Je déteste les pétitions et n'en signe jamais. Les pétitionnaires compulsifs me stupéfient avec leur besoin de gagner en masse ce qu'ils perdent souvent en profondeur. Aussi me suis-je bien gardé, ces derniers jours, en dépit de la vivacité du débat, de mêler ma voix modeste à celles qui soutenaient Siné, vilipendaient Philippe Val ou, position plus subtile, tentaient de prendre de la hauteur en dépassant l'un et l'autre, notamment Philippe Cohen dans Marianne 2.
Solitaire, on a le droit tout de même de parler et d'écrire. Et l'envie m'en est venue aujourd'hui, en lisant dans le Monde un long article de Bernard-Henri Lévy venant, la bataille pas encore apaisée, mettre son poids intellectuel et médiatique au service de Philippe Val.
Décidément, je ne raffole pas du ton de BHL qui me donne toujours l'impression non seulement de donner des leçons mais de se croire le seul légitime à les dispenser, notamment dans le domaine de la morale internationale, du racisme et de l'antisémitisme.
Pourquoi ? Pourquoi cette manière condescendante et totalitaire de s'affirmer le dépositaire de l'éthique comme s'il fallait forcément l'attendre, lui, pour enfin savoir ce qu'il convient de penser et de ressentir ? Sur le racisme et l'antisémitisme en particulier, je ne parviens pas à m'habituer à l'assurance avec laquelle, comme si cela allait de soi, il se pose en contempteur ou en sauveur, en personne qui n'a pas à argumenter parce que le convenable et le décent lui appartiendraient de toute éternité. Pourquoi en l'occurrence ? Parce que lui-même est juif, parce qu'il n'y a pas un recoin de la vie publique française qui n'appelle son aval ou son diktat, parce qu'il s'est égaré il y a longtemps et qu'il l'a fait oublier, parce qu'il nous fait comprendre qu'il est le meilleur puisqu'il est partout et brille de mille feux ? Il n'empêche que, pour ma part, je ne suis pas convaincu de l'antisémitisme des propos de quelqu'un sous le seul prétexte que BHL les a déclarés tels. Jean-Paul Sartre, dans un essai fameux, a affirmé que l'antisémite créait le juif. Aujourd'hui, dans cet espace étroit qui, sur ce plan, est concédé à la liberté d'expression, ne peut-on avancer que parfois, le juif invente l'antisémite ? Et le désir de protection l'indignité des attaques ?
Je tiens pour rien dans son texte l'allusion, au sujet de Badiou ayant évoqué Sarkozy "l'homme aux rats", à Sartre qui aurait toujours été dégoûté par les "métaphores zoologiques", "marque du fascisme". Alors, comment pardonner cette définition terrible que Sartre donnait de l'anticommuniste : "un chien", tout simplement ? Sartre, un fasciste ?
Il y a, dans l'article, des intuitions et des dénonciations infiniment plus sérieuses.
D'abord, évidemment, le droit, quasiment le devoir, de "bouffer du curé, du rabbin, de l'imam - jamais du "Juif" ou de l'"Arabe". Je ne suis pas persuadé que cette pétition de principe résisterait à la réalité si tout à coup on se mettait, absurdement, à vouloir systématiquement "bouffer du rabbin". Nul doute que BHL rapidement oublierait son indifférence religieuse pour s'en prendre à ces malotrus, et il aurait raison. Cette distinction opérée entre les fonctions religieuses et le "Juif" ou l'"Arabe" est stimulante dans la mesure où elle fait percevoir comme il a été facile - et salutaire pour la démocratie - de prendre parti, pour certains esprits, en faveur de la liberté de caricaturer Mahomet. La religion, quelle qu'elle soit, représente le bouc émissaire idéal et quand elles réagissent violemment comme pour ce dernier exemple, on s'attire la sympathie de tous ceux qui les détestent et qui crient à la censure. Cela devient une cause consensuelle où il y a moins de risque à défendre le droit au sacrilège qu'à exiger le respect pour les croyances. Aussi, il n'y a pas à s'étonner du comportement de Philippe Val, contrairement à certaines allégations, parce qu'il aurait été hier du bon côté et aujourd'hui contre Siné. Hier, c'était facile, porteur, avec presque l'ensemble de la classe politique derrière soi. Aujourd'hui, s'opposer à Siné est une impérieuse obligation aussi consensuelle dans l'interdiction que l'autre l'était pour l'expression.
BHL résume, "en substance", la chronique de Siné de la manière suivante : "la conversion au judaïsme est, dans la France de Sarkozy, un moyen de réussite sociale et Siné préfère "une musulmane en tchador" à une "juive rasée" (sic)".
D'une part, à bien lire la chronique, il ne me semble pas que Siné effectue une telle généralisation alors qu'au contraire, il s'appuie sur l'exemple particulier de Jean Sarkozy et de sa fiancée en prêtant au premier une conversion par intérêt (au demeurant inexacte). D'autre part, si l'allégation de Siné s'ancre dans une mise en cause individuelle, qui évoque certes une conversion au judaïsme par tactique mais sans prétendre à une dénonciation collective, a-t-on le droit, si on a envie de dire ce qu'on a écrit, de le dire ? Comme pour d'autres thèmes infiniment sensibles comme celui par exemple de l'homosexualité, le passage du particulier au général ne fait-il pas toute la différence, le passage de la liberté de critique sur des attitudes singulières, aussi risquée qu'elle soit, à la scandaleuse opprobre jetée globalement sur une communauté ou une pratique religieuse ? Je ne sais si cette analyse est pertinente, absurde ou dangereuse. Ce dont je suis sûr, c'est qu'on n'a pas à nous fermer la bouche, à nous priver d'écriture sans nous faire au moins l'aumône de bien plus qu'un léger mépris, qu'une incontestable supériorité humaniste. On a le droit de savoir pourquoi on doit se taire.
Enfin, et c'est le pire, d'où BHL tire-t-il cette conclusion fausse que "l'antisémitisme - comme, naturellement, le racisme - est un délit qui ne souffre ni circonstances atténuantes ni excuses" ? Ainsi, les infractions les pires pourraient voir leur auteur sinon absous du moins compris au point de devenir presque familier et la pensée malfaisante, dévoyée, l'expression, souvent, de l'instinct misérable, de la solitude et de la peine sociales, l'étrangeté douloureuse et aigrie éprouvée devant autrui, elles, ne mériteraient pas la moindre tentative d'élucidation, d'explication, de consolation ? A lire BHL et à voir la rigueur forcenée qu'il applique aux délits de l'esprit, à la bêtise de la condition humaine qui n'a pas le luxe, le loisir et la superfluité de sa propre existence, je me demande par quel paradoxe on a des Fouquier-Tinville pour l'immatériel même pervers mais qu'on en a si peu, dans la classe intellectuelle, pour les tragédies réelles et les crimes qui détruisent l'humain. Pourquoi les aberrations de la pensée et les fruits de la débilité seraient-ils privés "des circonstances atténuantes" ? Bien au contraire.
Je regrette. Je ne suis pas convaincu par l'argumentation de BHL. Présenter Siné comme un danger quand la cohorte innombrable des bienséants nous menace, prétendre donner des lettres de noblesse à l'humour en lui assignant des limites, nous présenter la liberté de l'esprit comme un champ de mines où chaque avancée pourrait faire exploser l'humanité et la société, rien que cela, nous mettre en garde, en cage, nous prévenir, nous alerter, nous dissuader, nous blâmer, nous prendre par l'esprit et la morale comme des moutons, nous étouffer à force de Bien et de sollicitude, ce n'est pas le monde, la vie dont je rêve.
Dans Siné-Monde, je ne choisis rien.
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