A peine l'arrestation de Bruno Cholet opérée à la suite d'une enquête remarquable en tous points, la polémique a éclaté et s'est développée sur des dysfonctionnements (mentionnés par le Parisien) qui, pour être préoccupants, sont sans commune mesure avec le succès précédent. Mais il est vrai qu'on est en France où vite l'accessoire doit recouvrir l'essentiel.
Emission surréaliste, hier soir, au Grand Journal de Michel Denisot où le psychanalyste Serge Tisseron et quelques jeunes gens sont venus disserter du nouveau jeu interactif GTA IV, qui n'offre rien de moins que l'opportunité, pour s'amuser, d'un certain nombre de périples urbains avec violences, vols et notamment "car jacking". Ce qui m'a stupéfié, c'est, dans l'ensemble, l'écoute bienveillante, le regard amusé, l'absence totale de réflexion sur les dérives d'une société marchande qui va proposer, avec le sourire, les moyens de se faire piller et les possibilités de l'immoralité. La comparaison avec la violence au cinéma était absurde puisque celle-ci, la plupart du temps, est mise en scène dans des films dont le sens la dépasse. Il me semble évident que faire se rejoindre le ludique et le sauvage va continuer à amplifier un mouvement où les frontières entre le réel et le virtuel, le permis et l'interdit seront de moins en moins nettes, le respect d'autrui de moins en moins assuré. Mais on est en France et cela fait rire.
La politique internationale de la France, les droits de l'homme, le droit d'ingérence, les missions humanitaires, la Chine, le Tibet, les Jeux olympiques, la Tunisie, tout, depuis quelque temps, manifeste que le citoyen ne peut plus se tenir éloigné de ce passionnant débat, qu'il a l'obligation, lui aussi, d'avoir "le coeur intelligent" selon la belle formule appliquée à Germaine Tillion. Si le monde est devenu un village, nous sommes tous appelés à devenir les gardiens sourcilleux ou non de la morale internationale. Si on croit que celle-ci existe et qu'elle mérite d'être enseignée ou rappelée.
Jean-Pierre Raffarin revient de Chine et nous annonce que cet immense pays sort de "la dictature". On sait que des dissidents, des journalistes, des citoyens courageux au quotidien, des personnes modestes réclamant, en matière de libertés publiques, le strict minimum, sans outrance ni violence, avec le seul recours de leur voix nue, sont emprisonnés pour de très longues périodes. On sait aussi que de nombreuses exécutions font bon marché de la vie humaine. On sait enfin qu'à côté ou au sein d'un formidable développement économique, l'étau politique et partisan de l'Etat reste toujours aussi serré et que la démocratie n'est pas pour demain, si elle survient jamais. Alors, ce n'est peut-être plus "la dictature" mais cela y ressemble fort.
Ce propos orienté de notre ancien Premier ministre n'aurait pas une importance décisive s'il ne s'inscrivait dans une problématique plus large visant, dans la vie internationale, à de la retenue et à de la précaution, au profil bas, à un relativisme théorisé et assumé. Le président de la République lui-même, en voyage officiel en Tunisie, souligne qu'il n'a pas vocation, pour les droits de l'homme, à être "donneur de leçons" et on assiste à ce paradoxe du président Ben Ali alléguant, au contraire, qu'il est prêt à en recevoir. La philosophe Chantal Delsol, dans le même registre que Nicolas Sarkozy mais au sujet de la Chine, affirme, dans le Figaro, que si ce pays n'a pas la même conception de l'humanisme que nous, nous n'avons aucun titre, pourtant, à le critiquer car nous partagerions l'essentiel. La différence fondamentale serait que la France s'attacherait aux droits de l'homme comme individu tandis que l'Etat chinois en aurait une vision communautariste. Pour nous, l'homme serait singulier, pour lui, inséré au sein d'un pluriel. L'opprobre, selon Chantal Delsol, devrait tomber seulement sur Cuba et la Corée du Nord.
Je comprends le mouvement qui a conduit l'Occident, et donc la France, à être moins arrogante en dispensant ses enseignements humanistes, frappés, assurait-on, du sceau de l'universel. Cette stratégie de la morale assénée de manière totalitaire a sans doute blessé bien des Etats et nous est revenue comme un boomerang, lors de nos propres manquements. Faut-il pour autant virer de bord et, dans une synthèse où l'éthique modeste occupe une part moindre que le souci commercial, abandonner toute vocation à une pédagogie qui saurait demeurer ferme sans devenir injuste ? Il est évident que nous n'avons pas à substituer nos valeurs à celles d'autres sociétés à la condition que ces dernières existent et soient respectables. Dans les interstices, derrière l'apparente compatibilité des systèmes sociaux et politiques, il n'est plus question de principes ni de valeurs. Mais de morts et d'enfermements. De transgressions qui ne devraient pas être régies par les humeurs étatiques mais interdites par la bienséance humaine. Aussi, refuser de se comporter, pour la morale internationale, en impérialiste n'implique pas, bien au contraire, qu'on ait à "jeter l'éponge" pour toutes les malfaisances sur lesquelles notre pays a le droit d'avoir un regard, parce qu'il ne les commet pas chez lui.
Sauf évidemment à considérer que notre Etat de droit, en deçà des apparences célébrées, serait si peu digne d'éloge qu'il ne nous autoriserait sur aucun plan à nous ériger en modèle. La conscience de nos faiblesses démocratiques ne peut pas nous conduire à une telle abstention. Il est évident que nous serons toujours fondés à dénoncer le pire parce qu'il n'aura jamais eu, ou n'a plus, droit de cité chez nous.
En ce qui concerne l'argumentation de Chantal Delsol, ce n'est pas une nuance négligeable que d'appréhender l'homme seul ou au milieu des autres. Comment ne pas remarquer que les totalitarismes sanglants, poussant à la limite cette vision collective du sujet enfermé dans la multitude, ont constitué le dramatique triomphe du communautarisme ? L'homme comme individu, ce n'est pas, alors, une conception équivalente à l'autre mais, à l'évidence, moins porteuse de désastres.
Droit d'ingérence. Arrogance. Impudence. La France donneuse de leçons. J'accepte de rejeter ces expressions de la vanité occidentale au rebut de l'Histoire.
Si on ne va pas doucement, lâchement, parce que c'est commode, facile, moins épuisant, plus rentable, vers un devoir d'indifférence. La France des Lumières ne les a pas toutes mais elle en a quelques-unes à faire valoir. A porter au-delà d'elle-même.
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