Une nouvelle fois, des magistrats vont descendre dans la rue. L'Union syndicale des magistrats (USM) et le Syndicat FO ont appelé à une manifestation nationale le 1er décembre devant le ministère de la Justice à Paris - interdite, ce soir, par la Préfecture de police - "pour exiger le respect de la justice et des magistrats de la part des décideurs publics". Le Syndicat de la magistrature (SM) s'associera seulement à la journée d'action.
Ce qui inspire et anime cette fronde à laquelle beaucoup de magistrats adhérent, c'est la crainte d'être assujettis à un régime renforcé de responsabilité. Difficile de se situer à contre-courant et de sembler ainsi répudier toute solidarité. Les mouvements collectifs ont leur logique propre et font chaud au coeur et à l'esprit par leur déroulement même. Il ne convient jamais d'aller y regarder de trop près. Pourtant, il le faut bien.
D'une part, je continue à penser que le monde de la justice n'est pas un univers ordinaire et que, pour avoir des syndicats, il n'est pas nécessaire que ceux-ci adoptent les méthodes d'autres syndicats professionnels, qui n'ont rien à voir avec la grandeur et la dignité du corps. C'est à nous de les sauvegarder sans cesse, en particulier en n'offrant pas une image désastreuse "aux décideurs publics" et un comportement vulgaire à l'opinion publique. Je ne suis pas persuadé que les premiers seront convaincus par une entreprise militante qui va manifester notre régression plus que notre ouverture. La seconde s'interrogera sur ces étranges juges qui vont protester comme n'importe qui et qui paraissent croire que ce beau métier de justice leur appartient alors qu'ils n'en sont que les dépositaires, au nom de la démocratie. Les politiques et les citoyens n'auront pas envie d'honorer et de mieux considérer les magistrats après le 1er décembre, cela me semble incontestable.
Sur le fond, un an après Outreau il est tout de même extravagant, même si on ne croit pas aux bienfaits d'une responsabilité élargie, de ne pas comprendre que la période est en tout cas mal choisie pour en contester le bien-fondé. Le SM l'a bien perçu qui souligne ne pas être hostile "à l'évolution de la responsabilité des magistrats". Il n'est plus temps, pour les adversaires de ce changement, de croire qu'ils ont encore toutes les cartes en main. Le jeu est distribué et la société a tranché. Le Pouvoir, qui est ravi de rendre la monnaie de sa pièce à une Autorité judiciaire qui en a fait baver à certaines de ses émanations ou certains de ses représentants, ne pourra qu'entériner ce décret porté par une volonté collective forte. Il ne s'agit pas seulement, par cette exigence plus affirmée, de tirer les conséquences d'Outreau mais d'autres dysfonctionnements tragiques (les affaires Bonnal, Bodein et Gateau notamment) auxquels le monde judiciaire n'a pas été étranger. Le garde des Sceaux, qui avait envisagé de retenir la grossière erreur d'appréciation comme fondement de cette responsabilité accrue, a décidé d'abandonner ce concept. Il semblait pourtant parfaitement opératoire puisque, distingué d'une activité juridictionnelle demeurant dans la norme, on pouvait l'appliquer à tout ce qui avait révélé, à tort ou à raison, un comportement professionnel extra-ordinaire. Le ministre de la Justice s'est orienté vers une autre définition impliquant la violation des principes directeurs de la procédure pénale ou civile. Désavoué par le Conseil d'Etat, le garde des Sceaux s'en tient maintenant à une position reposant sur "la violation grave et intentionnelle par un magistrat d'une ou plusieurs règles de procédure constituant des garanties essentielles des droits des parties, commise dans le cadre d'une instance close par une décision de justice devenue définitive". L'USM estime que cette formulation est encore plus contraignante que la précédente. Surtout, elle ne serait pas de nature à régir les aberrations graves que j'ai évoquées. De plus, une démarche professionnelle aussi délibérément erratique ne relèverait plus d'une quelconque responsabilité mais d'une exclusion à décréter. Pour tout dire, je m'accroche à cette grossière erreur d'appréciation trop vite abandonnée. Le caractère à la fois vague et précis de cette notion aurait heureusement permis la mise en oeuvre d'une responsabilité souhaitable et aurait protégé les magistrats de toute interprétation mécanique. Il aurait fallu soigneusement analyser et discriminer. Peut-être tout n'est-il pas perdu sur ce plan ? J'espère que ce n'est pas l'apparence trop peu technique de la définition, son air de bon sens, qui ont fait perdre à celle-ci son crédit ?
Ce serait dommage. Nous nous priverions de la possibilité d'être compris et approuvés par l'opinion publique. Dans la société civile, quel magistrat ne s'est pas vu critiquer du fait que nos fautes et nos erreurs échapperaient naturellement à la sanction ? Il est manifeste que le grief principal fait à la magistrature par les citoyens, c'est celui de son irresponsabilité réelle ou prétendue. Difficile, pour nous, de faire appréhender la finesse de la distinction à opérer entre l'exercice du métier, qui doit être protégé, et les dérives de telle ou telle pratique. Toujours est-il que le pacte de confiance entre l'institution et la démocratie est d'abord rompu à cause de ce sentiment que, quoi qu'on fasse, on ne risque rien. Nous sommes placés de l'autre côté, du côté des intouchables, et cette impression constitue la raison essentielle de l'écart entre les juges et ceux qui ont à faire avec la justice. Autrement dit, pour supprimer, voire réduire ce gouffre, créer ou recréer une véritable familiarité entre les magistrats et les citoyens qui les jugent, rien de mieux que d'inscrire les premiers dans un nouvel espace de responsabilité. Loin d'affaiblir leur impérium, il en sera amplifié. Il n'était pas reconnu auparavant dans sa plénitude parce qu'il pouvait sembler injuste et dérogatoire : avec le contre-pouvoir d'une responsabilité plus contraignante, il sera infiniment plus respecté. La pire erreur serait de s'abandonner du bout de l'esprit à ce qui est inéluctable aujourd'hui. Au contraire, il faut faire de cette opportunité une chance. Ce que d'aucuns croient nous imposer, acceptons-le avec enthousiasme. Ce qu'on s'imagine nous prendre, offrons-le aux citoyens.
Décidément, c'est un honneur, un formidable et stimulant aiguillon que d'exercer un métier où la liberté et la responsabilité vont constituer un couple jumeau indissociable.
A nous la liberté, aux citoyens le droit de mettre en cause notre responsabilité.
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