Le partage entre la vie privée et la vie publique me passionne depuis longtemps. Cette question s'inscrit dans la continuation de mon expérience judiciaire relative à la loi du 29 juillet 1881 et aux infractions de presse.
Sans aborder le fond de ce débat qui est gouverné par l'article 9 du code civil sur le respect de l'intimité de la vie privée et du droit à l'image, j'ai toujours considéré que la loi de 1970 qui avait voulu rompre avec une jurisprudence ancienne pas assez protectrice des droits de la personne avait inutilement compliqué un dispositif qui était fondé sur le bon sens. Avec celui-ci, tout ce qui était public pouvait être relaté et montré. A contrario, la sphère privée devait demeurer interdite à la curiosité du journalisme et des photographes. L'article 9 du code civil a, par ailleurs, pour rendre encore plus faciles les victoires des "victimes", exclu la nécessité de la démonstration d'un préjudice. De sorte que, par exemple, photographier sur la voie publique une actrice enceinte et heureuse de l'être permet à cette dernière d'assigner pour atteinte à son droit à l'image et de gagner sûrement, dans tous les sens du terme, alors qu'à l'évidence elle n'a subi aucun dommage.
Cette problématique n'a cessé de prendre de l'importance à cause de la vie politique et de ses rapports avec l'existence intime. De fait, on a constaté, au cours des dernières années et bien avant la présidence de Nicolas Sarkozy, un mouvement qui tendait à fixer d'une manière moins nette et drastique les frontières entre le public et le privé, la classe politique, notamment pour ses membres emblématiques, étant soumise à une investigation qui ne s'arrêtait qu'au seuil de la chambre à coucher, une tradition française s'honorant de cette retenue.
Cette évolution, qui a conduit certaines consciences à pousser des hauts cris, ne m'a jamais scandalisé. D'abord parce qu'inéluctable, elle ne pouvait s'effectuer que dans le sens d'un accroissement de la part de l'intime dans la vie publique et qu'ensuite elle manifestait, malgré les apparences, un progrès du contrôle démocratique.
Il y avait, en effet, quelque chose de généreusement théorique dans l'obsession de prétendre sauvegarder à toute force pour les personnalités publiques la pureté de leur vie privée comme si une cloison étanche pouvait et devait séparer l'homme ou la femme du professionnel. De plus en plus, cette conception abstraite, où le droit était battu en brèche par le cours d'une société qui aspirait à tout connaître pour pouvoir mieux distinguer et élire, est apparue dépassée, en tout cas plus du tout conforme à l'éthique républicaine. Il ne s'agit pas, pour le citoyen, de faire intrusion dans l'intimité d'autrui par voyeurisme mais parce qu'il n'est plus concevable que ce qui se montre, même sur un registre non politique, n'ait pas la moindre incidence sur les choix politiques.
Sauf à demeurer cloîtré dans ses appartements privés, un responsable dépendant du suffrage de ses concitoyens n'est-il pas conduit à accepter que toute représentation de lui-même, dans l'espace public, prenne naturellement un tour politique et qu'il serait vain d'espérer une réserve de l'opinion qui ferait la part des choses, à la supposer possible et souhaitable ? Car ce totalitarisme, qui ne laisse plus échapper à son emprise citoyenne une once d'existence pour peu que les médias lui aient fait un sort, consacre l'esprit d'une démocratie qui mêle aujourd'hui, à l'appréciation technique d'un programme, l'évaluation éthique d'une personnalité. Qu'on l'approuve ou non, la société n'est pas seulement déçue par le hiatus entre les engagements et les réalisations mais aussi, quand elle a lieu, par la contradiction, au sein d'un même être, entre une pratique personnelle et une attitude officielle. Tout devient politique si on veut bien admettre que le citoyen va puiser à toutes les sources de quoi nourrir sa conviction. Ainsi, les relations amoureuses, les histoires intimes, les ruptures et les bonheurs, les voyages, le comportement quotidien, le rapport avec l'argent, tout ce qui inscrit un politique, surtout un président de la République, dans l'espace public et par conséquent dans nos têtes de juges complaisants ou critiques, vient faire irruption dans le champ démocratique et élargir notre palette.
On comprendra mieux, dans ces conditions, pourquoi le refus d'ordonner récemment en référé l'interdiction du livre d'Anna Bitton malgré la demande de Mme Sarkozy- selon le Monde - m'a semblé non seulement une décision respectueuse de la liberté d'expression mais fidèle à l'évolution de notre société sur le plan de l'élargissement du contrôle démocratique.
Il est manifeste qu'avec le président Sarkozy, au cours de cette première année, la vie privée, la vie publique se sont mêlées au point de modifier le regard sur un style de gouvernant auquel on s'était habitué depuis longtemps. Il y avait l'espace politique et, derrière, cachés et invisibles à la communauté nationale, connus des seuls journalistes, des secrets et des comportements qui engageaient parfois l'Etat et l'argent des contribuables. Force est d'admettre que l'inquisition médiatique, dans le passé, sur ces pratiques clandestines n'a pas été intense comme si on préférait disposer d'un savoir entre soi plutôt que de le diffuser, ce qui l'aurait rendu moins précieux. L'actuel président de la République, sur ce plan, ne bénéficie pas de la même mansuétude, en grande partie parce que montrant et se montrant, il crée mécaniquement une curiosité et une information sur des démarches qui n'ont pas voulu ou pu demeurer discrètes.
Marianne consacre un remarquable dossier à Nicolas Sarkozy, sous le titre : L'argent, la vie privée et lui. Infiniment éclairant, même si sa tonalité est globalement critique, il a le mérite de bien identifier les questions centrales sur ce sujet.
A mon sens, ce qu'il ne met pas assez en lumière, c'est le fait que Nicolas Sarkozy, dans la gestion de son existence totale- ce bloc où le responsable élu fait corps avec la personne, son tempérament, sa subjectivité -, a réfléchi à l'évidence sur les courants nouveaux qui structurent la vie publique et exigent quasiment une transparence entière. Il sait qu'aujourd'hui, le citoyen ne veut plus se contenter d'une part de ce qu'il a le droit de choisir mais qu'il désire prendre en charge, par son jugement fondé sur ce qu'il voit, l'ensemble d'un mouvement vital, intimité et politique mêlées. Cette intuition se conjugue avec l'aspiration de Nicolas Sarkozy à attendre de sa victoire présidentielle un gain particulier. Non pas, comme l'affirme Paul Thibaud, " gagner les élections, c'est gagner le droit de jouir", mais plutôt "gagner les élections, c'est gagner le droit d'être soi-même", et j'ajouterai : en toutes circonstances. Loin que l'accession au pouvoir suprême limite l'expansion de soi et favorise l'amplification de la comédie en élargissant la sphère du secret et de l'intime avouable ou non, chez Nicolas Sarkozy elle constitue, enfin, la chance d'être libéré de tout ce qui, dans la vie dite ordinaire en amont, contraint à ne pas penser, sentir, agir, vivre à plein régime. Ce bonheur de pouvoir être totalement soi se conjugue avec la vigilance du citoyen qui ne supporte plus, en face de soi, qu'une totalité humaine à apprécier.
Cette méthode pour présider et pour exister constitue la sphère intime comme infiniment réduite. Non seulement parce que plus aucun acte de Nicolas Sarkozy ne peut échapper à l'évaluation puisque que, dès lors qu'une incidence sur l'esprit des électeurs est possible, prévisible, tout prend la couleur du politique. Par exemple, quand, même suivi par un avion de la République française comme le rappelle Pierre Bergé, un avion est mis à la disposition du président par Vincent Bolloré ou par le roi de Jordanie, pour des séjours apparemment privés. Qui sait ce que tirera le citoyen lambda de ces équipées ? Rien peut-être ou une touche qui l'aidera plus tard à affiner son point de vue politique. Mais, même sur le plan purement privé, dès lors que celui-ci est offert, par l'entremise des médias, au regard de tous, il pourra représenter une petite pierre dans ce que l'électeur, plus tard, décidera de rassembler pour voter en pleine connaissance de cause.
J'ai évoqué les médias et ce n'est pas par hasard. La récente conférence de presse du président a montré à quel point il avait changé la nature des rapports avec eux. Ils sont sans doute trop complaisants ou trop bridés dans ces grandes messes présidentielles même rénovées mais l'essentiel réside dans le fait qu'à mon sens et en dépit des apparences, Nicolas Sarkozy les traite cavaliérement parce qu'étant obligé de passer par eux, il ne leur accorde tout de même pas une importance capitale dans le lien qu'il désire nouer avec le peuple français. Une forme de bonapartisme intelligent laisse, au contraire, présumer qu'il veut leur arracher, sur le plan de la vie privée et de la vie publique, le privilège qui leur était dévolu par les pouvoirs passés de partager avec eux des secrets et des informations jamais confiés aux citoyens. Avec Nicolas Sarkozy, c'est clairement l'inverse. Son attitude présidentielle sur l'ensemble de ses registres révèle qu'il ne prétend plus cacher au peuple ce dont, hier, seuls les médias avaient vent. L'exposition de son être multiple entraîne une démocratisation du bruit, de la rumeur et de la confidence. Ils n'existent plus ou sont très vite étouffés par la réalité.
Si on admet la conquête inéluctable du privé par le public, le caractère généralement politique, aujourd'hui, de ce qui hier prétendait relever seulement de l'intime et de la moralité personnelle, le mouvement vers une transparence dont la démocratie a besoin, comment ne pas se féliciter d'une démarche présidentielle qui, qu'on l'approuve ou non, met sur la table publique tout, absolument tout de soi ? Si les Français avaient connu les détails du second ménage de François Mitterrand et le fait qu'ils en assumaient la charge, sans doute un certain nombre, en 1988, auraient-ils déserté la cause présidentielle. Au moins, avec Nicolas Sarkozy, un tel dysfonctionnement républicain ne se produira pas.
Personne en 2012 ne pourra dire, s'il se représente : je ne savais pas. Qu'on vote pour ou contre lui. C'est et ce sera une forme moderne et exemplaire de transparence démocratique.
Les commentaires récents