Je ne suis rien et n'ai rien à offrir à Anna Politkovskaïa assassinée samedi dernier dans l'après-midi, alors qu'elle venait d'entrer dans le hall de son immeuble à Moscou. Le courage porté à ce point d'incandescence qu'il semble presque surhumain, la volonté acharnée de ne pas céder d'un pouce dans le combat contre le mensonge et l'injustice, la morale chevillée au corps et au coeur non comme une parure abstraite, élégante et sans risque, mais comme un défi jeté à la face de ceux qui calculent, ont peur et se taisent trop souvent.
Il est presque immodeste de célébrer un être qui nous dépasse de cent, de mille coudées. C'est un bonheur amer, lugubre quand certaines tragédies nous permettent l'admiration nue et totale.
Bizarrement, devant un tel événement et une telle héroïne, je songe au ridicule, par contraste, de notre modernité clinquante. Devant cette mort qui a été affrontée lucidement pour l'honneur d'informer, de dévoiler l'intolérable sous les chapes de plomb et de silence, je songe à ces grotesques moments où le langage est dévoyé et le vocabulaire dénaturé. Je songe à Gilles Jacob disant de Patrick Chéreau qu'il allait "se mettre en danger" parce qu'il avait accepté de présider le jury du festival de Cannes. Je songe à ces acteurs qui, presque inévitablement, dans cette multitude d'interviews complaisantes qui visent seulement à les magnifier, évoquent sans rire l'angoisse de se mettre en danger lorsqu'ils choisissent un rôle au cinéma ou au théâtre. Plus l'existence est confortable, plus elle a besoin de simulacres.
Il y a longtemps que le ridicule ne tue plus. Alors que c'est le crime qui a eu raison de la vie d'Anna. Elle était en danger, elle s'était mise en danger. Vraiment . Pour eux, pour nous.
Sur une note un peu plus grave que le registre des comédiens, comment ne pas regretter que Robert Redeker, heureusement beaucoup soutenu, se déclare "abandonné" aujourd'hui (le Parisien du 9 octobre) ? Elle s'est battue seule. Pas lui .
Dans nos pays saturés de démocratie, les plaintes de tel ou tel média qui s'estime censuré ou entravé dans l'exercice de sa mission n'ont-elles pas un caractère outrancier au regard de l'audace folle dont doivent faire preuve, ici ou là, certains journalistes et de l'assassinat de Moscou?
Un peu de pudeur. Ne comparons pas nos mouvements d'humeur luxueux avec la dure et redoutable nécessité ailleurs. Nos caprices avec leur destin .
C'est peut-être tout de même une esquisse de tombeau à Anna que de lui rendre grâce parce qu'elle va nous obliger à regarder les mots en face. Comme la réalité.
Regarder "les mots" en face mais peut-être aussi nos morts, les plus grands comme Anna P. pour s'inspirer de leur magnifique exemple, mais aussi les plus modestes, voire les rejetés et plus particulièrement ceux que nous contribuons à tuer à petits feux par nos lâchetés, nos calculs mesquins, nos fausses ignorances ou que nous condamnons sans appel.
Je vous entends encore, Maître, tonner en Cour d'Assises contre un certain "pseudo médecin" l'archétype de la perversité et de la félonie, lâche complice d'une femme malade (Liliane K) qu'il avait honteusement manipulée et trahie afin de parvenir à ses fins pour finalement l'abandonner à la vindicte, laisser naître au sujet de son entourage familial les pires insinuations, faire disparaitre son ultime témoignage et finalement lui voler sa propre mort!
Néanmoins, en ce qui me concerne, je n'oublierai jamais vos paroles réconfortantes, votre plaidoyer si juste aux Assises et le courage que vous avez ainsi réussi à redonner à une petite Caroline à bout de force à l'époque et qui avait déjà tant souffert !
Rédigé par : Mary P. Preud'homme | 13 octobre 2006 à 21:56
Pour Anna Politkovskaïa, on ne pouvait trouver de mots plus justes que "rendre grâce". Merci pour ce billet.
Rédigé par : Rolland Barthélémy | 13 octobre 2006 à 09:35
L'année dernière, Paul Kelnikov, qui travaillait pour le Forbes Russe a été assassiné de la même manière. On peut mourir de mille manières, mais c'est une belle mort, à la recherche de la vérité.
Rédigé par : Raphaël | 12 octobre 2006 à 17:43
Mots dévoyés, tels les "pris en otages" pendant certaines grèves également... ridicule, dérisoire.
Merci pour ces mots et leur justesse, merci pour elle.
Rédigé par : Tomek | 12 octobre 2006 à 08:51
Le plus tragique est l'apparente indifférence des Russes à l'égard de cet assassinat. N'oublions pas que Poutine a toujours bénéficié d'une solide popularité dans son pays. Face à la propagande, la vérité ne semble pas pouvoir compter uniquement sur le courage protestataire de quelques-uns.
Rédigé par : Julien | 11 octobre 2006 à 11:49
Les vrais mots, les purs, ceux qui sont si forts que certains croient pouvoir les rendre muets avec des balles. Mais ils rebondiront, car les êtres d'exception, de courage, sont rares, mais solidaires. Pourquoi a-t-il fallu, une fois de plus, une morte de plus, pour que les mots qu'elle disait parviennent enfin à nos oreilles sourdes...
A Anna
Rédigé par : Armell | 10 octobre 2006 à 21:39
Anna PolitkovskaÏa : lorsque les mots ne servent pas à dissimuler la pensée.
Rédigé par : LEFEBVRE | 10 octobre 2006 à 19:50
Respect.
Rédigé par : Fabounet | 10 octobre 2006 à 15:22
Accorder de l'importance à ce qui est réellement important...
Vous venez de mettre le doigt sur un fondamental...
Nous sommes dans une société superficielle, comment s'en échapper?
à nous tous d'apporter les réponses.
un combat peut-être à mener?
http://www.defipourlaterre.org/jemengage/
Il ne s'agit pas de politique, il ne s'agit pas de démocratie à sauver mais il s'agit de la vie, de la terre et peut-être est-ce par là qu'il faut commencer pour nous sauver...
à bon entendeur...
Rédigé par : marie | 10 octobre 2006 à 15:06
Je n'aurais pas mieux dit - vous faites honneur à la langue, à la pensée et à la sensibilité...
Rédigé par : Vanessa | 10 octobre 2006 à 12:03
Je m’associe en tous points à votre belle et grave sépulture. Je vous accompagne de nouveau.
" Elle s’est battue seule " . Nous essaierons d'être là.
Rédigé par : Véronique Raffeneau | 10 octobre 2006 à 06:45
A propos d'Anna, à propos de M. Redeker.
Dans un pays où on peut mobiliser les foules sur les "maladies orphelines", où l'on peut récolter des "pièces jaunes", où des corporations peuvent fermer les écoles ou bloquer les routes, où le football et la "star'ac" soulèvent les masses, on pourrait rêver que les atteintes à la liberté de parole et de pensée puissent générer l'idée toute simple d'un 'Liberthon"...
Eh bien oui, on rêve.
Dommage.
Dommageable.
Rédigé par : jpchaume | 09 octobre 2006 à 23:29
Oui.
Rédigé par : Jean-Dominique Reffait | 09 octobre 2006 à 17:15