Un jour, je ne sais plus quand, la réalisatrice Anne Fontaine m'a téléphoné. Nous avons eu un très agréable échange sur la cour d'assises puisque son intention était d'écrire une histoire dont la tonalité serait judiciaire avec, je crois me rappeler, un avocat comme protagoniste. Nous devions nous rencontrer pour qu'elle puisse recueillir de plus amples informations sur ce domaine mais ce projet ne s'est pas concrétisé. Cela explique tout de même avec quelles impatience et curiosité je suis allé voir son film "La fille de Monaco" d'autant plus que j'avais beaucoup apprécié deux de ses oeuvres précédentes.
La plupart des critiques ont, sur l'ensemble des médias, consciencieusement accompli leur métier et favorisé la promotion du film. Peu de réserves ont été formulées. La réalisatrice et les acteurs ont été loués et l'histoire elle-même n'a pas fait l'objet d'un examen vigilant. Comme si Anne Fontaine d'un côté et Fabrice Luchini de l'autre devaient emporter par principe tous les suffrages.
Non qu'une vision attentive ne fasse pas apparaître des richesses et des subtilités qui, mieux exploitées, auraient sans doute suscité une adhésion plus large. Il y a évidemment des bonheurs dans le dialogue. On devine, entre les images, ce qu'aurait dû être le ressort fondamental de cette oeuvre : l'univers d'un grand avocat circonspect en face de la spontanéité de l'amour, bouleversé, bousculé par une jeune fille séduisante, instinctive, aussi déliée que lui-même était "coincé" avant de la connaître. Cela aurait pu donner une tragédie ou emprunter la voie d'une comédie fine et légère. A l'évidence, les scénaristes n'ont pas su ou pas voulu choisir et le film, loin de gagner en plénitude, perd en cohérence et vraisemblance.
Je n'attache pas une grande importance aux invraisemblances proprement judiciaires, au squelette de procès qui nous est proposé et à l'avocat qui interrompt sa plaidoirie pour questionner l'accusée, sa cliente, qui est dans le box et qui lui répond ! En effet, ces approximations ne révéleraient que l'inaptitude d'un film français à représenter le vrai, même après s'être apparemment documenté, si elles n'étaient accompagnées en profondeur d'un illogisme de la vie représentée.
Pourtant, Anne Fontaine a travaillé en tandem pour écrire le scénario, auquel s'est joint Jacques Fieschi qui n'a pas été pour rien dans la rigueur narrative de Claude Sautet. Alors, par quelle aberration ces trois personnalités, capables de s'écouter et de se contredire, de dénoncer le factice et d'inventer de l'authentique, ont-elles laissé passer au moins trois anomalies graves, contraires au sens commun, à la psychologie et à la vérité matérielle ? On ne peut que regretter le système américain où un producteur n'aurait pas "lâché" "ses" scénaristes avant d'être pleinement satisfait par leur mouture.
L'erreur initiale vient sans doute de la fausse bonne idée du garde du corps, excellemment joué par Roschdy Zem, qui contraint par la suite à des acrobaties dans la fiction. Parce que l'hypothèse d'un tel personnage auprès d'un avocat est franchement absurde, même dans un contexte de mafia russe, le film s'engage dans une histoire artificiellement composite en dépit de sa volonté de "faire" dans le réel. Je vois là l'une des faiblesses fondamentales de nos scénaristes, par rapport aux créateurs anglais par exemple. Ceux-ci prennent d'abord la réalité comme elle est, puis tissent leur intrigue à partir d'elle. Chez nous, trop souvent, c'est le concept qui vient imposer sa loi à la réalité et qui la rend méconnaissable.
La deuxième étrangeté, c'est le comportement de cet avocat réputé, prudent, réservé, craignant les foudres de l'amour, obsédé par une très grave affaire criminelle et qui, soudain, s'abandonne à une frivolité festive et alcoolisée, incompatible dans tous les cas avec le fragment de vie qu'on prétend nous montrer comme s'il était plausible. Je ne nie pas que n'importe qui puisse, en un trait de temps, sortir de soi et embrasser l'existence sur un nouveau mode. Mais pour notre avocat, tel qu'il se manifeste initialement, ce dérèglement ne se produirait pas ainsi.
Enfin, le sommet de l'inconcevable, c'est l'avocat s'accusant à la place de son garde du corps. Coup de théâtre tellement programmé qu'il perd toute force, d'autant plus qu'il est atteint en son coeur d'une invraisemblance absolue puisqu'on ne nous explique pas comment l'avocat convainc de sa culpabilité alors qu'il suffisait de vérifier sa présence à l'audience pour infirmer son aveu !
Je sais bien que le propre du réel est de justifier toutes les imaginations, puisqu'il est par nature composé d'illimité. La notion d'invraisemblance pourrait n'avoir pas de sens puisqu'on ne saurait exclure que celle d'aujourd'hui devienne demain, possible ou même certaine. Il n'empêche que le grand cinéma italien ou anglais - ou ce chef d'oeuvre allemand "La vie des autres" - se fonde d'abord sur une fiction qui n'offre pas tous les droits à l'esprit erratique mais le contraint à offrir une exacte matérialité puis une logique impeccable des comportements humains. Que ceux-ci soient imprégnés de mystère ou non. L'ambiguïté des âmes et des attitudes n'est pas incompatible avec une narration qui aurait du sens parce que les spectateurs se retrouveraient en elle comme dans un espace commun.
Si le cinéma n'est pas un thème dérisoire au-delà de la subjectivité et des goûts de chacun, c'est qu'il permet d'identifier les mêmes dysfonctionnements qui entravent, par exemple, la qualité médiatique. De la même manière que le Monde s'est bien gardé d'examiner le fond de l'article de Bernard-Henri Lévy sur la Géorgie - démarche qui aurait restitué au récit sa part fictive et brisé l'illusion -, de la même manière j'ai l'impression que les critiques ne se penchent jamais sur la substance des histoires, la rigueur des enchaînements et la plausibilité des situations. Dans l'un et l'autre cas, on apprécie ou non une apparence mais d'autant plus séduisante, pour le film d'Anne Fontaine, que les trois acteurs principaux sont parfaits. Ils jouent juste dans une réalité qui ne l'est pas. Il y a comme une pudeur, de la part des professionnels, à s'attacher à l'essentiel, comme si l'imagination devait rester le signe éclatant de la liberté de qui se baptise créateur, mais à demeurer dans ses marges et à se gorger de technique ou, pour les médias, d'écriture formelle.
Sans doute faut-il voir, dans cette attitude, la rançon des univers clos qui meurent de n'être composés que de spécialistes et qui ne se soumettent jamais à l'épreuve du profane. Je ressens de plus en plus le besoin des élans et de la passion de ceux qui goûtent les arts et non plus des préciosités de ceux qui les cultivent.
Anne Fontaine aurait du regarder son film comme une spectatrice ordinaire. Elle aurait douté.
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