Les pièces de Jean Anouilh vont être publiées dans la prestigieuse collection de la Pléiade. Ce n'est que justice. Cette consécration suprême couronnera toutefois une oeuvre qu'on ne joue plus ou très peu. Et c'est un scandale quand on constate les médiocrités qui envahissent la scène française.
Jean Anouilh avait le théâtre dans le sang et le donner à lire, c'est comme offrir un beau paysage en vidéo. Il est fait pour brûler les planches, émouvoir ou indigner, dénoncer ou compatir. Nul n'a mieux parlé de lui que Michel Bouquet, dans le Figaro littéraire. Ce formidable acteur, chez qui l'analyste intelligent se trouve au même niveau, a trouvé une définition aiguë et lucide du talent dramatique d'Anouilh. Il s'agit, selon lui, "d'un Shakespeare de la médiocrité, de la mesquinerie, des petites pensées". Cette formule rend bien compte du sentiment de grandeur qui s'attache à la représentation de la plupart de ses oeuvres, quelle que soit leur couleur et en dépit d'une tonalité infiniment pessimiste et désabusée. Le tour de force est là, dans cette cruauté magnifiée, dans ce regard acerbe qui soudain se mouille de larmes, dans ce style décapant, fait pour être dit et qui appelle naturellement l'acteur d'exception. Celui-ci, pour peu qu'il penche trop vers l'amer, risque de faire basculer le théâtre dans la caricature alors qu'il représente dans ses meilleurs moments un équilibre réussi, poignant et féroce entre le désir d'absolu et la certitude du relatif, entre la pureté des idéaux et les compromis inévitables avec le réel. La vulgarité du monde toute prête à bondir sur ses proies privilégiées, la naïveté et l'innocence, n'occupe jamais tout l'espace de la scène. Toujours, entre les trois coups et la fin, il y a, une seconde, une minute, une aurore possible, déchirante peut-être mais belle, comme la dernière image de la Dolce vita.
Ce serait faire injure à Jean Anouilh que d'oublier ce dont il est capable quand il décide de s'enfoncer au coeur des mythes - et c'est l'âpre débat entre Créon et Antigone - ou de l'Histoire - et c'est le splendide Becket ou l'Honneur de Dieu. On sent que dans ces oeuvres où le sarcasme est répudié, Anouilh ose poser sur ce qu'il donne à jouer le regard de l'enfant émerveillé, sensible et blessé qu'il est sans doute resté toute son existence. Les images de Becket constituent une enluminure qui met en évidence le drame de l'amitié quand elle se brise face aux grands vents de l'honneur, du Pouvoir et de la raison d'Etat. Jean Anouilh n'a pas été loin de n'écrire que des pièces politiques même si certaines le sont plus que d'autres. Il a aussi, comme les plus grands sportifs qui subissent les pires défaillances, raté son but parfois et abusé de sa virtuosité au point de rendre celle-ci mécanique. Le théâtre dans le théâtre a ses limites et peut-être Anouilh s'y est-il trop complu, notamment dans la Grotte où son admiration pour Pirandello n'a pas suffi.
Au risque de raviver des polémiques injustes, et que le Nouvel Observateur a récemment rappelées à son sujet en critiquant Anouilh au lieu de le louer, je me demande si celui-ci ne pâtit pas, plus que jamais, de sa fidélité et de son exigence. On lui reproche encore à mots couverts d'avoir signé une pétition contre l'exécution de Robert Brasillach alors qu'il l'a fait sans véritablement connaître ce dernier, tout simplement parce qu'il avait en horreur la peine de mort et que lui, même dans cette période terrible, a eu le courage de ne pas se dissimuler derrière les "excellentes" raisons qui permettent toujours à un lâche de se justifier.
Quand on pense que cette pièce profonde et étincelante, Pauvre Bitos, n'est plus jouée depuis tant d'années ! Qu'attend-on pour la remonter ? Le comble, c'est que le théâtre de Jean Anouilh disposerait aujourd'hui, encore plus qu'hier, de metteurs en scène et d'interprètes qui lui semblent naturellement destinés. Bernard Murat, qui truste les mises en scène au point, paraît-il, d'en faire par téléphone et qui est immergé dans la mondanité politique, trouverait à l'évidence pièce à son talent chez Anouilh et d'autres, même les plus convaincus comme Patrice Chéreau que l'austérité et la rigueur sont de mise pour une représentation, pourraient assouvir avc lui leur passion pour les re-créations. Pour les acteurs, Pierre Arditi serait parfait dans Ornifle ou dans l'Hurluberlu, Philippe Torreton - s'il voulait quitter un temps le militantisme politique dans lequel, qu'on l'aime ou non, il ne laisse au moins personne indifférent - découvrirait, à sa mesure, une infinité de rôles qui s'accorderaient à son fort tempérament et Jean-Paul Rouve, par exemple, pourrait être choisi pour incarner Bitos.
Auteur en quête de metteurs en scène ? On en est là pour Anouilh et cela montre le niveau du goût contemporain. Puisse ce modeste appel être lu et entendu pour qu'il retrouve la vraie vie, sa véritable existence : le théâtre.
Non, sbriglia, un haut magistrat qui insulte un de nos auteurs classiques (même si cela dérange les censeurs de l'histoire partiale) nous rappelle les heures les plus sombres, lorsque l'Etat humiliait les livres. Je demande réparation avec appui de la LDH sans manche, du MRAP à gruyère, du costume en LICRA... Vite une double page dans le Monde !
Aujourd'hui Anouilh andouille, demain Cocteau tête de veau.
Cactus, ne nous laissez pas faire, très cher, monsieur Bilger vous vole votre fond de commerce. Faites dans le copyright !
Rédigé par : Ludovic Lefebvre | 12 décembre 2007 à 20:50
Au nom de l'A.A.A.A.A. (Association amicale des amateurs d'authentique andouille), messieurs Ludo et Cactus je vous demande de vous arrêter !
Sinon la guerre de Troyes aura lieu...
(enfin, sb., Troyes c'est l'andouillette, pas l'andouille, j'ai d'ailleurs fait un Haiku là-dessus... CJ)
Rédigé par : sbriglia | 11 décembre 2007 à 13:41
"Pauvre Anouilh est un jeu de mot, une presque homophonie pour pauvre andouille volontaire ?
Rédigé par: Ludovic Lefebvre"
Monsieur Bilger est devenu le roi du jeu de mots, doux ou pas, depuis peu !
à ma grande joie en cette triste époque de tant de "cires" qu'on scie ici et là loin de tout musée homme !
Sissi !!
Rédigé par : Cactus andouille à Ludo | 11 décembre 2007 à 11:40
Pauvre Anouilh est un jeu de mot, une presque homophonie pour pauvre andouille volontaire ?
Rédigé par : Ludovic Lefebvre | 10 décembre 2007 à 20:56
et Boris Vian, l'oublié !
mon pov' Ubu, sont devenus fous !
(merci pour Anouilh)
Rédigé par : Cactus à Chloé | 10 décembre 2007 à 16:58
La guerre des étroits aura bien lieu.
Rédigé par : Ludovic Lefebvre | 09 décembre 2007 à 18:40
"Voilà qui est justice !" La publication de l'oeuvre d'Anouilh en Pléiade est aussi une réhabilitation de celui-ci dans le sens où une certaine intelligentsia s'est complue depuis la Libération à lui coller l'éternelle étiquette que l'on appose souvent sur ceux qui dérangent et empêchent les médiocres d'avoir du crédit, c'est-à-dire: "fasciste".
Rédigé par : Bernard1 | 09 décembre 2007 à 16:58
Oh comme je vous suis sur ce terrain ! L'abandon d'Anouilh provient sans doute de l'inculture ambiante, de cette rupture de civilisation qui rend obscur tout auteur pétri de références. Il n'y a pourtant rien de plus jubilatoire que la mise en scène d'un auteur qui laisse tant de place à l'intemporalité que je relie chez Anouilh, je ne sais pourquoi, à Tennessee Williams. Les attentes stériles et futiles du monde d'illusion sont tout entières contenues dans "Le scénario".
Rédigé par : Jean-Dominique Reffait | 09 décembre 2007 à 12:34
Peinture, théâtre...
J'attends la musique. Schubert par exemple.
Heureusement que l'art permet l'union des âmes !
Bien sûr, il y a l'art que la mode du temps essaie de nous imposer ; à côté, le bon goût qui est comme le bon sens à développer.
Merci pour cette échappée hors des tribulations terre à terre.
Cordialement
Rédigé par : mike | 09 décembre 2007 à 11:57
Dans votre note précédente, vous nous parliez de faire Histoire à part.
Il me semble que ce n’est que depuis peu que des historiens et des intellectuels, du point de vue de l’histoire intellectuelle, s'intéressent, dans des publications grand public, à la place des écrivains pendant l’Occupation et sur le sort que l’épuration, à la Libération, a réservé à certains.
Je pense, par exemple, aux livres récents de François Dufay et à la biographie qu’Angie David a consacrée à Dominique Aury, auteur d’Histoire d’O. Mais aussi témoin incomparable de l’histoire des Lettres françaises des années qui ont suivi la Libération.
Pour redécouvrir des écrivains comme Jean Anouilh, peut-être était-il nécessaire de passer par ces phases de recherche et de restitution d’une époque où les positions, les engagements, les passivités semblaient avoir été réglées et jugées une fois pour toutes à la Libération.
Je ne suis pas vraiment d’accord avec vous sur le choix de Pauvre Bitos pour P. Chéreau.
Je crois, au contraire, que le regard et l’apport de P. Chéreau seraient inestimables pour renouveler notre approche très et trop scolaire de l’inévitable, obligatoire et inépuisable Antigone. Je pense à ce qu'a fait P. Chéreau de la Reine Margot. Dans ce film, plein de portes et d’espaces nouveaux se sont ouverts pour le spectateur.
C’est peut-être plus de cette façon que le grand public trouverait une formidable opportunité pour redécouvrir J. Anouilh.
Rédigé par : Véronique | 09 décembre 2007 à 11:51
Décidément, j'adore vérifier chez vous que je ne suis d'accord sur rien ! Un "Shakespeare de la médiocrité, de la mesquinerie, des petites pensées" ? (oui, ce n'est pas de vous) : curieux comme je conserve de ma lecture d'A qui remonte à 45 ans au moins le souvenir d'un théâtre de la grandeur, de la passion, de l'inflexible, de la droiture !
(Je ne parviens pas à trouver assez de temps pour réagir à vos libelles. Je le regrette...)
Rédigé par : Yves Duel | 08 décembre 2007 à 21:33
Mon père, ce maurassien au grand coeur, m'avait fait découvrir, après l'Aiglon (magnifique Vaneck !) et Cyrano, au théâtre Montparnasse, "Becket ou l'honneur de Dieu"... Ivernel y officiait, puissant, terrifiant pour le petit garçon que j'étais...
Ce fut pour moi le déclic et le début d'un profond amour du théâtre.
Merci, cher PB, de nous faire revivre notre lointaine jeunesse : nous sommes tous, à un moment de notre vie, des pauvres Bitos : notre triviale époque croira moderniser la pièce avec le "dîner de cons"...
Je vois entre votre blog et le théâtre d'Anouilh un même épanchement, une même libération, une confession publique, en quoi la vie se résume...
Rédigé par : sbriglia | 08 décembre 2007 à 17:37
« Les pièces de Jean Anouilh vont être publiées dans la prestigieuse collection de la Pléiade. Ce n'est que justice. »
Quittant votre billet mon regard se pose sur Goldoni qui dans une pièce intitulée « Le Café », met notamment en scène Brighella, un personnage qui me rappelle l’un de vos autres blogeurs…
Il me le rappelle même doublement vu dans que dans cette autre pièce intitulée « Le valet de deux maîtres », on trouve également ceci :
Florindo (un turinois, amant de Béatrice)
«Entendu ! Mais si tu prends femme, comment feras-tu bouillir la marmite ? »
Truffaldin (Valet de Béatrice qui s’habille en homme, puis valet de Florindo, et qui veut épouser Sméraldine)
« Je me débrouillerai. [..] »
[..]
Sméraldine (femme de chambre de Clarice, la fille de Pantalon Dei Bisognosi, un personnage qui ouvre les lettres au lieu de les remettre à leur destinataire…)
« Allons, madame ma maîtresse, qu’attendez-vous donc ? Un peu plus, un peu moins, les hommes sont tous cruels avec nous autres femmes. Ils exigent la fidélité la plus stricte, et, au moindre soupçon, ils nous persécutent, ils nous tourmentent et voudraient nous voir mourir. Cela dit, comme, un jour ou l’autre, il faudra bien que vous épousiez celui-ci ou celui-là, je vous dis, comme on le dit aux malades : puisqu’il faut prendre médecine, exécutez-vous. »
Pantalon (à Clarice)
« Tu entends ? Sméraldine te dit que le mariage est un médicament. Ne fais pas comme si c’était un poison. (A mi-voix, au Docteur : Elle y viendra, elle y viendra ! »
Le docteur Lombardi
« Non, le mariage n’est ni un poison, ni un médicament. C’est une marmelade, une confiture, une friandise. »
- Acte III, Scène XII -
Or donc puisqu’on trouve dans cette prestigieuse collection un auteur mineur, mais dans la pure tradition de la Commedia dell'arte comme Carlo Goldoni, ce fils d’un médecin de Modène qui a débuté une carrière de substitut qu'il a abandonnée ensuite pour devenir le professeur d’italien des sœurs de Louis XVI, il n’est en effet que justice que l’on y trouve également désormais l’auteur de cette Antigone exaltée dont les mots ont fourni tant de beaux sujets de dissertations tel ce : « comprendre ; toujours comprendre. Moi, je ne veux pas comprendre.» aux accents shakespeariens tout court !
Le seul ennui c’est qu’il ne sera plus possible de noter quelque pensée en marge du texte sur ce papier bible si fragile…
Rédigé par : Catherine JACOB | 08 décembre 2007 à 16:07
Sa pièce, Antigone, jouée pendant l'Occupation, ne peut-elle pas être interprétée comme un "acte de résistance" ?
J'ai appris qu'il s'était mis à écrire grâce à Giraudoux, que j'aime particulièrement. Et je ne résiste pas à l'envie de citer ce dernier, même si ce qui suit est très connu (en tout cas des juristes): "Le droit est la plus puissante des écoles de l'imagination. Jamais poète n'a interprété la nature aussi librement qu'un juriste la réalité" (La Guerre de Troie n'aura pas lieu).
Les liens entre Anouih et le droit sont incontestables : il a fait son droit, Antigone est l'un des symboles du droit naturel. Sa première pièce s'appelait L'Hermine. Et... il a "défendu" Brasillach, condamné à mort. Je ne crois pas que Anouih ait été le seul à dénoncer les méfaits de l'épuration. N'oublions pas non plus que l'avocat de Brasillach, pendant l'Occupation, avait défendu des résistants et que le procureur, en face, avait requis contre ces mêmes résistants...
Rédigé par : Noblesse Oblige | 08 décembre 2007 à 15:05
Abandonnant la polémique feuilleton des billets politico-judiciaire je vous découvre théâtreux, généreux...
Jean Anouilh était un préventif de la politique à travers ses pièces, un orfèvre ajustant avec un talent inégalé le bal des maudits aux ballets des paradis onctueux de l'esprit.
Antigone, suave point d'orgue de la dignité humaine, ainsi commença la résistance...
Vous me soumettiez le thème de la résitance dans un @, dans notre ére, le blog et le verbe deviennent la résistance de tout démocrate digne de ce nom à condition de ne pas dévier, de ne pas se laisser acheter par le souillon, la démocratie n'est pas sans défaut, le tout est de s'accrocher à une ligne que l'on sait juste, et toujours égale... l'amour de son prochain est un des plus beaux aliments de l'esprit, une des pièces maîtresses de cet épanouissement qui manque tant aux hommes..
Rédigé par : Patrick Marguillier | 08 décembre 2007 à 15:00