Dans la livraison du Nouvel Observateur de cette semaine, Jean-Claude Guillebaud a écrit un article mettant l'accent sur un point essentiel du rire d'aujourd'hui : il s'en prend trop rarement aux puissants et aux forts. Cette fine observation m'a rappelé les vigoureuses joutes qui m'ont opposé à Bruno Gaccio quand nous écrivions le Guignol et le Magistrat, où deux chapitres ont été consacrés aux Guignols, avec l'expression d'un désaccord que le dialogue n'a pas permis d'atténuer. Je soutenais que l'émission, ciblant ses têtes et ses sujets, avait plus une vocation idéologique que de pur divertissement. Ce qui me gênait, c'était que les victimes étaient peu ou prou choisies dans le même camp qui, pour parler vite, regroupait les conservateurs, les partisans de l'ordre et les traditionnalistes. Il était évident qu'à côté de ces orientations claires, le style avec lequel étaient mis en scène certains événements et personnages de la vie publique faisait de ces quelques minutes - véritable culte pour beaucoup - un régal de dérision et d'esprit.
Pourquoi, tout de même, le rire d'aujourd'hui laisse-t-il sur leur faim des gens comme moi ?
La traduction la plus éclatante de cette régression est dans l'audiovisuel.
Il me semble d'abord que le rire est artificiellement opposé au sérieux et à la gravité. Or le rire propose un regard sur la réalité et n'est pas condamné à s'approprier une matière aussi évanescente que la forme avec laquelle elle est perçue. Il n'y a plus actuellement une capacité de faire réfléchir, par le rire, sur des sujets qui ne seraient pas par nature futiles. L'inconsistant - et, en définitive, l'absence de véritable esprit - résulte du téléscopage entre un langage infirme et souvent, un thème vide de sens.
Ensuite, je viens de faire référence au langage. Comment ne pas constater que s'il existe encore chez certains un jeu sur les mots, a disparu l'esprit qui était fondamentalement le lien intime que l'intelligence savait nouer avec l'art de parler ou d'écrire. Comparons les saillies des grands humoristes du XIXe siècle avec quelques-unes des pauvres plaisanteries d'aujourd'hui. Nous y voyons non seulement la dégradation de l'humour mais le déclin d'un monde. D'une certaine manière, la culture permettait l'esprit. Faute de culture, aujourd'hui, on n'a plus que la dérision qui, sauf lorsqu'elle est exercée sur soi, n'est que l'intelligence des imbéciles.
Enfin, et je rejoins Jean-Claude Guillebaud, ce qui disqualifie le rire d'aujourd'hui, c'est qu'il flatte les puissants et offense les faibles. C'est d'autant plus choquant que les médias, créant parfois avec beaucoup d'artifice des personnalités dominantes, nourrissent sans cesse le système en les invitant et en les encensant. Je me souviens de l'époque où Fogiel officiait avec Carlier. Celui-ci n'hésitait pas à s'en prendre au physique des gens, protégé par sa propre apparence. Surtout, la flagornerie dépensée pour les élus du système médiatique avait pour rançon l'ironie bête et méchante à l'encontre des misérables qui n'étaient invités que pour se faire rosser. J'ai encore dans la mémoire l'air ravi et béat avec lequel Carlier a quasiment baisé la main d'Alain Delon qui venait de nous faire un numéro longuet sur lui-même, à la troisième personne. Cette inaptitude à comprendre que le rire, s'il n'est pas profondément et heureusement politique, n'a pas lieu d'être, est partagée par beaucoup de nos prétendus humoristes. J'attends avec impatience celui qui osera porter le fer de l'esprit dans toutes les plaies, dénoncer tous les ridicules. Qui saura ménager les faibles pour accabler les forts par le rire. A partir du moment où on ménage les copains, où on n'attaque que les idées de l'adversaire, on clive et on sépare. Alors que le respect de tous s'attacherait à celui qui n'aurait pour seule méthode que de se moquer de ceux placés sur un piédestal en laissant les autres à l'abri de leur vindicte. Il y a quelque chose de salutaire à ramener une personne au niveau d'où sa vanité ou son air d'importance n'auraient pas du l'éloigner.
Le seul avantage de cette déperdition, c'est qu'au lieu de voir l'esprit confisqué par les professionnels du rire, il est réparti, ici ou là, toutes tendances politiques confondues, entre des chanteurs comme Jean-Louis Murat, des humoristes comme Laurent Gerra - les idoles de la télé sont les plus difficiles à attaquer - et des journalistes comme Michèle Stouvenot. Au fond, le critère qui distingue le rire de confort du rire d'audace, c'est que le premier se satisfait de peu quand le second n'a peur de rien.
Laurent Joffrin a dit récemment qu'il souhaitait faire de Libération la voix de la société contre les Pouvoirs. Bon courage. Mais, en tout cas, il n'y a pas de rire authentique et rassembleur qui n'ait pour ambition de révéler à tous, au sujet de toutes les puissances, qu'elles sont nues.
Comme le roi.
"C'est qu'il flatte les puissants et offense les faibles"
En effet et je pense aussi que seuls les puissants peuvent se permettre de rire surtout en ce moment...
Rédigé par : GuillaumeH | 20 mars 2014 à 18:35
n'entendez-vous pas ?
Antan en a tant été emporté par les vents d'autant - piqué plus souvent par la mouche du coche que par le taon si décrié - que ça ne m'étonne pas !
qu'est donc le rire ?
Le sourire , déjà , me comble !
mais c'est un méfait, que je me contente de si peu !
Rédigé par : cactus | 02 décembre 2006 à 21:30
"J'attends avec impatience celui qui osera porter le fer de l'esprit dans toutes les plaies, dénoncer tous les ridicules. Qui saura ménager les faibles pour accabler les forts par le rire."
Il se prend non seulement des coups au ... de la part de ses adversaires, mais aussi de ses amis qui voient en lui un traître à la cause, ce qui réjouit les adversaires.
C'est sûrement la raison pour laquelle ce spécimen d'humoriste est porté disparu.
Les gens ne rigolent des vacheries que lorsqu'ils y ont intérêt (promotion, décoration, contrat, ...)
Rédigé par : Qwyzyx | 26 novembre 2006 à 18:45
Diogène se promenait parfois en plein jour avec une lanterne et disant qu'il cherchait une lumière. Je rêve de faire cela pendant une émission de télévision où les intervenants osent se prendre pour la huitième merveille du monde.
Rédigé par : LEFEBVRE | 26 novembre 2006 à 17:41
Bonjour, j'ai pris la liberté de mettre en ligne votre billet dans la catégorie "reflexions". Les lecteurs de l'Aviseur apprécieront.
Je vous ai écouté ce midi sur France Culture et j'ai apprécié vos propos.
Sincèrement
Marc Fievet
Rédigé par : Marc Fievet | 25 novembre 2006 à 13:42
On peut également considérer, que la "masturbation intellectuelle", est également l'intelligence des imbéciles. N'oublions pas que nous sommes toujours le bouffon de quelqu'un.
Je ne sais plus qui a dit: "la vanité est le bonheur des imbéciles"...(il avait sacrément raison).
Mais chacun trouve son bonheur où il peut...
Je conseille à tous ceux qui aiment la justice de lire l'Express de cette semaine. Il se pourrait qu'ils en aient une autre vision.
Rédigé par : Citoyen ignare | 25 novembre 2006 à 08:37
Bon ! Je ne comprends toujours pas la fixette (expression Jean-Dominicaine - post 09-11) que fait notre hôte au sujet de la TELE. Je précise pour les lecteurs de ce blog que les chroniques, toujours remarquables, de J. C. Guillebaud sont à la fin du supplément TELE du Nouvel Observateur.
@Philippe
L'Ordre de l'ancien monde...c'est fini !
Question humour, sans vouloir être dans la médisance, certains, dans leurs commentaires du post, y compris l’auteur de la note, ne sont pas au mieux de leur forme pour cette fin de semaine...cactus et Jean-Dominique sont attendus (!!!).
L’humour a le pouvoir, pour la plupart des grands sujets, du plus dérisoire au plus grave, d’en décaper les aspérités et de mettre à jour les trop convenus ou les ridicules. La caricature, en somme, comme outil de compréhension. Ce qui peut devenir inopérant chez ceux dont le job est de faire de l’humour, c’est quand le choix de leurs cibles ne se renouvelle pas. Les exemples à la TELE sont innombrables.
@Marcel
Je suis d’accord avec l’idée que ce qui peut être très redoutable aujourd’hui pour la liberté de penser, c’est l’omniprésence et la pouvoir des " marketeurs " et des communicants.
@Lefebvre
N’en voulez pas trop à la fiancée qui a ri de votre turpitude (post - 09-11). Votre définition de l’éclipse, elle était drôle.
Et puis, si !
Une dame est souvent séduite par la drôlerie et l‘humour. Mais elle n’est que fragilement séduite. Le plus difficile , à mon sens, c’est de parvenir à conserver le plus longtemps possible la grâce du séducteur. Et pour elle, c'est de demeurer le plus longtemps possible dans l’état de grâce de la séduction
Rédigé par : Véronique | 25 novembre 2006 à 08:13
A doc
Quelle est celle de vos deux vaches qui courait le plus grand risque de devenir "folle", la "sérieuse" ou la "rigolarde"?
Rédigé par : dab | 24 novembre 2006 à 18:56
"Un jour où fort lassé d'une audience trop vile,
Qu'ôtant robe et rabat contre tenue civile,
Au Caveau du Palais, ma gorge j'abreuvais,
Par pilier de comptoir et faquin de surcroît,
De bouffon fut traité, moi dont les plaidoiries
D'un auditoire acquis, dont je me croyais Roi,
Faisait du Procureur l'homme le plus marri
Pour éloigner l'intrus, je me crus obligé,
Car ne cessait sa fronde, de requérir Bilger."
Bon! Je pars en WE me reposer! Pas terribles les rimes, ça sent son vendredi...
Rédigé par : sbriglia | 24 novembre 2006 à 17:18
Celui que vous attendez est certainement dans une petite salle de Paris ou de province, il ne passera pas à la télé ou alors une seule fois. La moindre marge dans le politiquement correct, la critique des puissants est sanctionnée par la mise à l'écart, que ce soit en humour ou en débat intellectuel.
À propos de la responsabilité des Français sur leur télé. L'argument invoqué est qu'ils ont la télé qu'ils méritent. C'est mensonger et insultant.
Qui, hormis quelques publicitaires, demande un assommoir de publicité ?
Qui demande que les films commencent si tard et qu'ils soient de moins en moins nombreux ?
Qui demande que des greluches fassent office d'animatrices, de chanteuses, d'actrices ?
Qui demande que les divertissement soient pauvres et rançonnent le télespectateur par espoir de misère abandonnée sous forme de récompenses aléatoires par sms ?
Qui demande que l'humanitaire soit agréé par une caste médiatique ?
Qui demande Poivre d'Arvor en ersatz de Pivot ?
Il manque aussi, je trouve de vrais gentils dans l'humour : Bourvil, De Funès, Fernandel, Fernand Reynaud... Ils avaient un charme fou, une naïveté exposée bien reposante du cynisme ambiant. Nous n'avions pas la désagréable sensation avec ce type d'acteur d'être pris pour des cons, des vaches à lait.
Il reste, bien sûr, Élise Lucet et Claire Chazal qui sont très drôles, mais elles ne le font surtout pas exprès.
Rédigé par : LEFEBVRE | 24 novembre 2006 à 16:14
PB a écrit:
...."Jean-Claude Guillebaud a écrit un article où il met l'accent sur un point essentiel du rire d'aujourd'hui : le fait qu'il s'en prenne trop rarement aux puissants et aux forts."
"Enfin, et je rejoins Jean-Claude Guillebaud, ce qui disqualifie le rire d'aujourd'hui, c'est qu'il flatte les puissants et offense les faibles."
J'ai un peu de mal à suivre...
On ne peut pas aujourd'hui reproduire L'assiette au beurre ou écrire comme Courteline ou Jules Renard...la clientèle qui va écouter Jean Piat dans Sacha Guitry n'est pas, sans doute, de la génération de nos enfants... Je vous trouve sévère avec certains de nos humoristes qui me paraissent remplacer, haut la langue, les Amadou, Poiret, Yanne et Coluche... Bien sûr ,si l'on est un fan de Desproges, d'Audiard et autres Jeanson, on peut faire la fine bouche... Ne tombons pas dans l'élitisme et chantons, tous en choeur, que " la permanence du sérieux est la triste nécessité du médiocre " (je sais ,je me répète...)
PS : j'aime bien Carlier, même s'il s'est fourvoyé à la Télévision ... ses billets d'humeur du matin me mettent en joie, sans doute suis-je d'un naturel primesautier!
En plus il convole ces jours -ci : il a droit à une trêve! (comment je le sais? ben j'ai écouté sa chronique jeudi!...)
PS 2 : il n'embrassait pas la main d'Alain Delon, il sentait son dernier parfum...
Rédigé par : sbriglia | 24 novembre 2006 à 15:48
Laurent Joffrin a surtout dit qu'il allait orienter « clairement à gauche » un magazine qui ne paraissait pas l'être qu'un tout petit peu.
Il n'y a qu'à voir comment on attaque fréquemment (et généralement mal) Nicolas Sarkozy pour mettre en doute que les apparemment puissants sont attaquables. Tout dépend du public qu'on vise.
Segmentation, voilà le leitmotiv du temps, j'en ai bien peur.
On ne fait plus une revue politisée pour diffuser des idées à un plus grand nombre. On ne fait plus une Humanité pour l'humanité (rappelons que l'Humanité n'était pas à son origine l'organe moscovite d'après 1921). On ne fait même plus une chaîne musicale pour diffuser une musique mais pour toucher un public communautaire (demandez-vous pourquoi M6 crée une chaîne de télé qui s'appelle « M6 Black » pour diffuser du rap : la musique a donc une couleur de peau ? Que fait-on des rockers noirs et des jazzman blancs ?).
Des services marketing analysent ce que tel ou tel segment de public aime entendre et lui produit cela, en boîte, et souvent dans l'excès.
Depuis que Télérama appartient au Monde, ceux qui lisent la revue depuis des années ont sans doute noté une évolution dans le ton : on voit, par exemple, que si on aime le Bleu Blanc Rouge et l'ordre, on est d'emblée ringard au vu des articles portant sur les sujets d'actualité (exemple : « Enquête, qu'est-ce qu'être Français », n° 2948, p. 16-18, cf http://riesling.free.fr/20060717.html ). Je pense tout simplement qu'une étude marketing a décidé quel était le profil habituel du lecteur de Télérama, et lorsqu'on ne rentre pas dans la petite case, on est évidemment assez vite déçu.
L'agressivité contre les faibles ou les puissants n'est que contextuelle : elle dépend du public visé. Quand les Guignols de l'info pensent s'attaquer aux puissants, on sait d'emblée que leur discours est souvent si caricatural qu'il est de l'ordre de la mission apostolique en terrain déjà converti : le public qui aurait pu avoir un intérêt à entendre une critique de ces puissants est d'emblée bloqué par l'excès du propos. De même, quand Michael Moore pond un bon documentaire, bien construit, mettant en lumière des éléments factuels importants, il reste que de nombreuses conclusions s'adressent tout de même à un public déjà embrigadé d'une manière ou d'une autre. Du coup, les éléments les plus intéressants, qui prêtent à interrogation, sont souvent noyés.
Quand chacun a sa petite chaîne de télé, son petit journal, sa petite émission, que chacun vise son petit public (en fait, le « chacun » dispose de public chaînes et journaux histoire de correctement transformer un développement autrefois horizontal - s'étendre en s'imposant par rapport aux équivalents - en développement aujourd'hui vertical - s'étendre en s'imposant sur divers niveaux), au final, chacun ne voit jamais qu'une partie de chaque problème.
Et celui qui se contente de ce qu'on lui sert sur un plateau, il est loin de pouvoir juger avec toutes les clefs nécessaires à une compréhension valable de notre société.
Le meilleur exercice intellectuel, je crois, c'est justement de refuser d'être segmenté et de lire ce qui n'est pas d'emblée écrit pour nous.
Mais il est certain que les discours segmentés sont assez vite médiocres, puisque s'adressant à un public déjà acquis, ils versent vite dans le prêchi-prêcha. Bien entendu, ce prêchi-prêcha est vite agressif lorsqu'il désigne ses ennemis.
Mais je ne crois pas que ce soit une question de fort ou de faible - mais une question de public visé...
Rédigé par : Marcel Patoulatchi | 24 novembre 2006 à 15:38
Note humoristique :
« Le rire est le propre de l'homme, le sérieux celui de la vache… » tel était le slogan apposé sur les boîtes de fromage de "La Vache Sérieuse ", propriété de la société Grosjean qui après de très nombreux procès intentés par la société Bel propriétaire de « La Vache qui rit » n’eut plus le droit d’utiliser ce nom en 1959.
La rivalité entre ces deux fromageries lédoniennes avait débuté dans les années vingt…
Comme quoi le fromage est une affaire sérieuse !
Rédigé par : doc | 24 novembre 2006 à 15:26