Pourquoi tant de bruit, tant de rumeurs flatteuses autour de Philippe Claudel, depuis plusieurs mois ? Moins du romancier des "Ames grises" que du cinéaste qui a écrit et réalisé le film "Il y a longtemps que je t'aime", avec les comédiennes Kristin Scott Thomas et Elsa Zylberstein.
Ce film, je viens de le voir avec beaucoup de retard. J'avais été frappé, lors de sa sortie, par le battage médiatique impressionnant allant jusqu'à consacrer un numéro entier de Femina à cette oeuvre, à Philippe Claudel, aux actrices, avec force dithyrambes. Je m'étais demandé ce qui valait cet honneur insigne à cette équipe, cette promotion envahissante à Philippe Claudel dont, en plus, c'était le premier film.
Je n'ai pas envie de jouer le rôle d'un critique cinématographique mais plutôt de m'interroger sur cet étrange métier qui souvent se passionne pour des détails techniques indifférents aux spectateurs et ne relève pas des absurdités qui dénaturent une histoire.
"Il y a longtemps que je t'aime" est un excellent film français, joué par de remarquables acteurs mais corrompu, en son coeur même, par l'invraisemblance, pire, l'impossibilité du scénario.
Philippe Claudel, pour son oeuvre, avait besoin d'une mère condamnée à quinze ans de réclusion criminelle, d'un enfant de six ans atteint d'une maladie gravissime et fatale à court terme et d'un passé laissé dans le flou. Pour qui aurait été soucieux de vérité, une connaissance même élémentaire du processus judiciaire aurait appris que pour cette mort suspecte d'un petit enfant, une autopsie aurait été pratiquée, qu'elle aurait révélé, même avec une mère se taisant tout au long (ce qui psychologiquement n'est guère concevable), la réalité de l'affection incurable dont souffrait la victime et aurait évidemment entraîné, de la part du jury criminel, une peine avec sursis, voire, au pire, une très courte durée d'emprisonnement ferme. Tout l'édifice mis à bas, la construction réduite à rien. Autrement dit, le respect de la vérité aurait rendu impossible cette histoire qui, par souci de dramatisation, s'inscrivait dans une fausseté qui n'était pas insupportable qu'aux professionnels de la justice.
Alors, à quoi sert la critique de cinéma, quel doit être le rôle du critique ?
A ce sujet j'ai eu d'interminables et stimulantes discussions avec des critiques réputés qui sont devenus des amis. Il me semble que ce qui nous oppose principalement, c'est qu'ils assignent à leur activité un champ beaucoup plus restreint que celui qui devrait être le leur. Il m'est toujours apparu que leur investissement dans la "mécanique" cinématographique proprement dite les rendait délibérément inattentifs à la structure de l'histoire elle-même, à sa cohérence et à sa plausibilité. Comme si le scénario constituait un support négligeable pour ce qui prétendait être une oeuvre d'art sur le grand écran. J'entends bien qu'un créateur a en quelque sorte un droit à l'invraisemblance puisque, sans lui, l'imagination se retrouverait démunie et privée de ce qui la nourrit. D'ailleurs, comment ne pas reconnaître que les appréciations défavorables sur la vraisemblance ou non de certaines attitudes, notamment psychologiques, dans la fiction n'ont guère de sens puisque, précisément, on sait que le réel est suffisamment inventif et contrasté pour offrir tôt ou tard la représentation de ce qu'on aura cru impossible dans un film ?
Mais, pour le réalisateur Philippe Claudel, le problème ne tient pas à des distorsions ponctuelles par rapport à la vision que le spectateur moyen se fait des séquences de vie qui lui sont présentées, mais à une fausseté radicale qui, à la source et à la fin de l'intrigue, dévoie celle-ci et fait passer cette oeuvre, qui pourtant semble sensible à la justesse psychologique et à la logique même erratique des caractères, du registre du concevable à celui de l'impossible. On n'est plus dans le domaine d'une vérité envisageable mais dans celui d'une fausseté évidente, si j'ose dire.
Dans ces conditions, l'obligation du critique n'est-elle pas d'examiner le fond et la forme d'un film contrairement aux pratiques dominantes d'aujourd'hui qui, jamais, dans leur appréciation artistique, ne mettent, sur le même plan que l'esthétique, la vérité et la pertinence du récit ? L'analyse intellectuelle devrait être indissociable du regard technique.
Au sujet de l'oeuvre de Philippe Claudel, j'aurais aimé lire des articles qui attirent l'attention de ce dernier sur la faiblesse fondamentale de son travail. Elle n'est pas contradictoire avec une impression de satisfaction "classique" à la vision du film, le caractère léché des scènes et le jeu des actrices y étant pour beaucoup. Il n'empêche que, sortant de la salle, on ne peut éprouver cette adhésion immédiate et inconditionnelle qui nous pousse vers certaines oeuvres. L'incohérence centrale du film est trop forte, trop éclatante. Philippe Claudel a trop privilégié son confort de scénariste au détriment de l'authenticité de l'histoire, la dramatisation par rapport à la narration.
Le grand Paul Claudel avait dit que "la tolérance, il y a des maisons pour ça". Manifestement, son homonyme en a profité.
Merci pour cette analyse, désormais, je comprends mieux ce qui m'avait dérangé à ce point dans ce film !
Rédigé par : Dahlia | 27 mai 2008 à 22:27
Un petit message pour te dire que ton blog est très plaisant ;)
Rédigé par : musicien | 05 mai 2008 à 13:11
Souvent, il suffit de décrypter les critiques cinématographiques pour comprendre à quel genre de film on a affaire.
Avez-vous vu "la Zona. Propriété privée" de Rodrigo Pla ? C'est un film terrible sur la justice privée et la violence. Il est, à juste titre, couvert de prix.
Rédigé par : Claire | 04 mai 2008 à 01:01
@ Clara
Philippe Bilger est tout sauf un insensible, qui serait à l'image de ceux qui sont happés, sans retour possible, par la glace austère du droit.
C'est un magistrat, au contraire, qui n’est fait que de sensibilité, au sens d'une pellicule photo qui réagit sans cesse et très finement à la nuit et à la lumière.
L'invraisemblance judiciaire qu'il relève dans le film de Philippe Claudel n'est pas, pour PB, une façon de disqualifier l'oeuvre de ce grand auteur. Mais une mise à jour d'une faille importante dans le film, qui finit par en affaiblir le propos.
C'est, pour Philippe, exprimer une déception.
Rédigé par : Véronique | 01 mai 2008 à 09:22
Votre article illustre bien la rigueur et l'austérité du droit. Vous manquez évidemment de sensibilité pour apprécier ce film qui comme toute fiction ne vise pas forcément l'exactitude de la réalité. Par ailleurs, qui êtes-vous pour porter un jugement sur la vraisemblance psychologique du personnage de Juliette ? Une mère qui voit mourir son enfant se sent naturellement coupable et cette culpabilité explique son silence et l'acceptation d'une condamnation. D'ailleurs Juliette dit elle-même que le monde n'est qu'une prison suite à la mort de son enfant... Même s'il est vrai qu'on peut critiquer certains aspects du film d'un point de vue "judiciaire", je trouve dommage de mépriser le magnifique travail de Philippe Claudel.
Rédigé par : Clara D. | 30 avril 2008 à 10:36
Philippe Claudel est intervenu sur un forum d'Allociné pour donner une explication à cette invraisemblance :
http://www.allocine.fr/communaute/forum/message_gen_nofil=526061&cfilm=126893&refpersonne=&carticle=&refserie=&refmedia=.html#msg12577931
"Bonjour,
je me permets de répondre aux internautes qui pensent qu'il y a un problème de crédibilité dans le scénario : en l'écrivant, je me suis évidemment renseigné sur la crédibilité de mon histoire, et notamment de ce point précis. C'était pour moi très important car ce qui m'intéressait dans ce film, c'était d'être sincère et vrai, et de rester dans le cadre du réel. Je ne vais pas rentrer dans le détails, mais la maladie que j'ai "choisie" est une forme particulière de leucodystrophie, qui se développe hélas extrêmement rapidement, et qui est indétectable, sauf grâce à des analyses extrêmement précises qu'on aperçoit à un moment dans le film, que l'on peut faire si on est alerté par des symptômes précis et souvent mal interprétés car ils peuvent être bénins. J'ai discuté avec des médecins et notamment des médecins légistes. En cas d'autopsie, ce que l'on recherche ce sont les causes de la mort, en l'occurrence une injection létale, par exemple de potassium. Un médecin légiste ne pourrait rien déceler d'autre dans ce cas. Et il n'aurait évidemment aucunement l'idée de demander ces analyses précises et très particulières pour détecter la maladie de Pierre, rarissime. Rien dans l'autopsie ne pourrait le mettre sur cette voie.
Je ne cherche pas à faire changer d'avis sur ce film : on l'aime ou on ne l'aime pas. Je voulais simplement dire que tout est, hélas, très crédible...
Bien à vous toutes et tous
Philippe Claudel"
Rédigé par : Rémi | 29 avril 2008 à 09:33
@ Philippe.
"Dans ces conditions, l'obligation du critique n'est-elle pas d'examiner le fond et la forme d'un film contrairement aux pratiques dominantes d'aujourd'hui qui, jamais, dans leur appréciation artistique, ne mettent, sur le même plan que l'esthétique, la vérité et la pertinence du récit ? L'analyse intellectuelle devrait être indissociable du regard technique. "
Vous savez, des fois, on a envie de se laisser juste porter par un film, sans l'analyser. Le commun des mortels a encore moins d'exercice qu'un critique de cinéma (qui fait ce qu'il peut, de son mieux, je pense). Alors, trouver la perle rare qui saura répondre à vos attentes en la matière, je ne sais pas, Philippe, va falloir chercher !
Un critique de cinéma qui ne ferait pas partie de la profession est peut-être plus objectif et pourtant, si des professionnels du monde du cinéma se mettaient à rédiger les critiques, ce serait p'têtre comme vous dites, plus "technique" , mais terriblement plus ardu à comprendre pour les lecteurs non initiés, non ?
Je crois que les critiques de cinéma écrivent pour ceux qui ont juste envie d'esthétique voire d'émotions sur l'instant mais, comme vous l'écrivez, pour ceux qui cherchent (parfois) le plus d'authenticité possible ? Je ne crois pas.
Les journées, la vie sont fatigantes pour les salariés : ils ont envie de ne pas se "prendre la tête" au cinéma, enfin, je crois.
Alors, oui, on a les critiques non pas que l'on mérite mais que l'on attend.
Les gens n'ont plus le temps d'analyser la culture. Ils veulent la consommer comme tout autre produit. Il faut oublier les soucis, se changer les idées, se faire bercer par un conteur de belles histoires.
La culture (et le cinéma en fait partie) ne nourrit que l'âme et l'imagination. Elle ne remplit pas le frigo de ceux qui la touchent le temps d'une séance de ciné. Elle remplit le frigo de ceux et celles qui la produisent.
Je dirais donc, lâchement (héhé) : à eux de nous la rendre intelligente et motivante.
Philippe, je n'ai pas vu ce film.
Je réponds en sortant sûrement des généralités.
Si un jour je le vois, je vous dirai précisément ce que j'en pense et comment je saisis vos propos.
Bien à vous
Rédigé par : Ktrin qui, un jour, voudrait bien tenter d'être critique ciné mais qui, du coup, n'ose plus! | 28 avril 2008 à 02:25
"Il y a un droit à l'invraisemblance mais pas à la fausseté."
me répondez-vous en précisant que je n'ai pas compris votre propos.
Je sais bien que invraisemblance et fausseté ne sont pas synonymes.
Maintenant, franchement Philippe, des critiques cinématographiques maîtrisent-ils à ce point votre palette très élargie des nuances et des tons pour s'interroger sur l'écart de sens entre : fausseté et invraisemblance ?
"On n'est plus dans le domaine d'une vérité envisageable mais dans celui d'une fausseté évidente, si j'ose dire."
Je suis très d'accord avec vous sur ce point. La fausseté évidente des situations dans un scénario explose la crédibilité d'un film.
"L'analyse intellectuelle devrait être indissociable du regard technique."
Vous arrive-t-il de balayer parfois devant votre porte ? Je veux dire par l'emploi du "vous", les professions judiciaires ?
Parce que là, question regard technique, dans une procédure il y a tout ce qu'il faut. Et même, parfois, plus qu'il n'en faut.
Quant à l'analyse intellectuelle...(???)... Vous ne pensez pas ?
Rédigé par : Véronique | 26 avril 2008 à 12:50
Le Figaro accorde quatre étoiles, le Monde et les Cahiers du cinéma une seulement à ce film sur l’enfermement et sur ce couple infernal que représente le couple sororal, mais que je ne verrai pas vu l’insupportable publicité pure et simple ( ≠ critique) dont on nous rebat les oreilles et les yeux sur toutes les émissions de tous les médias à propos de ce maître de conf. nancéen (qui appartient donc à un conseil scientifique dont il m'a été donné de constater qui s’estimait au-dessus des lois) et dont, qui plus est, je ne supporte pas non plus le style de pull-over! C’est comme pour les yaourts, je suis venue à renoncer acheter certaines marques, en particulier Danone et sous-marques, du fait que leur publicité m’était devenue totalement insupportable. En passant devant le rayon, la publicité me revient en mémoire et l’agacement qui en résulte me conduit immanquablement à m’en éloigner.
D’une façon générale cependant je comprends bien ce que vous dites à propos de « qui aurait été soucieux de vérité, une connaissance même élémentaire du processus judiciaire aurait appris que » etc. …
Qu’il s’agisse du processus judiciaire en effet, ou de n’importe quel autre processus dont on peut avoir peu ou prou connaissance, dès que l’invraisemblance commence à nuire à l’intérêt du scénario on se démotive par rapport au devenir de ce qui n’est plus qu’un tissu d’invraisemblances, donc, en ce qui me concerne, je zappe ou je sors !
Rédigé par : Catherine JACOB | 26 avril 2008 à 12:23
Tiens, j'avais été gêné de la même façon que vous par ce point (en plus d'autres invraisemblances moins énormes). Ce n'est pas nécessairement une déformation de juriste : pour une fois que le juste et l'équitable pouvaient aller de concert...
Rédigé par : Yves Duel | 26 avril 2008 à 11:22
L. Dandrieu de Valeurs Actuelles ne partageait visiblement pas l'avis de ses confrères : "Sortie de prison où elle vient de passer quinze ans pour avoir tué son propre fils, Juliette (Kristin Scott Thomas) trouve refuge chez sa soeur Léa (Elsa Zylberstein). Et tout le monde s’interroge sur le passé de cette femme surgie de nulle part… Un sujet fort, hélas traité aussi maladroitement que possible par le romancier Philippe Claudel, auteur du scénario. Or, si les comédiens sont à la peine par la faute d’une direction d’acteurs inexistante (seule Kristin Scott Thomas tire son épingle du jeu), les musiques de Jean-Louis Aubert arrivent comme autant de cheveux sur la soupe (ce dernier mot étant de circonstance), si les interminables scènes de vie de famille sont d’une mièvrerie très “ami Ricoré”, c’est avant tout l’écriture qui coule le film : en soulignant lourdement les contours d’un mystère qui aurait exigé une tout autre finesse, en noyant l’émotion sous un pathos qui la sollicite de manière racoleuse, en multipliant les mots d’auteur patauds. Un film aussi inquiétant pour la carrière littéraire de Philippe Claudel que pour son avenir de cinéaste."
Rédigé par : JFF | 26 avril 2008 à 08:33
Philippe Claudel vient de publier :
"Petite fabrique des rêves et des réalités" (Stock).
Dans ce livre PC propose un éclairage sur la genèse de son film, le scénario et le tournage.
Je ne suis pas d'accord avec vous quant à l'obligation de vraisemblance dans une fiction. Et que si cette vraisemblance est absente, alors la qualité et la solidité du film ou du roman devraient en être amoindries.
je n'ai pas vu le film, ni lu le livre. Les articles au sujet du film auraient-ils du mettre en évidence l'invraisemblance judiciaire du propos ?
Je pense que cet oubli est la traduction, à la fois, d'une inculture judiciaire généralisée et très partagée chez des journalistes généralistes, mêlée à un parti pris spontané qui, d'entrée, ne peut être que favorable et indiscuté à ce qu’écrit ou réalise PC.
Mais l'écrivain est plus que remarquable. Pour son intelligence profonde dans l'expression de sa sensibilité.
Pour moi un livre ou un film réussi, c'est quand quelque chose en nous est très finement restitué. Quand nous sommes en même temps, heureux et malheureux de la lecture d'un roman ou d'une séance de cinéma. Rendus à des clartés et à des obscurités.
Rédigé par : Véronique | 26 avril 2008 à 08:18
Il ne s'agit pas de confiance à accorder à un personnage multicartes, mais d'essayer de dénicher du talent dans son travail. Depuis quelques années une grande profusion de films moyens montés grâce à la notoriété de celui qui s'improvise réalisateur dénature le métier de cinéaste. Avec une étonnante facilité P. Claudel a réussi à produire son film, alors qu'un réalisateur reconnu comme Costa Gavras avait mis cinq ans pour parvenir à monter Le Couperet. L'éclectisme du monsieur devrait le conduire à l'Elysée : suffit de tenter sa chance.
Rédigé par : SR | 25 avril 2008 à 23:17