Ce blog frôle la politique mais est toujours resté au bord. En tout cas, je l'espère. Je suis heureux, aujourd'hui, d'avoir envie d'autre chose. De communiquer une admiration stupéfaite devant l'oeuvre d'un génie. Certes, Jean-Marie Cavada sera peut-être un jour ministre, Julien Dray aurait pu l'être (je suis ravi qu'il ait refusé) et Jack Lang, qui sait, le deviendra à nouveau. Mais ces supputations passionnantes passent au second plan parce que j'ai vu hier l'exposition Soutine à la Pinacothèque.
Jean-Paul Sartre a écrit au sujet de William Faulkner que toute technique renvoie à une métaphysique. Il avait raison. C'est encore plus vrai pour Soutine. Un air étrange de familiarité avec d'autres grands peintres, Van Gogh notamment, mais soudain l'irréductible singularité de ses toiles nous éclate dans les yeux et nous laisse désarmé. Trop à regarder, trop à dire, trop à ressentir, les mots se pressent mais le silence est le langage le plus juste, le plus approprié. Un monde, une vision, une souffrance, mais de l'espoir, pourtant, au coeur de cette nature torturée, de ce bouleversement qui occulte mais laisse tout deviner.
Le réel est tordu. Eclaté. Avec une violence qui fait exploser ses entrailles. Les visages comme des illustrations amères, graves, déchirantes de l'âme. La folle ne me quitte pas de la folie et les enfants portent en eux et sur eux plus que la mélancolie adulte de demain, la méfiance douce d'une vie dont ils n'attendent aujourd'hui rien de bon. Le spectateur tombe en puérilité pour compenser l'intolérable et profonde acuité de la perspective que Soutine offre. Des arbres et des routes qui ont décidé de choisir leur propre mouvement, des lieux qui refusent d'habiter là où l'éternité les a placés mais s'égarent en d'infinies et troublantes distorsions. Un être, parfois, jeté là, minuscule comme une preuve. Des rides, des ravages, des coulées qui dissimulent les choses pour encore mieux les révéler. Rien de beau ni d'harmonieux mais un désordre de furie, un art faussement dément, une folie maîtrisée, un regard de peintre, une main d'exception qui viennent poser, apposer sous toutes les surfaces et les évidences, les vérités enfouies, les orages intimes, les explosions de la matière, l'entêtement de durer et de mourir debout. Tout pourrait être funèbre, désespérant et pourtant, dans ces amas de couleurs, dans ces couches épaisses, superposées, dans cette volonté de parvenir au plus près de l'effroi de se savoir mortel, il y a de la lumière, du soleil sombre, de l'énergie à revendre, une exaltation de tristesse mais qui revigore, une infinie pitié, de la compassion, l'acharnement à se persuader que l'humanité peut tenir l'univers entre ses mains pour le faire advenir selon une autre création, la nôtre, il n'y a pas de transcendance, Soutine est dieu et on ressort de cette exposition gorgé, inondé, accablé, laminé mais comblé.
Rien n'est plus intense, le soir venu quand les ombres peuvent faire mal, que ce sentiment puissant : un génie vous a fait la grâce de vous compter parmi les siens. Ce n'est pas nous qui apprécions l'art. C'est l'artiste qui nous choisit. C'est le génie qui nous élit. C'est Soutine qui vient s'inscrire de manière indélébile dans notre tête et glisse sa carte de visite dans notre existence.
Domicile : ailleurs. Eternité.
Cher Philippe (vous me pardonnerez cette familiarité),
Il y a quelques années, à Céret, j'avais longuement hésité entre la corrida et une exposition de peinture. Elle rassemblait plusieurs toiles de Soutine, dont les paysages peints en 1919/1920 dans ce bourg, où il s'était installé et vivait misérablement. Comme tout un chacun, je connaissais ses tableaux les plus célèbres, les portraits, et rien d'autre.
Jamais depuis je n'ai retrouvé pareille intensité d'émotion ; ces paysages aux lignes tordues, déformées, exerçaient sur le visiteur une action hypnotique et bouleversante : le syndrome de Stendhal.
Je ne saurais en parler aussi bien que vous le faites. Mais je suis heureuse de retrouver, à la faveur de votre commentaire, cet extraordinaire souvenir esthétique.
Rédigé par : OLYMPE | 02 décembre 2007 à 16:42
perso c'est Poutine loin de Proust qui m'inquiète : il est vraiment dangereux ce nouveau dictateur et pas qu'à seize heures !
sinon :
"Philippe, décapant, aimé en père Soutine...
(je jure que c'est Cactus qui m'a forcé...)
Rédigé par: sbriglia | le 28 novembre 2007 à 11:50"
c'est vrai et je l'ai même menacé de l'enfermer cinq jours, assis sur une oponce, sinon !
Sissi !
Rédigé par : Cactus ange heureux Poutiné . | 30 novembre 2007 à 18:03
Je ne connais pas Soutine mais suite aux commentaires lus ici je vais je pense rapidement "aller jeter un oeil" et je dois dire que ma culture artistique aura tout à y gagner.
Sinon vos premiers mots m'ont interpellé.
Etre au bord de la politique, mais celle-ci nous entoure si l'ont prend son acception première et si je me souviens bien de son étymologie.
J'ai trouvé dans la science-fiction nature à parler autrement de la politique. Nature à faire passer des messages de justice et de morale universelle.
Des auteurs tels qu'Asimov ou Heinlein m'ont bien souvent fait réfléchir et je serais curieux de savoir si c'est là un genre littéraire où vous auriez pu trouver inspiration et réflexion.
Bien cordialement à vous tous
Rédigé par : Surcouf | 28 novembre 2007 à 21:50
Philippe, décapant, aimé en père Soutine...
(je jure que c'est Cactus qui m'a forcé...)
Rédigé par : sbriglia | 28 novembre 2007 à 11:50
Ma femme a lu votre post avec beaucoup d'intérêt.
Elle envie la chance des parisiens d'avoir toutes ces superbes expositions au bout de leurs semelles.
Au musée Malraux du Havre il ya en ce moment une rétrospective Othon Friesz le fauve baroque (1879-1949) qui l'a enchantée ; pendant la première période de sa vie il a peint la joie, le soleil, les bateaux, les jardins et les arbres dans des tons multicolores ; par la suite la santé de sa femme l'a conduit à vivre en montagne et ses tons sont devenus moins clairs et moins gais : son bleu de prusse et ses gris sont intenses.
Elle ne peut que recommander la découverte de ce musée qui, en plus de ses collections permanentes (Boudin notamment) vous offre à travers ses fenêtres la vision d'un port qui vit.
Rédigé par : mike | 28 novembre 2007 à 09:46
Philippe, il y a quelques années j'ai pris aussi Soutine dans le plexus. C'était à Céret, ville où cela dit en passant vit un artiste que j'aime profondément et que j'admire au moins autant, François Pous, qui aurait sans doute la notoriété de son beau-fils Claude Viallat pour peu qu'il ait accepté de jouer le jeu du marché de l'art. Mais François et plus encore si c'est possible, son épouse, la farouche Julia, a toujours refusé les compromissions... C'était mon hommage à moi. Pour revenir à Soutine, je trouve dans votre post superbe - comment le dire sans paraître négative - quelque chose de judéo-chrétien. La violence extrême porterait en elle un peu de rédemption ; cette rédemption, cette vie éternelle plus belle, nécessaires pour que nous acceptions l'inacceptable. Ou peut-être faut-il vraiment une foi en l'homme que je suis incapable d'avoir. Ne parlons pas de la foi tout court. Je vois moi les ténèbres quand vous voyez un soleil sombre (mais ça Philippe c'est de la littérature). Soutine, dans sa vie, n'a pas vu beaucoup de soleils, pas plus que Van Gogh. C'est ce que je ressens en regardant ses oeuvres et ça suffit à me secouer.
Rédigé par : catherine A. | 27 novembre 2007 à 17:02
Merci pour ces impressions expressionnistes.
Je n'ai pas vu l'exposition mais grâce à vous j'irai sûrement la voir.
Rédigé par : Aude | 27 novembre 2007 à 13:43
Je n'ose plus rien écrire. Je veux dire : après ça.
Rédigé par : olivier-p | 27 novembre 2007 à 10:21
Quel meilleur "Avocat" pouvait trouver Soutine autre que Philippe Bilger ?
Philippe Bilger rédacteur en chef, Philippe Bilger critique d'art, la presse doit regretter que vous ayez choisi la magistrature et non elle.
Je n'ai pas manqué de signaler l'événement à quelques amateurs d'art de mon entourage avec comme plaidoirie : ce billet.
Rédigé par : Bernard | 27 novembre 2007 à 08:09
Philippe, pour ceux qui n'ont pas et qui n'auront pas comme vous l'occasion d'être éblouis et déchirés par l'exposition des toiles de Soutine, je me permets de leur signaler la Collection Jean Walter et Paul Guillaume présentée en exposition permanente au musée de l'Orangerie.
Cette collection rassemble les plus grands noms de la peinture moderne à son début.
Je conseille beaucoup cette exposition autour de moi.
Quand on sait peu ou pas assez de l'histoire de l'art, quand on veut voir des Soutine, des Renoir, des Utrillo, des M. Laurencin en vrai, cette collection constitue un bon départ pour un très grand et un splendide voyage dans le monde de la peinture.
La dimension de cette exposition et son caractère permanent en font un lieu d'initiation et de découvertes accessible. Au sens où elle peut être regardée comme une magnifique synthèse des repères majeurs et incontournables de la peinture de cette période.
Rédigé par : Véronique | 27 novembre 2007 à 07:18
Cher Philippe,
Oho ! Là, on peut dire que vous avez aimé cette expo ! Vous pourriez être critique d'art.
A la TV, dans une émission que vous connaissez bien (!), ils ont invité Rindy Sam qui avait embrassé «par amour» une toile du peintre américain Cy Twombly, appartenant à la collection Lambert et qui a été condamnée à 1.500 euros de (...)" (source : www.liberation.fr/actualite/societe/291844.FR.php?rss=true)
Je n'aurais qu'un seul conseil à vous donner :
Philippe, n'allez donc pas déposer un baiser (même sans rouge à lèvres!) sur une toile de
Soutine !
:)
Bonne nuit.
Rédigé par : Parisot | 27 novembre 2007 à 00:52
Selon vos propres mots, j'ai donc été "choisi par" Francis Bacon, avec la même inexpugnable violence.
C'était il y a plus de quinze ans à Beaubourg, j'en tremble encore.
Rédigé par : Don Lorenjy | 26 novembre 2007 à 23:54
Vous profitez de ce que la patronne est aux antipodes pour aller clandestinement vous vautrer dans l'expressionnisme incarné par ce que la culture européenne a produit de plus désespérément gai : un juif russe.
Z'avez raison.
Un Soutine, c'est déjà fort. Alors une expo pleine de Soutine, ça doit dégager les bronches. Merci du conseil.
Rédigé par : Jean-Dominique Reffait | 26 novembre 2007 à 20:55
Il paraît que Poutine fait également de très belles natures mortes !
Rédigé par : Ludovic Lefebvre | 26 novembre 2007 à 19:47
J'aime beaucoup aussi les peintres rendus dans les expositions, mais c'est difficile, terriblement difficile de parler des tableaux, des impressions qu'ils nous laissent.
J'en ai vu beaucoup, mais pas assez, ce ne sera jamais assez. Soutine n'est pas de ceux-là et je le regrette.
Il me fait penser à Spinoza, non dans son domaine, mais par le sacrifice à la passion. Spinoza a dû renier sa communauté pour se diriger vers la vérité de la façon dont il la concevait, c'est à dire stoïcienne. Soutine fut très mal vu également parce qu'il peignait des portraits et que c'est très mal vu pour des questions religieuses. Il s'est même fait taper dessus ce qui l'a incité à migrer pour pouvoir exercer son art, l'apprendre et nous avons eu la chance d'hériter du maître.
Rédigé par : Ludovic Lefebvre | 26 novembre 2007 à 19:44
Magnifique!
A Balthus, maintenant...
Rédigé par : Fleuryval | 26 novembre 2007 à 18:36