Revenant de Bruxelles où, convié à faire une conférence, j'ai été formidablement reçu par le "jeune barreau" présidé par Emmanuel Plasschaert, je découvre la presse d'aujourd'hui mais je demeure accroché à une préoccupation d'hier.
Auparavant, puis-je contredire Alain Marécaux qui, dans le Parisien, termine ainsi un article qui lui est consacré :"Mais je suis persuadé qu'un jour ou l'autre, il y aura un nouvel Outreau" ? Si la tragédie judiciaire d'Outreau se caractérise par le grand nombre d'accusés innocentés, le scandale d'interminables détentions provisoires et la faillite collective d'une soixantaine de magistrats, sans oublier l'instance ministérielle, on peut espérer ne jamais revoir un désastre d'une telle ampleur. Ayant rencontré récemment à Lille Roselyne Godard, je n'ai pas senti chez elle le même pessimisme. L'avenir judiciaire lui apparaissait moins sombre. Je souhaite que la justice - nous tous, donc - ne donne pas raison à Alain Marécaux et à son amère intuition.
Le débat qui n'a pas fini de produire ses effets en moi concerne la rétention de sûreté après la décision du Conseil constitutionnel et l'acceptation, sous certaines conditions clairement et nettement définies par le Premier président de la Cour de cassation, de la mission qui lui a été confiée par le président de la République.
Sur un plan juridique, quelques articles et réactions sont venus enrichir la discussion. Le garde des Sceaux, dans le Monde, a affirmé que "ce n'est pas jouer sur l'émotion que de protéger les Français". Pierre Fauchon, dans le Figaro, a qualifié de "subtile" la décision du Conseil constitutionnel et Jean-Yves Le Borgne, pour l'Association des avocats pénalistes qu'il préside, vient avec talent rappeler son opposition à la rétention de sûreté, prenant même le risque de formuler une interrogation dont la réponse pourrait être positive : "Y a-t-il donc des profils qui ne mériteront jamais la liberté ?" Pierre Mazeaud démonte avec sagacité et un zeste de brillante perfidie l'argumentation du Conseil tandis que Dominique Rousseau, plus classiquement, dans le Parisien, énonce que "la non-rétroactivité est un principe de la démocratie".
Ces analyses, peu ou prou, se situent dans le cadre de l'Etat de droit et de ses règles fondamentales dont, en effet, la non-rétroactivité. Je voudrais les mettre en parallèle avec l'entretien que le président de la République a accordé, sous l'égide du Parisien et à l'Elysée, à huit lecteurs de ce quotidien. L'un d'eux questionne Nicolas Sarkozy sur la décision du Conseil constitutionnel, mêlant validation et censure. Le président fait une assez longue réponse caractérisée notamment par ces deux phrases fortes : "J'aimerais qu'on ne mette pas ce principe de la rétroactivité au service des criminels les plus dangereux" et, imaginant une famille qui vient le voir :" M. Sarkozy, cet homme a déjà violé et il s'est attaqué à ma petite fille. Vous aviez dit que vous feriez voter une loi sur la rétention de sûreté, pourquoi ne s'est-elle pas appliquée ? " Il n'est pas indifférent de constater qu'un sondage a donné une majorité écrasante en faveur de la thèse défendue par le président.
Cet immense écart entre la vision juridique et le sentiment populaire que le propos présidentiel a stimulé ou suivi révèle-t-il un inévitable affrontement entre le peuple et les élites, le Droit et les citoyens, le bon sens apparent et la rigueur des principes ? Accepter l'inéluctable dans ce domaine serait tomber dans un "populisme" de mauvais aloi où on jouerait l'instinct contre le savoir, l'immédiateté de la pulsion et de l'indignation contre le temps de l'observation. En réalité, on aurait tort de percevoir ce hiatus comme une guerre alors qu'il constitue la manifestation d'un double langage qui, chacun, a sa légitimité et sa vigueur.
Il est normal que la société, des citoyens ayant éprouvé le pire ou le supputant aisément, par un réflexe de sauvegarde, tiennent peu compte, ou pas du tout, des entraves que la réflexion juridique et l'éthique démocratique se plaisent à mettre dans l'efficacité rêvée des mécanismes de protection individuelle et collective. A moins de porter en soi une morale civique hors du commun, le commun, précisément, n'élève aucune objection devant l'émergence en lui de désir de vengeance, d'une volonté de justice expéditive et acceptée seulement dans une extrême rigueur. C'est le langage de la douleur brute vécue, supportée ou anticipée. C'est le premier langage.
Le second vient, aussi naturellement que l'autre se nourrissait d'intensité urgente et de réplique musclée, s'enrichir de la maîtrise qu'apporte la culture des procédés qui ont constitué l'Etat comme civilisé et la communauté humaine comme vivable. Il est fait pour poser, sur les bruits et les fureurs du monde, non pas une opinion complaisante mais une grille abstraite qui, sans les abolir, les réduit à l'état d'objets d'analyse et de transgressions désincarnées. L'Etat de droit se dépouille de l'autorité de l'Etat pour se parer de la lucidité du Droit, froide et un peu agaçante pour la chaleur des souffrances. Il serait inconcevable que tous ces serviteurs de la théorie juridique et des concepts constitutionnels s'affranchissent de leur science et du retrait qu'elle permet pour s'abandonner à la libération de considérations plus directes et brutales.
Chacun de ces langages est inspiré par une logique profonde qui ne deviendrait dangereuse pour l'autre que si elle prétendait devoir nécessairement l'emporter sur elle. D'où le rôle capital du président de la République. Car il n'est pas irrévérencieux de se demander jusqu'à quel point le président garant de l'Etat de droit a la faculté de mettre certains des fondements de celui-ci en cause, comme les phrases que j'ai citées pouvaient le laisser entendre. Dans quelle mesure peut-il, même pour les crimes les plus graves, au moins s'interroger sur la pertinence de la non-rétroactivité alors que celle-ci n'est pas un ornement conjoncturel de l'Etat de droit mais sa structure même ?
C'est une problématique qui, partant du constitutionnel et du judiciaire, nous renvoie à la conception que Nicolas Sarkozy a de son action à la tête de l'Etat. Pour ne pas se vouloir arbitre la plupart du temps mais acteur déterminant, est-il cependant prêt à abandonner la mission traditionnelle du chef de l'Etat qui, pour le Droit, le constitue comme lien, ciment, facteur d'équilibre, source d'équité ? Ce qui, en effet, autorise une coexistence pacifique, même inattentive à l'un et à l'autre de ces deux langages, c'est précisément l'aptitude du président de la République à ne pas en favoriser un trop par rapport à l'autre. Trop d'adhésion à la vox populi et l'Etat de droit risque de trembler sur ses bases, de la même manière qu'un quadrillage trop pointilliste et bureaucratique de la société par le Droit laisserait le champ libre aux criminels et ne garantirait pas les citoyens contre toutes sortes de réitérations. Tâche difficile que celle du président qui doit freiner l'ardeur de l'acteur pour sauver la fiabilité du garant, l'inverse, ne pas faire disparaître l'acteur sous le garant, étant à l'évidence une démarche plus facile à accomplir pour Nicolas Sarkozy.
En matière de Droit et de justice, il est dur d'être président de la République.
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