La politique est partout. Elle s’introduit même là où elle ne devrait pas.
Qu’on se souvienne de la basse polémique engagée par Dominique Barella contre la nomination de Laurent Le Mesle comme procureur général de Paris, tristement relayée par un recours devant le Conseil d’Etat où Jean Lacouture et Stéphane Hessel se sont commis. Dominique Barella, conseiller de Ségolène Royal , tentait de faire passer son message partisan pour une contestation syndicale.
Cette médiocre politisation a été accompagnée par un débat d’une toute autre envergure, initié par Nicolas Sarkozy au sujet du fonctionnement de la justice des mineurs à Bobigny. Je persiste à penser que si l’expression « démission » qu’il a utilisée était outrancière, l’affrontement né de ses propos n’était pas inutile. Il mettait en évidence le droit de critique que les membres d’un gouvernement - celui en charge de la sécurité publique étant évidemment le plus à même de formuler une opinion – peuvent justement revendiquer, qu’ils s’expriment en leur nom ou portent la voix des citoyens. Cette critique , qui peut d’ailleurs stimuler une institution plus que l’affaiblir, n’a rien à voir avec une quelconque atteinte à l’indépendance de la justice. En l’occurrence, si Nicolas Sarkozy a dénoncé la mansuétude réelle ou prétendue des juges, il ne s’est pas directement immiscé dans leur activité et n’a pas davantage dicté leurs décisions. Reste qu’en même temps, et c’était inévitable, les plus hautes autorités judiciaires ont protesté, l’une auprès du Président de la République et l’autre en venant soutenir les magistrats de Bobigny.
Ainsi, d’un côté, un esprit partial et militant n’engageant que lui seul, et de l’autre, une controverse intense qui a abouti heureusement à une rencontre plurielle à la Chancellerie et à quelques aménagements utiles pour la Seine Saint-Denis. Cette comparaison entre le pire et le meilleur nous oblige à réfléchir sur cette vie judiciaire qui s’est organisée autour du Ministre d’Etat, pour ou contre lui. Auteur à plusieurs reprises de véritables coups de boutoir qui ont fait avancer la réflexion collective - en particulier sur la responsabilité des magistrats et la récidive - et probable candidat à l’élection présidentielle, tout naturellement il a contraint le corps judiciaire à se déterminer par rapport à ses conceptions. D’autant plus que depuis quelques années, l’Union syndicale des magistrats (USM) a malheureusement adopté, sur nombre de points essentiels, la position du Syndicat de la magistrat (SM), à la sensibilité de gauche, voire d’extrême gauche. Cette coïncidence a privé une large part de la magistrature d’une représentation interne et l’a conduite à un discours clairement politique, hostile ou favorable à Nicolas Sarkozy. Ce n’est pas fuir les responsabilités judiciaires, éclatantes dans la tragédie collective d’Outreau mais décelables même dans une quotidienneté moins traumatisante, que d’évoquer l’importance du politique. Au contraire, c’est manifester l’importance du lien qui doit exister entre justice et démocratie. L’une et l’autre ne sauraient se satisfaire de cette relation inquiète et crispée qui laisse le citoyen sur le bord de la route, alors qu’il devrait être au cœur de leurs préoccupations .
Cette répugnance à admettre les critiques sur le fonctionnement de l’institution judiciaire constitue notre principal défaut, qui est à la source d’attitudes collectives sujettes à caution, favorisées voire exacerbées par le syndicalisme.
Nous crions trop souvent au loup - c’est-à-dire à l’atteinte à notre indépendance - alors que celle-ci n’est nullement mise en cause. Nous la confondons abusivement avec un dialogue salutaire et vigoureux, qui n’offense pas la séparation des pouvoirs mais en réduit les conséquences autarciques. Cette peur nous enferme dans une forteresse à la fois arrogante et frileuse qui nous protège, mais de quoi puisqu’aucun ennemi ne l’assiège. Tout ce qui pourrait stimuler et nourrir un élan vers une meilleure justice est systématiquement dénié. Il suffit de se rappeler le tintamarre choquant sur les primes au mérite, sur le recours aux juges de proximité ou sur la prétendue catastrophe que ne manquerait pas d’entraîner le plaider coupable à la française qui, en réalité, est devenu un grand succès procédural. Plus gravement, notre résistance devant l’exigence élargie et mieux définie de notre responsabilité, notre absence d’empathie avec les citoyens indignés par des crimes reliés de près ou de loin à un dysfonctionnement judiciaire, montrent que la révolution à accomplir relèvera de l’ordre moral et intellectuel, qu’elle imposera une authentique redistribution des compétences et des hiérarchies, d’autres procédés d’évaluation et de contrôle aussi.
Si la magistrature ne peut à tout coup se draper dans une innocence qui la préserverait par principe, reste qu’en revanche nous sommes trop peu réactifs devant les attaques scandaleuses qui mettent en cause des comportements professionnels pourtant valables ou, plus profondément, sapent les fondements de l’Etat de droit dont on voudrait faire des juges les seuls dépositaires.
La dérive fondamentale vient du rapprochement incestueux qui s’opère, lorsque la procédure est toujours en cours, entre le barreau et les médias. A côté d’une administration normale de la justice et en même temps qu’elle, prospèrent ces intermèdes écrits ou télévisuels qui n’ont pour but que d’imposer une vérité par le seul décret de l’émotion. Ces démarches sont d’autant plus dangereuses qu’elles émanent d’avocats qu’Outreau a sanctifiés et de journalistes ou d’animateurs qui donnent volontiers des leçons de morale à une institution dont ils connaissent très mal le fonctionnement et les procédures. Cette perversion du judiciaire par des débats médiatiques vulgaires et tronqués a pour effet d’égarer le citoyen et de dilapider sur la scène publique un capital précieux, qui réclame honnêteté et gravité. La justice d’un côté et les jeux du cirque de l’autre représentent une affligeante division de l’Etat de droit. Le respect de ce dernier, constitué par un ensemble de règles et de principes, incombe à tous et tous sont responsables à des degrés divers des entorses qui lui sont faites. Magistrats, avocats, médias et classe politique sont également en charge de cette exigence. L’Etat de droit est trop souvent caricaturé comme une « machine » destinée à amplifier les garanties dévolues à la clientèle pénale, délinquants ou criminels. La société, au contraire, devrait légitimement s’en prévaloir pour favoriser l’instauration d’une politique de sécurité cohérente où la puissance de l’Etat et la rigueur du Droit feraient bon ménage. Pour ma part, j’avoue avoir l’esprit et même le cœur lassé par ces discours miséricordieux à sens unique, cette compassion exclusive pour les condamnés en oubliant les victimes et ce dénigrement constant des forces de police en oubliant la difficulté et les risques de leur mission. Si la démocratie ne doit jamais se renier, elle a le devoir de se défendre. Je plaide pour un humanisme qui sache s’entourer de vigueur et de détermination. La honte doit changer de camp. On a trop souvent l’impression qu’elle est épargnée à ceux qui transgressent alors qu’il y a une volonté d’instiller de la mauvaise conscience dans la tête des honnêtes gens.
Ces errements de toutes sortes ne doivent pas faire oublier où réside l’essentiel. La crise n’est pas fatale, elle ne doit pas constituer un alibi pour l’impuissance. On ne fera pas gagner la justice si on ne donne pas d’abord envie à la jeunesse d’exercer ce beau métier de magistrat, par l’exemple d’une pratique où l’allure se conciliera avec la compétence et l’humanité. C’est d’un enthousiasme critique dont nous avons besoin. La passion et l’honneur de la justice ne sont pas de vains mots : plus que jamais, le citoyen nous requiert de leur donner le contenu qu’ils méritent.
Cette note reproduit un article publié dans le numéro de décembre 2006 de La Revue Parlementaire
Une des analyses les plus lucides qu'il m'ait été donné de lire sur la Justice... Tout est dit.
On peut rêver d'un monde où les figures emblématiques de leurs Corps auraient cette même humilité devant les faits, ce même sens critique et si peu "corporatiste"... d'habitude les hommes politiques l'ont ...avant les élections et pour leurs adversaires,malheureusement !
C'était une effervescence bienvenue...que ces tirs groupés sur votre blog!
Rédigé par : sbriglia | 08 décembre 2006 à 15:43
"C’est d’un enthousiasme critique dont nous avons besoin" .... et d'un contrôle étroit du médiateur de la république.
Concernant le médiateur, la commission a adopté un amendement étendant ses pouvoirs pour, selon son auteur M.Houillon, "permettre au médiateur un début d'instruction des plaintes".
D'après l'amendement, le médiateur pourra solliciter "tous les éléments d'information utiles des présidents de Cour d'appel et des procureurs généraux" ou "des présidents des tribunaux supérieurs d'appel".
Par ailleurs, "lorsque le ministre de la Justice décide de ne pas engager de poursuites disciplinaires, il en informe le médiateur par une décision motivée".
(dépêche AFP du 06/12/2006 18:13 )
Rédigé par : Mm | 08 décembre 2006 à 11:35
Non, la crise n'est effectivement pas fatale.
De n'être jamais remis en cause ou contredit, on acquiert une trop forte susceptibilité. La position d'estrade a certes un rôle psychologique important, que nous comprenons bien et peu nombreux sont les justiciables osant formuler des critiques profondes à leurs magistrats hormis quelques décérébrés impolis, sans sens des valeurs, mais ils entrent plus dans le rapport de force et l'insulte que dans la polémique constructive.
Si les magistrats n'étaient pas autant noyés de dossiers, je me permettrais de leur suggérer d'organiser des groupes de parole sans complaisance ni concession entre eux ou avec d'autres. Cela aurait le double avantage de les familliariser avec la mise en cause et d'en tirer le meilleur. Ils sont tellement accablés de dossiers dans cette crise sociétale qu'il serait indécent de demander trop.
Ma diatribe suivante s'adresse, non plus à la justice, épargnons-la de temps en temps, mais à notre façon commune de penser. Cette mise en exergue de la souffrance et de la fragilité qui ne devient plus l'expression légitime et temporaire d'une peine, d'un choc, mais un constant mode de communication larmoyant. C'est à qui pleurera le plus fort pour se faire entendre.
Entre les journées de sensibilisation à telle ou telle cause, les semaines mondiales de, les minorité sexuelles, ethniques, religieuses, leur compétition dans la douleur entre elles, le langage psy qui rengaine (j'aime les néologismes) les mots stress, dépression, deuil, peur de l'inconnu... Comment voulez-vous que la France ait le moral ?
Nous nous exprimons et fixons notre mental comme si nous étions dans un mouroir ou dans une tranchée en 14. C'est le danger de l'introspection sauvage si répandue, elle ne renforce pas comme dans une certaine métaphysique, elle fragilise. Si je me mets à penser à moi comme à une frêle fleur des champs tyrannisée par les éléments, il est sûr que je ne vais pas avoir le moral tous les jours. Je n'ai encore jamais connu d'êtres humains épargnés par des complexes, des pertes familiales, des drames.
Nous baignons dans un bain constant de culpabilisation, mais aussi culpabilisateur. Si nous sortons de ce therme (bain) compatissant qui nous tue, nous sommes vite un Hitler.
J'avoue hier, j'ai marché sur du gazon et peut-être les jeunes pousses ont eu mal de mon pas lourd et pire encore, je vous l'annonce en ce week-end de circonstance : JE ME FICHE DU TÉLÉTHON.
Rédigé par : LEFEBVRE | 08 décembre 2006 à 09:19
Nous sommes dans une société de communication et le choix des mots importe.
Parler de démission est évidemment exagéré (même si je ne connais le tribunal de Bobigny je pense que les magistrats font leur travail) mais il a ouvert un débat. De nos jours j'ai le sentiment que pour ouvrir un débat il faut avoir des formules "choc". Souvenez-vous de de M.Claude Allègre qui voulait "dégraisser le mammouth", ou de M.Sarkozy qui voulait passer le karcher dans les cités. Ces formules ont eu le mérite de signaler les problèmes de l'Education nationale ou le problème des cités.
Ainsi quand un homme politique prononce une phrase "choc" je pense qu'il ne faut pas s'arrêter aux mots mais réfléchir aux questions soulevées par ces mots. En l'espèce les propos de M.Sarkozy soulèvent la question de savoir si la justice utilise de manière optimale l'ordonnance de 1945.
L'attitude des syndicats de la magistrature m'a surpris car les magistrats savent manipuler les mots et savent utiliser les expressions qui frappent la personne qui est face à eux. Il m'est arrivé de voir des magistrats utiliser des phrases "choc" dans le but d'inciter le délinquant à réfléchir sur ses actes. Ici ce ne sont pas les mots qui importent mais le résultat.
Rédigé par : jean philippe | 07 décembre 2006 à 22:07
Permettez-moi de m'attarder sur un des points de votre note/article , celui relatif aux médias .
La Justice et la presse sont " fonctionnellement "liées puisque toute action judiciaire est menée en considération de l'esprit général , mais aussi dans un but exemplaire .
Il s'agit de punir le coupable et d'impressionner la population .Longtemps , on n'a pu faire grief à "l'information " d'avoir manqué à ses devoirs puisqu'elle n'existait pas .Inventée par Th. Renaudot ,la gazette ne représentait qu'un tout petit secteur de cette information .C'est pourquoi la Justice faisait sa publicité elle-même .Le moyen employé consistait à consommer les supplices sur les grandes places des villes , après avoir fait défiler les condamnés le long des rues .Ces grands spectacles ont été représentés pendant des siècles .
Les choses changèrent quand la presse commença à exister vraiment .
Elle s'emboîtait parfaitement sur l'organisation judiciaire , puisque la Justice était "publique" .
Les débats ont lieu en audience publique , les décisions sont rendues en audience publique, et si le mot " audience " semble donner la préférence à l'oreille sur l'oeil , ceux qui avaient des yeux pouvaient voir , tout au moins ce qu'on leur montrait .
Certes la représentation est truquée , en ce sens que le décor est si imposant qu'il retient davantage l'attention que les acteurs .En outre , ceux-ci jouaient, et jouent toujours , leurs rôles dans des conditions inégales .
Selon la même intention qui donne au décor plus d'importance qu'aux acteurs , parmi ceux-ci , tout était mis en oeuvre pour que certains retiennent davantage l'attention que d'autres .
La hiérarchie est présente dans la mise en scène comme elle est présente dans l'institution .Les plus " beaux " , les plus chamarrés , les plus décorés , les plus déguisés , sont les juges .Ceux qui occupent les positions les plus élevées , sont les juges .
C'est eux qui attirent le regard .Les justiciables demeurent dans la grisaille quotidienne .
Il ne peut venir à l'idée de personne que c'est eux qui sont les plus importants , et que toute cette machinerie ne devrait fonctionner qu'à leur service .
Les journalistes sont là aussi .Leur évolution a été rapide , parce qu'elle était naturelle .
Au début leur rôle était simple .Ils devaient être les diffuseurs du spectacle , les multiplicateurs de la publicité judiciaire .
Ils avaient un rôle de miroir , en quelque sorte , et de projecteurs .Ils le jouèrent .
Mais comme ils ne sont pas des machines , ils firent davantage que réfléchir comme des miroirs , ils réfléchirent comme des hommes .
Ils s'intéressèrent à l'effet produit sur leur public .Ils eurent du talent , ils eurent aussi des opinions , et , le premier venant à l'appui des secondes , la presse prit dans la société l'importance que nous lui connaissons aujourd'hui .
Elle devient , elle-même , objet de convoitise , instrument de manipulation et un des centres nerveux de la société .
Les journalistes ne s'intéressèrent pas seulement au public , ils s'intéressèrent même , d'abord , à ce qu'ils voyaient .
Puis , ils eurent envie d'en savoir davantage .Ils se renseignèrent , firent eux-mêmes des enquêtes , et , dans la recherche de la vérité , devinrent quelquefois alliés ou concurrents de la police .
Cette évolution ne manquait pas d'avoir des inconvénients et des avantages , mais sociologiquement , elle enrichit considérablement l'action judiciaire .
Le juge ne pouvait ni se boucher les oreilles , ni se mettre de prudentes oeillères , alors que des considérations de tous ordres étaient développées dans les journaux , alors que des faits nouveaux , ou un éclairage nouveau de faits anciens , étaient portés à la connaissance de tous .L'opinion ne s'en tenait pas seulement aux attroupements sur la place de Grève , elle était mobilisée partout .
L'administration judiciaire était assaillie et aussi confortée par mille courants , de la sorcellerie à la balistique , de la sociologie à la psychanalyse .
Le milieu dans lequel une décision judiciaire est rendue aujourd'hui est beaucoup plus hétérogène qu'hier .
C'est ainsi que l'évolution commence à déborder le barrage des tabous .
Rédigé par : Parayre | 07 décembre 2006 à 21:03