Hier et aujourd'hui, j'ai été invité par RFI et Radio Classique pour parler, notamment, de la réforme de la carte judiciaire à la suite de la mobilisation du 29 novembre qui rassemblait tous les opposants à celle-ci.
Les opposants, vraiment ? En réalité, personne n'est hostile au principe de la réforme mais tout le monde à ses modalités. Les voix les plus illustres et compétentes à gauche, celles notamment de Robert Badinter et d'André Vallini, ont encore récemment souligné la nécessité d'une telle transformation. Pas une opinion discordante n'a été émise sur ce plan, sinon par François Bayrou dont le moins qu'on puisse dire est que la justice n'est pas son point fort. On a rarement constaté un tel consensus, qui vient démontrer que pour une fois le fond est admis si la forme est critiquée. Cet unanimisme pourrait inquiéter dans un pays qui n'aime rien tant que se déchirer pour satisfaire sa passion des controverses souvent inutiles. Il est presque trop beau, en effet.
Personne n'ira dénier que la tactique mise en oeuvre par le garde des Sceaux a manqué de cohérence et de clarté. Cumulant une part d'autorité avec des fragments de concertation d'abord globale puis parcellaire, elle a forcément encouru le double reproche contradictoire de faiblesse ou de manipulation. A la réflexion, le pouvoir politique, dès lors qu'il était déterminé à accomplir ce qui ne l'avait jamais été et qui, mis à mal, ne le serait plus jamais, se trouvait confronté à la conscience de sa mission et à la certitude des entraves corporatistes qui lui seraient opposées, à la volonté d'agir vite et fort parce qu'il venait d'être légitimé par le suffrage universel et à l'exigence d'un dialogue démocratique parce que notre société ne jure plus que par lui. Il était donc naturellement écartelé entre des tendances contradictoires dont il a tenté de faire une synthèse qui a été plus mal perçue que s'il avait choisi sans équivoque une option, ferme ou compréhensive. Il est vrai que le ministère de la Justice était d'autant plus fondé à tenter ce mélange surprenant qu'il savait bien qu'il se serait heurté à d'insurmontables difficultés si sa méthode avait été sans équivoque. En effet, que la concertation ait été totale, et le projet de réforme était enseveli sous une multitude de propositions et de réclamations qui l'aurait étouffé à perpétuité. Que la rigueur de l'Etat ait été extrême, et la carte judiciaire serait demeurée telle quelle devant la levée de boucliers, la révolte et la dénonciation des syndicats, le recours aux grands mots comme fascisme et totalitarisme. L'Etat, ne pouvant être ni pleinement directif ni totalement à l'écoute, a dû se fabriquer un mode opératoire étrange résultant plus des inconséquences de l'esprit français que d'une malignité gouvernementale. Ce mécanisme une fois élucidé, il n'y avait pas de quoi crier au scandale en rameutant le ban et l'arrière-ban des conservateurs de tout poil ou des progressistes intermittents. Robert Badinter s'est mis en évidence dans cette dénonciation. Il est vrai qu'il est tellement révéré comme grande conscience que sa pensée en devient sanctifiée en permanence, alors qu'elle est plus partisane et discutable qu'il y paraît.
Alors, où se situe le dissentiment entre les partisans de la réforme et ses adversaires puisque les uns et les autres adhérent à sa nécessité et s'accordent, avec des nuances dans l'analyse, sur le caractère peu limpide d'une tactique empêtrée dans d'inévitables contraintes pour atteindre l'objectif ? Il réside dans le fait que ceux qui l'approuvent considérent que cette réforme doit être absolument menée à son terme, que même réduite elle représente une chance, qu'on ne saurait faire la fine bouche devant une réalisation dont l'inspiration est approuvée par tous et que la réduire à néant par des résistances de mauvais aloi condamne la carte judiciaire contestée d'aujourd'hui à demeurer celle de toujours. Qui peut de bonne foi soutenir avoir jamais cru qu'une telle réforme, dans TOUS les cas, ne se heurterait pas à d'infinies, subtiles ou ostensibles réserves, à des discours de commodité personnelle déguisée en souci du bien public, à des avocats de province, à des syndicats continuant sur leur lancée protestataire, à des élus le nez fixé sur leur pré carré ? Si cette réforme, qui a franchi l'essentiel des obstacles, était vidée de son contenu soit par des compensations financières qui rendraient son coût exorbitant, soit par une vague commission, selon le voeu de François Hollande, qui viendrait interminablement prolonger une entreprise presque terminée, ce serait une autre manière de ne pas la faire advenir. Je ne vois pas au nom de quoi il faudrait consoler des avocats des conséquences d'une politique utile au bien public. Quant à la manifestation importante d'hier, elle démontre le nombre et l'opposition mais y a-t-il quoi que ce soit qui a prouvé, dans ces défilés et sur ces pancartes, l'inanité de la réforme même si je ne méconnais pas ici ou là que des juridictions remises à neuf devraient être maintenues ? Pour les quelques tribunaux d'instance dont on mentionne la rapidité de décision, celle-ci n'est-elle pas le signe, précisément, que certains manquent de matière ?
Je me permets d'indiquer à ceux qui honnêtement se battent pour une autre réforme, en d'autres temps, qu'ils rêvent et que c'est maintenant ou jamais. Lorsque l'essentiel réunit, on ne se bat pas, sauf à vouloir à toute force une dispute politique qui n'honore pas la démocratie, sur l'accessoire. On n'hypertrophie pas l'importance de la forme pour s'excuser de n'avoir jamais fait dissidence sur le fond. On a trop dit que la justice devait savoir échapper aux clivages partisans pour ne pas souhaiter que la carte judiciaire offre l'occasion de cet accord collectif. Je rappelle que tous les pouvoirs ont voulu cette réforme mais se sont bien gardé de l'accomplir parce qu'elle est une source incommensurable de problèmes. Elle est en passe d'être réalisée et on ferait tout pour la rendre impossible pour toujours ?
Sans doute ce débat demeure-t-il trop la chose des professionnels qui ne prennent pas la peine, tant les avantages apparaissent évidents sur le plan de la remise à jour, de la rationalité, de l'efficacité, de développer les détails des bienfaits espérés. Le compagnonnage judiciaire en serait facilité et donc évitées les catastrophes dues à la solitude inexpérimentée. J'ajoute que nul politique, nul parti n'en a jamais discuté dans son principe le bien- fondé mais seulement, au pied du réel à transformer, la faisabilité pour des motifs plus partisans et polémiques que techniques. Peut-être le garde des Sceaux devrait-il prendre la peine, dans une intervention générale et "grand public", d'informer le citoyen pour mettre la société du côté de la transformation.
La carte judiciaire est, contrairement aux apparences de ces dernières semaines et aux manifestations qui masquent par le bruit l'avancée de ce qui est souhaitable, une carte à jouer. Il me semble qu'il faudrait sortir du discours courageux mais en défense pour aborder une argumentation plus offensive qui mettrait, en face de leur responsabilité, les bons apôtres d'hier qui refusent la réforme d'aujourd'hui, les ambigus d'aujourd'hui qui la veulent mais sans elle, les naïfs qui la croient possible demain, les indifférents qui s'en moquent, les destructeurs qui la sabotent et les immobilistes qu'elle dérange.
C'est bien de n'avoir rien fait mais il ne faut pas en abuser, a écrit Chamfort. Il avait déjà tout deviné.
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