tendre
Sur ses oreilles dressées
Sur sa patte maladroite
J'écris ton nom
Sur le tremplin de ma porte
Sur les objets familiers
Sur le flot du feu béni
J'écris ton nom
Sur toute chair accordée
Sur le front de mes amis
Sur chaque main qui se tend
J'écris ton nom
Sur la vitre des surprises
Sur les lèvres attendries
Bien au-dessus du silence
J'écris ton nom
Sur mes refuges détruits
Sur mes phares écroulés
Sur les murs de mon ennui
J'écris ton nom
Sur l'absence sans désir
Sur la solitude nue
Sur les marches de la mort
J'écris ton nom
Sur la santé revenue
Sur le risque disparu
Sur l'espoir sans souvenir
J'écris ton nom
Et par le pouvoir d'un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Paul Eluard
in Poésies et vérités 1942
Ed. de Minuit, 1942
Rédigé par : Félix le Chat | 01 juillet 2006 à 15:25
"La pensée coule d'évidence et le droit l'habille aisément".
Par-delà le cas d’espèce, quel bel aveu d’un mode de fonctionnement trop répandu chez les magistrats : Je raisonne et statue dans mon coin avec mes préjugés subjectifs, voire mes humeurs du moment ou inimités personnelles, c'est-à-dire des éléments pas toujours marqués du sceau de la grandeur qui devrait continuellement animer une fonction publique de cette importance, et, a posteriori, je trouve à mes positions non animées de Juste un fondement juridique, parce qu’il le faut bien.
Autrement dit, dans cette logique de fonctionnement, le droit n’est qu’un moyen et non une fin, c’est-à-dire le contraire de ce que pense, fort légitimement, la grande majorité de nos concitoyens pensant vivre dans un Etat de droit.
Rédigé par : GL | 01 juillet 2006 à 09:32
Tant de franchise d'un magistrat de premier plan me laisse une nouvelle fois sans voix...
Continuez
Rédigé par : marie | 30 juin 2006 à 13:17
chapeau ,l'artiste !je suis jaloux:j'aurais voulu écrire ce billet là...mais ,PB,comment supportez-vous de ne plus le lire,tant votre addiction transparaît!
Rédigé par : sbriglia | 30 juin 2006 à 09:12
J'aime beaucoup ce billet !
J'ajouterai que les pages sport de Libé sont les moins complaisantes, notamment avec l'équipe de France de foot.
C'est pour cela que je l'achète, moi.
C'est la grâce du journaliste Grégory Schneider.
Rédigé par : Udd | 30 juin 2006 à 02:07
pourquoi le départ de July marquerait la fin de Libé ? C'est au contraire l'occasion d'un renouvellement, de l'arrivée d'une nouvelle génération. On se lamente comme si aucune relève n'était là, comme si la jeune génération des trentenaires était remplie d'incapables!
Les jeunes feront autre chose que july, auront un autre ton qui collera à leur génération, la mienne, qui ne se reconnait pas dans la tripotée de quinqua et se sexagénaires qui encombrent le paysage audiovisuel. Cela ne veut pas dire que l'impertinence, la qualité, la hauteur de vue ne seront pas au rendez-vous. Ayez confiance dans ceux qui arrivent et peuvent renouveller un titre arrivé à bout de souffle.
Je comprend votre attachement au Libé de la grande époque, votre nostalgie et votre inquiétude devant la roue qui tourne. Mais c'est la vie !
Rédigé par : authueil | 29 juin 2006 à 18:15
Le «long cri amoureux» d'hier et ce billet de rupture impossible devraient entrer dans une anthologie sur la liberté de la presse. Et je signe cette note sur Libé comme on signerait une pétition !
Rédigé par : bulle | 29 juin 2006 à 17:41