Dans les dîners en ville, combien de fois entend-on fuser cette expression appliquée à tel ou tel criminel historique ou de droit commun, Hitler ou Fourniret par exemple : c'est un monstre ! Généralement, on approuve et on se garde bien de faire la fine bouche en suggérant une distinction entre l'être et ses actes, ceux-ci étant monstrueux et celui-là ayant évidemment sa part d'humanité. C'est une banalité que d'affirmer qu'une personne est bien davantage que la somme de ses actions, aussi horribles soient-elles, et que l'humain tient précisément à cette distance, même au coeur de la subjectivité la plus vile, entre l'abject du comportement et l'essence du sujet. A cet égard, rien de plus absurde, en matière judiciaire, que de reléguer un accusé dans le pays étrange de la sorcellerie plutôt que de tenter de comprendre les singuliers et tourmentés détours par lesquels son humanité est passée pour détruire, parfois, celle des autres.
Je conçois fort bien le dégoût que peut inspirer l'inévitable rapprochement entre cette personne qui a perpétré l'irréparable et les autres qui s'en sentent si éloignés. Pourtant ce n'est pas l'absence ou non de l'étincelle humaine qui les distingue - ils appartiennent au même monde et participent du même souffle - mais la manière dont elle a été dévoyée ici et honorée là.
Contrairement à ce que croit le commun des mortels, montrer la complexité de l'âme et le partage du bien et du mal même quand ce dernier semble avoir pris toute la place n'est pas banaliser le vice ou glorifier le démon, c'est permettre de mieux voir l'horreur éclatante sur un fond de quotidienneté au mieux acceptable, au pire neutre. Le noir du destin qui nous fait horreur est mis en lumière par le blanc sur lequel il se détache. La polémique engagée à ce sujet, lors de la sortie de "La Chute", remarquable film sur la fin d'Hitler, était absurde. Bien sûr qu'Hitler avait des côtés humains et les voir représentés, loin de créer de la sympathie à son égard ou une sorte de passivité molle du jugement, ne faisait qu'amplifier l'indignation de la morale devant l'étendue folle et génocidaire dont il avait été l'auteur. Paradoxalement, c'est en approchant au plus près la vérité multiple d'une personne que le sentiment de condamnation est le plus intense alors que la commodité d'une vision unilatéralement réprobatrice dilue, à force, la conscience du mal. L'incandescence devient tiède et on ne sait plus juger le pire parce qu'on le voit partout.
Ces observations me sont venues à la lecture d'un entrefilet dans le Figaro des 8-9 juillet nous annonçant que Nelly Kafsky, productrice d'une fiction pour ARTE et France2, "René Bousquet ou le grand arrangement", recevait sur son répondeur des messages anonymes menaçants parce qu'elle avait déclaré dans la presse que "Bousquet n'est pas un monstre". Enoncer cette évidence, au regard de ce que je viens d'expliquer, entraîne, dans notre société, un certain nombre de réactions choquantes. Elles sont d'autant plus scandaleuses que, pour une fois, une fiction sort de ses sempiternels thèmes intimistes où la petite histoire n'est confrontée qu'avec elle-même. On a trop souvent et trop justement reproché aux dramatiques françaises leur faible ancrage dans l'Histoire et la réalité contemporaine pour ne pas se féliciter d'un tel projet .
Les mêmes, d'ailleurs, qui seraient prêts à qualifier Bousquet de "monstre", approuvent l'avocat général qui, dans l'affaire Flactif, contre certaines parties civiles dépassant la mesure, a rappelé que l'accusé principal était un homme comme nous.
Je me souviens, en 1995, du procès où j'ai requis contre l'assassin de Bousquet, Didier. Sa première phrase, alors que ses avocats s'attendaient à un débat politique, a été de s'excuser. Il ne se voyait plus comme un criminel politique mais comme un criminel tout court. Avec mille justifications.
N'était-ce pas nous dire, comme la productrice, "que Bousquet n'est pas un monstre" ?
Jean-Dominique,
Compareriez-vous la réclusion subie pas les criminels à celle subie par les lépreux ? Cette réclusion n'a pas du tout les même motivations.
Quant au terme prédateur, pensez-vous qu'il n'est dans la bouche de procureurs que pour terroriser, presque manipuler l'auditoire, où bien envisagez-vous qu'il puisse correspondre à une certaine réalité ? L'homme pour vous ne pourrait-il jamais être prédateur ? L'homme ne pourrait-il jamais non plus être la proie d'un autre ? En quelque sorte, vous voudriez confiner la dure loi du plus fort, la monstruosité, au monde animal, en refusant d'imaginer qu'un homme puisse adopter par certains actes l'esprit d'un chasseur guidé par son instinct (la lionne avec la gazelle ou, plus proche de nous, le chat jouant avec la souris qu'il sait vaincue) ? Que tout ceci est bien commode !
Je veux bien croire que vous soyez très sensible à la force des mots accusateurs, de par votre histoire familiale racontée sur votre site. Mais faut-il donc que vous mettiez en discussion tout terme accusateur car il serait terrible s'ils designaient un innocent ? Certes, ils seraient terribles s'ils désignait un innocent, mais quand on évoque l'affaire Emile Louis, on peut assurément éprouver de la terreur. Sinon, qu'est-ce donc encore que la terreur, quand serait-il possible de la ressentir ?
Rédigé par : Marcel Patoulatchi | 22 juillet 2006 à 19:48
Se ranger du côté du manche : les braves gens ont besoin d'être du côté du manche. Les lépreux, les sidéens, les criminels sont à l'écart du monde, hors les murs, dans les bois sombres où vivent les loups. Parce qu'un monstre n'est pas qu'un criminel, c'est aussi un être qui vit dans une maison de monstre, qui boit et mange comme un monstre, qui a un visage de monstre, des habits de monstre. Monstre est son état, pas seulement pour l'acte, mais pour tout ce qui le constitue.
Mais est un monstre celui qui en a reçu la patente : celle de la presse ou du réquisitoire. Combien de vos collègues usent d'images terrifiantes, aussi peu rationnelles que possible puisées dans l'imaginaires des contes de fées, pour horrifier le prétoire ! Combien, par exemple, d'avocats généraux usent avec facilité, comme nous le relate complaisemment la presse, du qualificatif de prédateur ! Le prédateur ! C'est un prédateur ! Plus de victimes, mais des proies ! Les loups sont entrés dans Paris... On terrorise les braves gens autant qu'on les rassure : non, vous n'êtes pas comme lui, oui, vous allez vous faire manger tout cru si vous ne me donnez pas sa tête !
Rédigé par : Jean-Dominique Reffait | 14 juillet 2006 à 04:03
En tant qu'avocat votre reflexion m'a ramenée à cette question qu'on me pose souvent lorsque j'indique que je pratique le droit pénal.
Mais comment fais-tu pour défendre un violeur, un meurtrier ... ?
Pour moi la réponse est assez simple. Je pars du principe que personne ne naît fondamentalement mauvais et que la vie de chacun peut l'amener à basculer dans l'horreur (parfois de façon plus ou moins volontaire).
Rechercher une explication au comportement criminel d'u n individu c'est souvent s'apercevoir qu'en marge de l'horreur des faits, on a en face de soit un homme avec ses défauts mais aussi parfois ses qualités.
Et la pratique du droit pénal m'a appris à éviter absolument à ranger les gens dans telle ou telle catégorie.
Je m'en étais expliqué dans un petit billet que vous pouvez retrouver ici (pour ceux que ca interresse bien sûr :)
http://asteroid257.free.fr/index.php/2006/01/09/lindefendable/
Rédigé par : zadvocate | 13 juillet 2006 à 11:56
Un monstre (comme on dit monstre sacré ) c'est avant tout ce qui sort de l ordinaire, quelque chose qui se montre par soi même, qui par soi même est extravagant.Un monstre existe en biologie.On pourrait même dire : un monstre de beauté ou un monstre d intelligence.
Ici, on parle d un monstre au sens moral.Emile Louis a une morale, il sait ce qui est bien ou mal.Donc il est humain. Donc il ne peut pas être un monstre.Il est fait comme chaque homme d une etoffe grossière. Qu il étende le bras ou le retire comme chaque homme, qu il ne sache pas sil doit prendre à droite ou à gauche comme chaque homme, qu il soit fait d habitude, de préjugé et de terre comme chaque homme et que néammoins dans la mesure de ses forces il avance : voilà le propre de l homme! A lors forcément tout homme a nécessairement sa part d humanité. Il a une morale comme chaque homme.Au contraire s il n avait aucune conception de la morale, il serait fou ou monstre. Et bien non je pense que c'est au contraire parce qu emile louis est un être humain parce qu il est fait comme tout homme et qu il a le loisir de distinguer le bien du mal comme tout homme, qu il est un monstre, parce qu il a fait ce choix et ne le regrette pas.C'est sa part d humanité qui fait de lui un monstre. Vous dites qu il faut dissocier l homme de l acte. Certes. Que l acte est monstrueux, mais que cet homme n'est pas un monstre car il aurait pu , devenir ou peut, faire des choses meilleures, différentes. Personne ne devrait dire qu un monstre ne peut pas être humain. Si je mesure vos propos à l aune de la réalité je vois qu ils ne sont au mieux que de la littérature! On peut défendre quelqu un jusque dans sa monstruosité. Déjà empecher que de tels incidents se produisent, que de tels créatures existent, si la société voulait bienf aire elle meme ne serait ce que la moitié des efforts moraux qu elle exige de ses victimes. Evidemment jamais notre jugement sur un acte ne pt etre un jugement sur cet aspect de l acte que Dieu recompense ou chatie.Il faut faire une distinction entre les faits et l ame ,qui en dépit de tous les faits peut rester sans tache. Evidemment. Que ce soit dans un mouton ou un pénitent on peut TOUJOURS trouver humilité et patience. On déplore le terme monstre parce quil feint d etre immuable, alors qu il n est rien qu on doive considérer comme ferme, aucune personne, aucun ordre, parce que toute chose peut se modifier un jour, tout comme nos connaissances, ou avoir une qualité qui la fera participer secrètement à un nouveau grand système.
Mais je suis désolée, ce qu il afait est monstrueux et il a été un monstre au moment ou il a fait ce qu il a fait. Et tant qu il ne regrettera rien , on pourra dire qu emile louis est un monstre. Parce qu il est humain. Et qu il a cette capacité de regretter.
Rédigé par : m | 12 juillet 2006 à 12:51
Ce qu’il ne faut pas cesser de dire c’est que R. Bousquet était un haut fonctionnaire banal et ordinaire à qui la défaite de 1940 a offert l’opportunité du pouvoir , sa puissante séduction, mais aussi ses abîmes. Ce que nous apprend définitivement un Bousquet , c’est que la monstruosité dans les actes peut être, est, à la portée de tous. M. Bilger a raison de dire que nous appartenons au même monde. On voudrait ne pas le croire. Car l’incroyable , c’est bien cette commune appartenance.
Je veux aussi rassurer notre procureur. Ceux qui approuvent l’avocat général du Grand-Bornand, ce sont , je crois, en priorité, ceux qui acceptent de regarder en face le mal pour ne pas cesser de le démasquer. Ceux qui, désespérément ou absurdement , savent aussi que le crime nous dit quelque chose de très noir sur notre propre humanité. Il n’ y a pas, chez ceux-là, ou alors dans la forme d'un combat contre soi, cette indulgence pour les criminels, proche de la sensiblerie irresponsable, qu’on leur prête habituellement, mais, malgré tout, en dépit de tout, l’affirmation de valeurs de référence qui sont celles d’un humanisme forcené . Et ce que ce qui est écrit avec beaucoup d’intelligence et de grand talent dans cette note, ceux-la mêmes, ne manqueront pas d’y voir une contribution éclairante et nécessaire à leurs interrogations.
Rédigé par : Véronique Raffeneau | 09 juillet 2006 à 08:45
Dans les dîners que j'ai connus, on ne peut dire c'est un monstre, dès qu'un sujet un peu grave ou pénible surgit, il est évacué le plus rapidement et discrètement possible.
Encore plus le serait le fait de scruter la possibilité de monstruosité qui est en nous.
Rédigé par : brigetoun | 08 juillet 2006 à 20:57
Vous n'avez pas tort Marcel, mais en même temps ne pensez-vous pas que ces Emile Louis, Flactif et autres Hitler et Barbie, n'avaient pas, eux aussi, leurs côtés sympathiques ?
Peut-on être certain que vous ou moi n'aurions pas pu les côtoyer quelques minutes ou quelques heures dans notre vie, et rentrer à la maison le soir et en disant à la table familiale "oh aujourd'hui j'ai rencontré un type vraiment charmant"...
C'est même sans doute très vraisemblable et pour ma part c'est ce que j'ai tendance à trouver effrayant.
Rédigé par : eric nicolier | 08 juillet 2006 à 19:48
L'emploi du terme monstre permet d'exorciser ce qui apparaît comme le mal absolu. Il ne permet sans doute pas la compréhension la plus fine des situations humaines, de l'humain, néanmoins cela marque des repères moraux, le seuil de tolérance à l'ignoble.
Évidemment, il est extrêmement paradoxal que soit considéré comme inhumains des actes que seuls les humains semblent perpétrer (encore que le monde animal fourmille d'exemples et de contre-exemples perturbants). Néanmoins, n'est-il pas rassurant que l'on considère qu'un homme comme Hitler ou encore Barbie sorte de l'humanité ?
Bien juger, c'est sans doute bien comprendre le crime - et donc le criminel. Mais on ne peut s'attendre à ce que la société se contente d'un bon jugement judiciaire. Le jugement moral « c'est un monstre » en est le corollaire, est la conséquence du jugement judiciaire établissant les faits.
Vous avez requis dans l'affaire Émile Louis, si j'ai bien suivi. Le jugement judiciaire est des plus sévères possibles. Vus les faits reprochés et maintenant établis, quel peut être le jugement social sinon la proclamation de l'état de monstruosité ?
Emile Louis, Klaus Barbie et Adolf Hitler étaient peut-être très sympathiques par contours. Sans doute peut-on trouver moultes explications permettant de comprendre leur cheminement. Mais ce n'est pas cela qui fait qu'ils passeront à la postérité.
Montrer leurs traits humains permettrait peut-être d'être plus vigilant à l'égard du monde qui nous entoure, peut-être de nous donner les moyens de mieux anticiper et d'éviter le pire (en étant franchement optimiste).
Mais dire que les grands criminels sont des « hommes comme nous », comme cela fut dit à propos de Flactif, me parait tout à fait discutable.
Un certain degré dans l'horreur ne paraît possible qu'à condition de ne pas réellement être perméable à la souffrance d'autrui - ou de manière très très particulière (schizophrénique ?). À moins d'avoir une vision absolument négative du genre humain, si on peut admettre que dans un moment de troubles extrêmes, chacun peut perdre les pédales et commettre un acte irréparable, ce n'est pas n'importe qui qui peut préméditer et torturer régulièrement des individus.
Rédigé par : Marcel Patoulatchi | 08 juillet 2006 à 18:38
Totalement d'accord ! Il est tellement simple de qualifier de monstre quelqu'un et ainsi de jeter le criminel hors de l'humain... ceux qui le qualifient ainsi se lavent les mains au passage de toute réflexion sur le pourquoi d'une action, aussi horrible soit-elle. C'est facile et intellectuellement cela ne nous mène pas bien loin...
Rédigé par : eric nicolier | 08 juillet 2006 à 18:19