Si on en croit le Parisien, Elisabeth Badinter a parlé de "honte pour la justice française" à la suite d'un jugement, rendu au tribunal de grande instance de Lille, annulant un mariage entre deux jeunes musulmans parce que l'épouse avait menti sur l'existence de sa virginité, déterminante dans le consentement du mari. Le Monde ne nous a fait grâce d'aucune des protestations "féministes". Valérie Létard, secrétaire d' Etat à la Solidarité, s'est émue et a déploré une régression pour les droits des femmes. Le comble, pour ne pas évoquer les remous à l'UMP, qu'on ne savait pas si passionnée par le droit civil, est venu de Dominique Paillé, conseiller de Nicolas Sarkozy, qui ne propose rien de moins que d'édicter l'impossibilité d'annuler un mariage. Tant qu'à faire, au moins ça déblaiera !
Faut-il prendre ces réactions au sérieux ou relèvent-elles de cette tradition française qui dans l'immédiateté et généralement sans savoir s'indigne et va regarder ensuite de plus près, mais souvent trop tard, de quoi il s'agit ?
Où est le scandale ? Réside-t-il dans le comportement de cet époux, ingénieur d'une trentaine d'années, qui le soir de ses noces, parce que son épouse n'est plus vierge, la fait ramener sur-le-champ dans sa famille le 8 juillet 2006, décide dès le 9 de se séparer d'elle et l'assigne le 26 pour voir annuler leur mariage ? Il est clair qu'il y a dans ces péripéties qui pourraient être vaudevillesques si elles ne concernaient pas la religion, l'humain et la loi une précipitation autoritaire, un empressement étrange. Il est manifeste qu'une majorité d'êtres et de couples n'aurait pas adopté la même attitude. Il n'empêche qu'aussi blâmable que puisse nous apparaître une telle perception de la réalité et de l'amour conjugal, rien ne nous autorise à lui interdire de recourir au droit et à la justice au prétexte que notre progressisme en matière de moeurs se garderait bien d'utiliser la même démarche.
Le scandale serait-il constitué par le jugement rendu par la juridiction de Lille ? L'époux la désirait vierge pour le mariage, elle ne l'était pas et lui avait fait croire qu'elle l'était. Pour l'un et l'autre, cette question de la virginité était capitale puisque l'homme se fondait sur la certitude de cette dernière pour les épousailles et que la jeune femme de vingt ans éprouvait le besoin de cacher son absence de virginité, assurée que la connaissance de la vérité ruinerait son mariage. Au moment où le mari va assigner son épouse- celle-ci acquiesçant à la demande - pour voir déclarer l'annulation de leur mariage, nous sommes à même de constater que la rigueur religieuse, s'alliant à la possessivité virile, trouvera le secours de l'article 180 du Code civil. L'avocat du mari a expliqué, très finement, pourquoi il avait choisi cette procédure d'annulation plutôt que celle du divorce.
Qu'indique cet article, notamment dans son second paragraphe ? "S'il y a eu erreur dans la personne, ou sur des qualités essentielles de la personne, l'autre époux peut demander la nullité du mariage". Les "qualités essentielles" généralement retenues par la jurisprudence civile, tiennent surtout à la méconnaissance d'un emprisonnement, à l'ignorance d'un divorce antérieur, à l'existence d'une séropositivité, à une incapacité sexuelle ou à une activité de prostituée. Ces informations lourdes, graves et préoccupantes pour un couple n'ont permis l'annulation des mariages auxquelles elles se rapportaient qu'à cause de leur occultation par l'un des époux avant leur engagement réciproque. Il convient donc que soient réunis à la fois un comportement mensonger et une dissimulation portant sur une donnée fondamentale de nature, en tout cas, à altérer l'avenir conjugal du couple même le mieux disposé.
Quand la philosophe Elisabeth Badinter proteste en soulignant que "la sexualité des femmes en France est une affaire privée et libre, absolument libre", elle énonce une évidence mais ne rend pas absurde l'application de l'article 180 du Code civil. La jurisprudence attire notre attention sur le fait que l'intimité de tel ou telle est naturellement souvent mise à contribution pour fonder une demande en annulation. On voit d'ailleurs mal comment il pourrait en être autrement. Le mensonge sur "une qualité essentielle", entraînant une erreur de la part du conjoint la percevant comme une condition déterminante de son choix conjugal, constitue la rupture d'un contrat au moins moral qui présuppose que toutes les vérités capitales doivent être formulées avant le mariage, pour le bonheur ou au moins l'amour éclairé de l'autre. Il n'y a rien là qui puisse par principe choquer l'opinion commune. Je recommande, pour une analyse juridique limpide et éclairante de la décision, un remarquable billet, pour ne pas changer, de Me Eolas.
A la suite de ce jugement, des spécialistes ont été consultés qui ont d'ailleurs rappelé que "cette jurisprudence est ancienne et n'a rien d'extraordinaire ou d'extravagant", notamment Me Xavier de la Chaise sur le site de l'Obs, en insistant sur le caractère généralement intime ou religieux des motifs d'annulation. Le procureur de Lille lui-même, confirmant qu'il s'agissait d'une jurisprudence classique, tentait de convaincre que la question ne concernait pas la virginité "mais la liaison qu'elle a eue avant et qui a été cachée. C'est le mensonge qui motive la décision du juge". Le garde des Sceaux elle-même, assumant avec courage la défense de ce jugement, exposait que cette annulation représentait une protection pour la jeune épousée en laissant entendre que celle-ci était ainsi dégagée de liens qu'elle ne souhaitait pas. Pourquoi pas ?
Au fond, parce que la jurisprudence n'a jamais proposé de décisions ayant annulé un mariage par occultation de l'absence de virginité, faut-il considérer que la dissimulation d'une liaison ou d'un rapport intime antérieurs au mariage - alors qu'à l'évidence le couple sait l'importance, pour son union, de cette virginité - ne devrait pas constituer une "erreur sur une qualité essentielle de la personne" ? La légitimité juridique ne me semble pas affectée par le comportement conservateur, voire intégriste du mari. Doit-on admettre que satisfaire la demande de celui-ci, c'est non seulement reconnaître que la virginité puisse être, avant le mariage, une "qualité essentielle" mais favoriser un mouvement d'asservissement de la femme qui, comme en l'occurrence, n'aurait le choix qu'entre l'absence de mariage si elle dit la vérité et l'annulation de l'union si elle la laisse découvrir par le mari ?
Quel est le rôle de la justice ici ? Nous verrons, s'il y a un appel, ce qu'une autre juridiction décidera. Plus profondément, les magistrats sont-ils les gardiens de la lettre de la loi ? Dans ce cas, au risque de l'incompréhension, en dépit des péripéties singulières ayant précédé la demande d'annulation et du soupçon clair et peut-être injuste manifesté à l'encontre de ce mariage musulman, les juges n'ont pas d'autre issue que l'annulation ? Si l'esprit du texte domine et sert de seule boussole, à supposer que cette jeune étudiante musulmane ait véritablement aspiré à cette union et aimé cet homme, n'aurait-on pu refuser l'annulation au motif que le mensonge n'est réellement grave que si on dispose d'une liberté pleine et entière pour ne pas mentir ? A partir du moment où la connaissance de la vérité sur son passé allait inéluctablement avoir pour conséquence sa répudiation au sens commun, le magistrat aurait pu être tenté, forçant son rôle, de dépasser le droit pur pour s'attacher à une analyse sociologique, à une conclusion politique. Un message de libération sociale plus que de convention juridique. Certes, ensuite le mari aurait engagé une procédure de divorce mais qui sait, le temps gagné par elle l'aurait peut-être fait réfléchir, lui. Je ne dissimule pas qu'une telle approche, mêlant le singulier et le pluriel, serait aisément qualifiée de peu orthodoxe, voire de dangereuse. En tout cas, qu'on cesse d'enjoindre à la justice d'oublier ce qui fonde sa mission parce qu'elle devrait avoir pour vocation principale de dénoncer le caractère rétrograde de certains comportements !
Outre une réflexion sur la mission de la justice - juristes purs ou juges citoyens ? -, cette délicate affaire nous éclaire à nouveau sur les méfaits de ce que l'on pourrait appeler le snobisme politique acharné à ne manquer aucun train. Tellement effrayés à l'idée de devenir ringards, nos représentants font trop volontiers l'économie du savoir, du courage et donc de la lucidité.
Cette course à la surenchère pourrait être drôle si elle ne nous avait pas pour témoins, nous, les citoyens.
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