Devant cette unanimité agaçante, pourquoi nier que la tentation existe de la briser ? Y succomber serait une erreur, une grave faute même. Parce que le film, techniquement, est remarquable, que son rythme ne faiblit pas et qu'on ne s'y ennuie pas une seconde. C'est un tour de force d'avoir rendu si passionnante une expérience professionnelle aussi éloignée de l'enseignement authentique que le juge l'est, par exemple, du justicier.
Se détourner de ce film parce qu'il serait trop loué serait aussi absurde que de le prendre pour une image plausible d'une classe de collège. Brillant mais particulier, il séduit par sa forme mais peut irriter par son fond.
Une anecdote qui éclairera bien mon propos. A peine m'étais-je levé de ma place pour quitter la salle, à la fin de la projection, que j'étais aimablement interpellé par une jeune femme qui me demandait ce que j'en pensais et qui surtout m'exhortait à ne pas croire que ce film constituait une représentation fidèle de l'univers scolaire. Aurais-je eu cette envie que sa vision et la philosophie développée par François Bégaudeau m'en auraient évidemment préservé. En effet, celui-ci, auteur du livre adapté, co-rédacteur du scénario et acteur principal - au demeurant, étonnant de talent et de naturel - s'est toujours présenté comme "un prof qui n'enseigne jamais" et, en ce sens, si on suit, dans Marianne, Fanny Capel, professeur de lettres en Seine-et-Marne, il convient d'admettre "qu'en fait le plus mauvais prof de France est devenu une star".
Il ne faudra pas oublier, dans l'analyse de la pratique de François Bégaudeau telle qu'elle se dégage du film, à la fois sa conception du métier et les contraintes qu'une telle classe n'a pas manqué de faire peser sur lui. En même temps, il ne cesse pas d'exprimer en action ce qui fait le fond de sa personnalité - et il est responsable de cette étrange manière de faire, selon mon point de vue - et affronte dans un triste empirisme les difficultés presque insurmontables qui naissent d'une collectivité quasiment ingérable. Il n'enseigne pas parce qu'il ne veut pas et qu'il ne peut pas. A ce titre, rien ne serait pire, pour l'observateur, que de ne pas en tenir compte et de s'abandonner à une dénonciation péremptoire.
Pourtant, il y a beaucoup à dire.
Je tiens pour rien l'atmosphère générale de l'établissement où le principal en cravate dialogue avec des professeurs certes estimables mais que leur apparence maintient dans une sorte de décontraction affichée et que tel ou tel de leurs propos situe clairement en opposition idéologique. Par exemple, la CPE qui évoque "une rafle" au sujet de la lutte contre les "sans papiers". Plus précisément, au sein de la classe elle-même je suis effaré par le désordre constant, les réactions intempestives, le bruit lancinant et, plus grave, la grossièreté presque chronique. Je ne veux même pas faire allusion à une élève, Esméralda, qui déclare "ne pas aimer la France". Et François Bégaudeau, loin de s'en offusquer, réplique que lui aussi, il ne l'aime pas. Je préfère oublier la mastication des chewing-gum durant le "cours" et quand l'élève parle au professeur. Au fond, les élèves sont chez eux dans cette classe et le maître n'y est qu'un invité toléré. J'éprouve même de la pitié à l'égard de ce dernier lorsque courageusement il tente de retrouver une place qui serait celle de l'enseignant. Pendant qu'ils "défont" la classe, lui s'essaie par moments à la "faire". Mais à sa manière. On ne peut pas prétendre qu'il leur apprend la langue française, ses richesses et ses subtilités. Il s'acharne à dépasser le cadre de ce que serait un enseignement véritable pour entraîner ses élèves sur des chemins vaguement perçus comme "une école de la vie" ou, pour parler plus brutalement, "un bordel généralisé" qui espère faire jaillir de son tohu-bohu une esquisse de leçon et de cohérence. On n'apprend rien, donc, et une élève, la même Esméralda, le souligne tandis qu'une autre, pitoyable, vient le larmoyer à la fin de l'année.
Que, dans cette classe, il y ait des pépites d'avenir, un jeune chinois par exemple, c'est une évidence. Que parmi ces jeunes gens et jeunes filles, il y ait des personnalités attachantes, parfois une spontanéité rafraîchissante, même des bonheurs d'expression, un aplomb incroyable, sans doute. Cela ne crée pas par miracle des élèves et un professeur. Car il y a surtout, dans cette multitude sans cesse en ébullition et jamais maîtrisée - rien de plus contradictoire avec ce pédagogue délibérément dépassé que la belle notion de maîtrise - la certitude rarement démentie de se trouver sur un pied d'égalité, sans aucune relation de dépendance même intellectuelle, avec cet adulte qui à force de gentille démagogie - un peu de fermeté, jamais trop, on ne sait jamais ! - et de réduction ostensible de son rôle joue au contraire à se rapprocher d'eux. Ils désiraient, au fond d'eux-mêmes, un professeur et ils ont un ami. Ils auraient respecté le premier et ils se moquent, en réalité, du second. Celui-ci a beau faire, éprouver même le besoin de ne pas se distinguer d'eux en refusant toute apparence clairement démonstrative du hiatus, dans le rituel scolaire, entre l'enseignant et l'enseigné, tous les signes ostensibles du savoir face à l'apprentissage, à l'écoute du savoir, rien ne suscitera leur complaisance car contrairement aux idées reçues - et j'en ai eu l'expérience avec de jeunes accusés aux assises - ils n'auraient été prêts à faire don de leur concentration et de leur tenue qu'à celui qui aurait su les exiger. C'est un immense gâchis, que les qualités personnelles ne parviennent pas à dissimuler, pas plus que la lecture de Platon par une élève qui ne voulait pas être traitée de "pétasse" et qui l'était pourtant lors de l'épisode visé par François Bégaudeau.
Parce que le pire, c'est qu'au milieu du laxisme presque encouragé - il est des faiblesses qui sont des pousse à l'anarchie - et de la répugnance de la sanction même nécessaire en tant que telle (elle entraînerait une tension lourde et un risque d'affrontement alors qu'on a l'une et l'autre en période dite "normale" !), on se pique parfois d'autorité. Mais elle est si rare, si mal utilisée, si douloureusement sortie de soi, elle fait tellement mal à celui qui doit en user que son exercice aboutit à l'effet inverse. Comme aucune limite n'a jamais été fixée et que l'insupportable, pourtant, se présente, même un professeur comme lui qui ne désire pas l'être, nourrit l'utopie d'une sanction acceptée sans résistance. La contestation étant toutefois permanente et faute d'être obéi puisque les élèves n'ont jamais eu à obtempérer à ce qui ne leur a jamais été demandé, l'enseignant désavoué s'emballe, tente de rattraper en une seconde des heures de camaraderie non structurante, dérape enfin. Il est mis injustement, pour presque rien, au ban des accusés quand il aurait dû l'être depuis longtemps pour non-assistance à élèves virtuels en perdition et en état d'insolence. Un jeune malien, Souleymane, n'aurait pas dû rester dans une classe qu'il n'a cessé de "pourrir" et quand il est enfin expulsé de l'établissement, on lui promet, avec beaucoup de miséricorde, de l'aider à en trouver un autre où il pourra à son aise poursuivre son "travail" de sape.
Surtout, cette autorité parcimonieuse survient toujours trop tard. Durant le conseil de classe, les deux déléguées des élèves (dont l'inévitable Esméralda) ont un comportement scandaleux. L'une même, tellement elle pouffe de rire, s'absente sans autorisation de la salle avant d'y revenir. Au cours de cette séance, pas une voix ne s'élève, même pas celle du principal, pour les rappeler à l'ordre et à leur mission. Pourquoi ? Peur de déplaire, fascination du jeunisme même le plus insupportable, insertion molle dans la modernité ? Je ne sais. En tout cas, quand François Bégaudeau, à retardement, évoquera ces incidents, au cours de sa classe, pour les déplorer, il s'engagera dans un combat perdu d'avance précisément parce que tardif. Et c'est lui qui sera blâmé !
"Entre les murs" doit être vu. Par qui aime le grand cinéma. Par qui est passionné par les convulsions, les désordres et, pour certains, les chances d'une société. Pas étonnant qu'avec la philosophie et la vision politique qui inspirent François Bégaudeau et l'oeuvre tout entière, Sean Penn et son jury aient octroyé à celle-ci la Palme d'or, guère surprenant que les médias spécialisés l'aient encensée sans réfléchir à ce qu'elle révélait du triste état de certaines des coulisses scolaires de notre pays. Bref, on n'a qu'à applaudir.
Pour ma part, j'ai eu envie d'applaudir mais aussi d'interroger : va-t-on rentrer dans le mur ?
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