Dans les colloques, au fil des audiences, on nous rebat l'esprit avec l'égalité des armes qui, en matière pénale, ne serait pas respectée. L'accusation et la défense ne bénéficieraient pas des mêmes droits et la première serait soumise à moins de devoirs que la seconde.
Encore une de ces pétitions de principe que l'on répète à l'envi et dont on ne vérifie plus le bien-fondé. Pourtant, il faut y regarder de près.
Qui peut soutenir qu'un procès commence véritablement à son ouverture, devant le jury criminel qui vient d'être tiré au sort, et qu'il se termine, une fois l'arrêt rendu ? On sait bien que dans un certain nombre d'affaires, si la magistrature s'applique à sauvegarder la pureté et l'intégrité de l'espace judiciaire, le barreau, lui, n'éprouve qu'une envie, c'est d'avoir recours aux médias pour pouvoir précéder et prolonger le débat de justice proprement dit. Ainsi, là où nous nous acharnons à conserver tout son pouvoir au jury populaire en nous interdisant toute intervention en amont et en aval, les avocats, au contraire, s'évertuent à élargir le pré carré dévolu aux juges pour s'appuyer sur des complicités médiatiques dont on se demande si elles sont innocentes - dans tous les sens du terme - ou malveillantes.
Plus que jamais, il convient de s'interroger sur la nature de l'acte judiciaire. Se rapporte-t-il seulement à l'audience, comme le soutiennent les magistrats inspirés par leur obligation de réserve et leur déontologie, avec la contradiction institutionnalisée et la discussion des preuves devant des professionnels et des jurés ou doit-il être entendu largement au point de s'incorporer des démarches journalistiques unilatérales qui viennent faire peser la balance, systématiquement, en faveur des avocats, en prétendant pourtant faire oeuvre d'information ? Pour résumer, la nudité et la belle solitude de la justice, de ses règles et de ses contraintes ou le bruit médiatico-judiciaire qui sert sinon à masquer la vérité du moins à l'empêcher de survenir par des procédés fiables et de qualité ?
Comment ne pas songer, pour qui connaît la procédure criminelle, à l'avertissement que les présidents dispensent après la lecture de l'ordonnance de mise en accusation qui saisit la cour d'assises ? Ils préviennent que ce document capital ne fait état que de présomptions puisqu'il incombera seulement à la cour et au jury d'examiner et éventuellement de décréter les charges. Cette mise en garde très honnête vise à ne pas désobliger la défense mais elle peut sembler dérisoire lorsqu'en amont la balance a déjà été faussée par une indéniable collusion.
Prenons un exemple qui ne me concerne pas. Je lis dans le Parisien, sous la signature de Geoffroy Tomasovitch, un article annonçant l'ouverture d'un procès à la cour d'assises de Bobigny. Rien que de très normal puisqu'il est fréquent que des journalistes rédigent des avant-papiers sur certaines affaires. En général, ils s'efforcent de demeurer à équidistance de l'accusation et de la défense pour ne pas encourir le reproche de privilégier l'une ou l'autre. Geoffroy Tomasovitch n'est pas tenaillé par ce scrupule puisque son texte est substantiellement empli du point de vue de deux avocats brillants, Denis Giraud et Eric Dupont-Moretti, conseils de l'accusé. Et, sans surprise, leurs propos nous mettent dans la tête - et, éventuellement, dans celle des futurs jurés balbiniens - que l'enquête a été "bâclée" et qu'elle ne repose que " sur des ragots et inventions de toute sorte". Bigre! Le risque de l'erreur judiciaire est allégué avant même d'avoir été plaidé et dans un article où on cherche désespérément la plus infime trace de la partie adverse. J'avais déjà remarqué que Geoffroy Tomasovitch - dans un texte au sujet de Mathurin - ne connaissait que les avocats et qu'il semblait même ignorer que la magistrature participait aussi à l'oeuvre de justice. Dans ce nouvel article, même ignorance, même lacune. Il est vraisemblable que le ministère public, sur cette affaire à venir, aurait refusé de s'exprimer mais, devant une telle situation où la contradiction est impossible, pourquoi la prudence et donc l'abstention n'ont-elles pas été privilégiées par le journaliste ?
Mieux, même. Pourquoi croit-il nécessaire de s'aventurer sur un terrain qui ne le concerne pas lui mais seulement la cour d'assises de Bobigny ? Adoptant une telle démarche, il sait bien qu'il va permettre, de manière anticipée, à une partie - qui n'est pas plus noble que l'autre parce qu'elle défend le mis en cause - de prendre le pas sur l'autre et qu'il participe ainsi à une opération pour le moins sujette à caution. Qu'on ne vienne pas rétorquer qu'il est absurde d'évoquer l'exigence morale du journalisme alors que beaucoup de professionnels de l'information commencent à comprendre qu'on ne peut à la fois dénoncer les violations de l'Etat de droit et s'en faire par ailleurs les complices en refusant l'égalité des parties sous le regard médiatique.
Qu'un journaliste, prenant prétexte de sa volonté de lever les chapes de secret et de silence, communique ce qu'on accepte de lui dire, je peux à la rigueur l'admettre. Mais qu'un avocat, dont la mission fondamentale est de conseiller, de défendre, d'assister mais dans le seul champ limité indivis au magistrat et à lui-même, ne s'offusque pas de déséquilibrer une joute qui devrait demeurer loyale donc judiciaire, me dépasse. Combien de fois, au cours d'un procès ou à la fin de celui-ci, entendant un avocat s'exprimer hors débat à la radio ou à la télévision, l'envie m'a pris de faire comme lui mais au moins ai-je toujours su résister à cette pulsion narcissique et offensante pour l'équité ! A force, je nourris le soupçon que l'égalité des armes hautement revendiquée, l'Etat de droit proclamé à satiété, n'ont pour seule finalité que de donner mauvaise conscience au magistrat mais que l'exclusif service du client constitue le seul impératif de l'avocat.
Aussi, comme des leçons de morale, lors de multiples audiences, nous sont pourtant généreusement prodiguées - combien de fois m'a-t-on accablé avec l'erreur de menuiserie qui m'entrave plus qu'elle ne m'avantage !-, je voudrais, sans paradoxe, déplorer que la totalité médiatico-judiciaire crée, au détriment de la magistrature, une inégalité grave. Ce mouvement, que les conséquences d'Outreau ont rendu encore plus intense, ne laisse plus la première place, la seule mission citoyenne aux jurés mais vise à instiller dans les têtes un préjugé, dans les consciences un doute, dans les audiences un air extérieur et malsain.
Si demain, à Bobigny, un acquittement est prononcé, il viendra d'où ? De la cour d'assises ou d'ailleurs ? D'un vrai ou d'un faux procès ? Le comble, c'est que je perçois comme une telle protestation, de nos jours, est condamnée par la dérision ou par l'indifférence. Parler, écrire sur l'Etat de droit, réclamer qu'il soit respecté dans son autonomie, vouloir que la justice ne soit fragilisée par rien d'autre que ses doutes, ses incertitudes et son humanité, dénier aux médias la faculté d'arbitrer dans ce qui ne relève pas de leur compétence, ce serait ne rien comprendre à aujourd'hui, crier dans le désert et rêver d'un monde impossible ?
Et si la vérité se trouvait là, dans ce défi à assumer ?
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