Alain Finkielkraut a cité récemment un propos du père d'Albert Camus : "Un homme, ça s'empêche" .
Immédiatement, tout en admirant la profondeur humaine de cette pensée, je me surprends à la trouver très réductrice. J'ai longtemps cru, au contraire, qu'un homme ne le devenait vraiment qu'en se libérant, en acceptant d'être soi avec les conséquences bonnes ou mauvaises d'une telle attitude. Dans le jeu social, se poser non pas comme un trublion mais comme quelqu'un qui cherchait toujours à exprimer "sa" vérité, quoi qu'il lui en coûte. Refuser les règles de la comédie et de la mondanité pour imposer son identité et apposer son sceau. Une telle conception, à l'examiner de près, est effarante de fatuité et présuppose que l'univers serait orphelin sans vous et votre parole. En même temps, ce serait mentir que de ne pas avouer l'immense plaisir qui vient lorsqu'on s'octroie le droit de traiter d'imbécile un imbécile et, plus généralement, de répudier les mignardises de la politesse pour une plus grande authenticité. Le risque d'une telle licence, c'est qu'après la satisfaction instantanée, un pli se prenne et qu'il faille inventer des antagonismes ou au moins des antipathies pour faire tourner à plein régime cette obsession de dire le vrai, croit-on, sur tout et tout le monde.
Aussi, comment ne pas percevoir, en poussant plus loin l'analyse, qu'il y a dans cet homme qui "s'empêche" une grandeur et une force sans pareilles ? Qu'il y a sans doute, dans cette rétention de soi, une énergie plus intense, une volonté plus affirmée que dans l'exposition de son être. Certes, le père de Camus ne faisait pas référence aux minuscules combats que la quotidienneté nous conduit à affronter mais on peut cependant rapporter sa définition à tout ce qui, dans la vie familiale ou professionnelle, vient solliciter notre humeur et stimuler notre tempérament. Pour reprendre le même exemple, il y a également une volupté non négligeable à se faire vilipender sans réagir, non par masochisme mais grâce à l'intime certitude de n'être pas réellement touché par ces assauts. Au fond, peut-être, de toute abstention qui semble digne au premier abord, se trouve une conscience de soi qui n'est pas loin de ressembler à de la vanité. On s'empêche parce que riposter donnerait trop d'importance à l'agresseur. On garde sa bile pour de plus grandes occasions.
Evoquant le père de Camus, donc le drame algérien, on songe à la torture, tentation à laquelle il fallait savoir résister, apparente et terrible solution qu'il convenait de ne pas adopter, contradiction dramatique entre la morale de la force et la force de la morale. L'homme qui s'empêche, au milieu de telles épreuves, devait être perçu comme une sorte d'humaniste un peu niais, d'idéaliste trop éloigné des réalités du terrain pour être même écouté. Avoir la capacité de savoir dire "non" pas seulement à l'environnement proche exerçant sa pression sur l'éthique du dissident mais à soi-même, aux justifications faciles et rationnelles que l'exceptionnel se donne toujours, relevait d'un héroïsme, d'une victoire personnelle d'autant plus impressionnants qu'ils étaient prêts à passer pour de la faiblesse, voire de la lâcheté.
Mais, dans notre mythologie virile, en face de l'homme qui s'empêche, trône l'aventurier qui ose tout. Celui qui survient et grâce auquel se dénouent les difficultés, l'innocence est sauvée et les coupables châtiés. Loin de s'abstenir, cet intrépide en accomplit à peine assez quand il en fait trop et son mandat est clair : offrir aux audacieux en chambre que nous sommes des frissons par procuration et des triomphes par substitution.
C'est comme si l'humanité n'avait pas cessé d'osciller entre au moins deux représentations fortes d'elle-même : d'un côté le génie admirable, la capacité de souffrance et la densité d'être d'un Primo Levi et de l'autre, certes sur un plan imaginaire mais révélateur, les cabrioles inspirées et pourvues de la dernière technologie d'un James Bond. Un homme qui s'empêche parce qu'il sait qu'il est un homme, un homme qui s'autorise parce qu'on n'interdit rien à l'homme. Le héros pour l'éternité et le héros pour le cinéma.
Mais un homme, ça parle, ça écrit, ça dénonce, ça se tait, ça se montre ou ça se cache, ça va à la télévision ou non, ça fait du bruit ou ça aime le silence. Mais, en tout cas, c'est quelqu'un qui pèse sur soi, qui ne se laisse pas aller à vau-l'eau, qui se tient la bride, qui s'échappe de soi mais en se regardant, qui demeure en soi mais en ne s'oubliant pas.
Un homme, ça s'empêche. Mais jamais d'aller à la recherche de soi.
Un homme qui s'empêche s'il n'est pas divisé, parfait ; mais n'oublions pas que l'homme entre autres, est menteur car il est profondément divisé, c'est ce qui a construit son évolution (il a une apparence et il a une face cachée souvent inconsciente: est-il incapable ou empêché de se dire sa vérité ?). La vérité collective d'accord, elle doit être une conséquence à cette recherche de la vérité individuelle.
Rédigé par : Atmani | 29 novembre 2021 à 14:28
Avec humour et étant une femme je vous répondrais tout simplement : "rien..."
Rédigé par : marie | 03 janvier 2008 à 16:59
On peut ne pas être tout à fait d'accord avec ce commentaire et penser que ce mot du père de Camus et le propos d'AF font référence, en fait, aux pratiques d'autodiscipline et d'autocontrôle qui, comme l'a montré le sociologue Norbert Elias, ont structuré le processus de civilisation des sociétés européennes et sont en train de s'effondrer dans les sociétés occidentales et, particulièrement, dans la société française, avec des conséquences qui ne sont pas étrangères aux problèmes que vous avez professionnellement à gérer. Au contraire du père de Camus, cette évolution crée des individus sans surmoi, moral ou social, livrés à l'anarchie de leurs pulsions, depuis les "sauvageons" des banlieues jusqu'au sommet de la société. Il suffit de comparer le portrait privé que fait Philippe de Gaulle de son père et le comportement de l'actuel chef de l'Etat pour mesurer les conséquences de cette évolution, qui ne laisse plus subsister qu'une régulation institutionnelle de plus envahissante des comportements, dont vous êtes l'un des agents. On n'a pas fini de vérifier la pertinence d'un propos récent de JF. Kahn déclarant : "Finalement, je crois que je préférais la morale bourgeoise à une bourgeoisie sans morale". Même Le Monde en est, dans un récent éditorial, à en appeler à "un véritable impératif moral" pour réguler un problème évoqué dans ce texte, alors que par ailleurs il n'a jusqu'ici cessé de dénoncer les dangers de "l'ordre moral" pour une société... Incohérence d'une époque qui "ne s'empêche" plus de rien et qui commence à en payer le prix....
Rédigé par : Guzet | 27 décembre 2007 à 09:50
"Un homme, ça s'empêche. Mais jamais d'aller à la recherche de soi."
...Ou du rivage des Syrtes...
Au revoir, Monsieur Gracq : grâce à vous beaucoup ont su ce qu'était la brûlure de l'écriture.
Rédigé par : sbriglia | 26 décembre 2007 à 18:40
Gros erratum
'une volaille bressoise'
C'est 'bressane' qu'il m'eût fallu dire! La bressoise se limitant, semble-t-il, aux pizzas!
Rédigé par : Catherine | 26 décembre 2007 à 18:25
"Un homme, ça s'empêche. Mais jamais d'aller à la recherche de soi."
On peut le souhaiter en effet pour que la leçon de Delphes ne soit pas perdue.
Car il est vrai que l'homme est souvent celui s'empêche lui-même au lieu de progresser, qui noue ses propres aiguillettes, qui se bride telle une volaille bressoise, et qui s'empêchant de s'affronter lui-même et ses peurs est en somme et de façon paradoxale son propre meilleur ennemi...
Rédigé par : Catherine JACOB | 26 décembre 2007 à 11:01
J'aurais peut-être conclu : "(...) recherche de soi ; de soi et aussi de ce meilleur de l'autre, toujours à inventer, et à défendre."
Rédigé par : olivier-p | 24 décembre 2007 à 11:01
Vos propos très justes évoquent cette citation (rendue approximativement) de George Bernard Shaw "Le malheur veut que beaucoup de gens croient dire la vérité quand ils disent ce qu'ils pensent".
Rédigé par : furgole | 24 décembre 2007 à 08:10
Un homme, ça s'empêche de tuer ou voler par exemple.
Un homme, ça s'empêche de céder à toutes ses pulsions immédiates, à ne vivre qu'à travers d'elles.
Un homme, ça s'empêche de reculer devant la peur et la difficulté...
Quel dommage que je n'ai ni le temps, ni la disponibilité de former Alain Finkielkraut, il a des dispositions certaines ou alors il me faudrait le faire payer et je deviendrais, non plus maître, mais gourou.
Il n'y a pas que les textes universitaires qui puissent avoir de la profondeur, je me souviens d'un texte étudié en classe de cinquième parlant d'un indien qui vendait ses poteries un dollar pièce, cent dollars les dix. Un touriste s'en étonna. L'indien répondit alors que fabriquer une poterie était un véritable plaisir, en fabriquer dix était un véritable calvaire.
Entre ce bon égoïsme et ce bon altruisme, la convenance et l'émission de la vérité, rien n'est dans le juste milieu, mais tout est dans la particularité du moment et du contexte. Chaque situation est neuve, novatrice, innovante, particulière, rien ne se renferme dans un dogme en ce qui concerne la pensée quoi qu'on en dise !
Rédigé par : Ludovic Lefebvre | 23 décembre 2007 à 22:54
Un homme n'est homme que libre, libre de s'empêcher de faire ce que sa nature le pousserait à faire aux conséquences mauvaises pour les autres.
"La vraie liberté n'est pas de faire ce que l'on veut mais de vouloir ce que l'on fait." disait Bossuet.
Alors permettez-moi de vous souhaiter pour 2008, à vous en particulier et à tous vos lecteurs et lectrices, cette véritable liberté .
Cordialement,
Pierre-Antoine
Rédigé par : Pierre-Antoine | 23 décembre 2007 à 14:43
Qu'est-ce qu'un homme ? Aura-t-on un jour la réponse ? Le trouvera-t-on cet homme ou resterons-nous éternellement contraints à nous promener avec notre lanterne dans l'espoir de le trouver un jour.
Rédigé par : Bernard1 | 23 décembre 2007 à 07:37