Lors des fêtes de Noël, m'ont été offerts quelques livres dont "Une imposture française", sur Bernard-Henri Lévy, par Nicolas Beau et Olivier Toscer (Les Arènes). En même temps, l'une de mes filles m'a prêté "Les Bienveillantes" de Jonathan Littell, roman qui a obtenu le prix Goncourt et le grand prix de l'Académie française. L'auteur a bénéficié d'une presse enthousiaste mais ne s'est pas dérangé pour se voir remettre le Goncourt et n'a donné qu'une interview ou deux, au motif que la littérature devait être consacrée, non l'écrivain. Un livre encensé donc, un autre totalement passé sous silence. Quand on lit le premier, on est sous le choc. Quand on parcourt le second, on est stupéfié par ce qu'il révèle de BHL, de ses amis, de son réseau d'influence et de beaucoup de médias.
"Les Bienveillantes" constitue un monument de 900 pages dont je ne suis pas sûr qu'il ait été lu dans son intégralité par ceux qui en ont rendu compte. Il s'agit d'un livre énorme qui à la fois étouffe par sa documentation, sa surabondance, son amplitude historique et suscite l'admiration par cette dimension même et cet acharnement dans les détails. Loin que le roman soit affaibli par l'interminable monologue du narrateur nazi omniscient et névrosé, on peut regretter au contraire que sa relation passe au second plan, noyée sous le flot d'une masse d'informations et dans la profusion d'un savoir trop impérial, la nudité de la parole solitaire étant accablée par trop d'éléments adventices, et parfois franchement ennuyeux. Ainsi, par exemple, la bagatelle de quatre pages sur les langues caucasiennes qui peuvent se justifier dans le cours du récit mais le plombent tout de même, ralentissant encore une histoire à la démarche d'escargot. Contrairement à ce que j'ai souvent lu, ce sont les séquences intimistes, qui se rapportent à un déséquilibré amoureux de sa soeur, homosexuel et obsédé par l'excrément, qui me semblent de loin les plus réussies. A l'exception d'une quarantaine de pages franchement ridicules où la frénésie sexuelle confine au grotesque, mais largement rattrapées par la fin magnifique qui les suit sur l'atmosphère décomposée de Berlin, le chaos et la fuite des nazis, ce roman est un immense objet littéraire et historique non identifiable, un monde gonflé à bloc et qui craque aux entournures. Il y en a trop pour trop peu de place, et pourtant 900 pages ! L'auteur est à l'évidence quelqu'un et le triomphe fait au livre est mérité car plus que grand, il est singulier, unique. On n'a entendu parler que du roman car Littell n'a cessé de vouloir l'obscurité, en refusant les pièges de la vanité médiatique.
On n'a pas entendu parler du livre de Beau et de Toscer parce que BHL, qui en est le sujet et qui est qualifié "d'imposture française", a réussi, par tous les moyens considérables dont il disposait et qui vont, pour aller vite, de François Pinault à Thierry Ardisson, à faire peser une chape de plomb et de silence sur ce petit livre caustique et apparemment bien informé. L'étonnant n'est pas que BHL se soit opposé à ce livre mais qu'il ait pu d'emblée le faire tomber dans les oubliettes. Un précédent essai sur lui n'avait pas connu un meilleur sort. J'avoue que Nicolas Beau et Olivier Toscer, sous la bannière respective de deux hebdomadaires à la fois craints et respectés, le Canard enchaîné et le Nouvel Observateur, ont à ma grande surprise perdu leur combat. D'une part, je les croyais soutenus, dans leur action de démythification, par les publications pour lesquelles ils travaillaient. D'autre part, j'imaginais que les médias en général seraient attirés par cette démarche qui est au coeur de l'activité du journaliste. Montrer que les idoles sont nues. Démontrer que des simples devraient être des idoles ou au moins des personnalités célébrées. Je pensais que la passion d'informer, de gratter le vernis et d'arriver au coeur serait plus forte que toutes les dépendances, tous les clientélismes favorisés par BHL, ses obligés et ses affidés. Je me suis, à lire cet essai et à constater le très faible écho qu'on lui a donné, complètement trompé et je me dois d'admettre qu'il y a quelque chose de pourri dans notre société médiatico-intellectuelle.
Le tableau dressé par les auteurs ne serait-il qu'à moitié vrai, l'image demeurerait stupéfiante. Qu'un homme comme BHL puisse s'appuyer sur sa richesse, son influence, ses soutiens médiatiques et politiques de tous bords, sa capacité de nuisance pour éviter des révélations à son sujet et en tout cas celle de la discordance entre l'intellectuel vanté et le gestionnaire de soi-même, est proprement stupéfiant dans un pays comme la France. Tant de verrous, dans des domaines infiniment plus importants que le registre culturel, demeurent et sont encore loin d'être libérés. Pour eux, on peut concevoir, en le regrettant, que dans une démocratie tout ne puisse s'accorder du même pas et qu'une société soit en retard par rapport à ses idéaux de transparence politique et de liberté d'expression. Mais pour un homme, un écrivain, un intellectuel, que la vérité soit défaite et même rendue interdite par celui qu'elle concerne, manifeste à quel point, sur le plan culturel, les connivences sont honteuses et les indépendances trop rares.
Le pire, c'est que cela n'affole personne. C'est inscrit dans les moeurs et dans le journalisme.Une sorte de fatalité, presque. Alors que les médias se flattent d'être les contempteurs de la puissance en gros, ils sont clairement aussi,ici ou là, les serviteurs de puissants au détail. Littell a écrit sur les Bienveillantes. Au sujet de BHL, les journalistes sont les Soumis.
Le pire n'est sans doute pas là où je l'ai placé.Il réside dans la perception que les véritables admirateurs de l'intelligence, de la pensée et du style nus de BHL, sont obligés d'avoir de lui, maintenant. Plus exactement, demeure-t-il à ce point indifférent à ce qui fait son authentique talent, qu'il puisse aussi allégrement le faire oublier par un comportement aussi décevant ? Il domestique les médias, la belle affaire. Les critiques sur lui sont ignorées, et alors ?
Le plus triste, c'est qu'il finit par disparaître derrière toute cette mousse.
Recherche BHL désespérément.
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