De partout, depuis quelques jours, se multiplient les attaques contre la garde des Sceaux. Je ne doute pas que certains y voient les prémices délicieuses d'un hallali. Le mépris, dont beaucoup l'accusent, ne passe décidément pas et force est de constater que l'adversité, loin de la rendre politiquement plus lucide, enferme plutôt notre ministre dans une autarcie dangereuse, qui consiste à tenter chaque soir de réparer ses "gaffes" du matin. On l'a vu à propos du suicide du mineur où les magistrats vilipendés ont reçu ensuite un hommage appuyé. On le remarque avec les syndicats pénitentiaires qu'avec maladresse on n'accueille pas, pour leur offrir quelques heures plus tard une réunion le 7 novembre puis un rendez-vous le 22 octobre au matin, avant leur journée de "blocage total" prévue le 13 novembre (le Monde, le Parisien, les sites du Nouvel Obs et du Point). Tout cela ne brille pas par la cohérence. Entre le rejet et le dialogue, il faudrait choisir, une bonne fois pour toutes. Pas plus la magistrature que les personnels pénitentiaires n'aiment être traités sur un mode qui ne leur garantit jamais le comportement du lendemain. L'une et les autres ont la faiblesse d'attacher quelque importance à ce qu'ils sont et représentent.
Depuis le début du mois d'octobre, quatre suicides de détenus dans l'Est de la France. Le 1er octobre, sont dénombrés 63185 détenus pour moins de 51000 places. Un taux de surpopulation à l'évidence plus préoccupant que jamais. Il était facile de prévoir que la mise en oeuvre de l'excellente loi sur les peines plancher entraînerait un accroissement sensible de la population carcérale. Puisque rien n'avait été programmé pour qu'en même temps, une réforme pénitentiaire voie le jour - au mieux, le projet prévu sera débattu durant le premier trimestre 2009 -, était-on obligé d'attendre si longtemps pour, dans l'urgence et sous la contrainte, proposer une réflexion sur les prisons (site du Journal du Dimanche), sur les conditions de travail des personnels et les violences en détention ? Fallait-il tant tarder pour prévoir la création d'un "bureau de l'action sociale" au sein de l'administration pénitentiaire et projeter un audit - idée pourtant basique - établissement par établissement ? Claude d'Harcourt étant considéré unanimement comme un grand Directeur, nous sommes fondés à nous demander si cette insupportable lenteur ne relève pas d'une responsabilité politique mal avisée. Quel temps gagné si, d'emblée, ces dispositions avaient été prises ! On ne peut que partager la colère et le désarroi des syndicats pénitentiaires qui ne savent plus à quels principes se vouer : l'enfermement des peines plancher ou l'aménagement des peines comme palliatif ? Politique illisible qui décide d'incarcérer puis prône l'exécution des peines à l'air libre : ce n'est pas une stratégie mais un colmatage.
Le 23 octobre, une journée nationale de protestation sera conjointement organisée par l'Union syndicale des magistrats (USM) et le Syndicat de la magistrature (SM), avec une manifestation en robe sur les marches du Palais à Paris et une conférence de presse des responsables syndicaux.
Je ne participerai pas à cette manifestation. Pour la première fois, cependant, et ce sera la force de ce mouvement, la magistrature non syndiquée ne sera pas loin d'être en accord avec les collègues dont le militantisme s'exprimera jeudi prochain. Quels que soient les buts affichés de cette fronde, peut-être contradictoires entre l'opposition idélogique au tout-carcéral et l'hostilité à l'égard du comportement, ici ou là, de la ministre, un malaise partagé par beaucoup trouvera un exutoire et la revendication, pour être diffuse, faite plus d'un dépit psychologique que d'une véritable contestation argumentée, sera bien plus que syndicale : une sorte d'allergie personnelle et professionnelle.
Pour ma part, je ne suis pas persuadé que dans cette effervescence judiciaire, cet émoi pénitentiaire, il faille ajouter du trouble et du corporatisme à un débat déjà si mal engagé. Les protestations d'un jour, aussi précises qu'elles pourraient être, n'auront rigoureusement aucune incidence sur la justice à venir.
Sur un plan général, alors que nous avons eu tant de mal à sortir notre image collective de la tragédie d'Outreau (même si ses conséquences continuent à se faire sentir judiciairement ), il ne me semble pas opportun de nous placer en première ligne, dans des conditions qui porteront atteinte à la dignité et à l'allure du magistrat, qui seront de nature à choquer le citoyen et qui brouilleront encore davantage la perception de la Justice. Je ne crois pas non plus qu'une telle journée, quand le service public dont nous avons la charge n'est pour l'essentiel guère performant et que la responsabilité nous en incombe au premier chef, du haut en bas de l'univers judiciaire, soit bien perçue par une société qui attend de nous des résultats plus que des protestations. Nous ne sommes que trop enclins à théoriser notre échec au lieu de tenter de le réduire coûte que coûte.
La garde des Sceaux n'est pas une ambulance. On a donc le droit de "tirer" sur elle. Mais la constituer comme bouc émissaire exclusif serait une grave erreur. Ce ministre, quoi qu'on en ait, continue à être appréciée favorablement par une large part de l'opinion publique, précisément pour sa politique de rigueur, que j'approuve, et parce qu'elle n'est pas trop aimée par les magistrats. Ce qui nous déplaît la sert. La désaffection de beaucoup de professionnels à son égard ne doit pas cacher le constat que le sentiment populaire continue à lui être acquis. C'est le contraire de Robert Badinter quand il était garde des Sceaux : lui, les professionnels le portaient aux nues quand le citoyen de base s'en méfiait. Il ne faut pas permettre à Rachida Dati, grâce à notre maladresse, de cultiver un discours ravageur : les magistrats ne savent que protester quand moi, je suis au service des Français !
Peut-être peut-on se contraindre à l'équité ? J'ai évoqué son absence presque suicidaire de sens politique - manifestement, elle n'applique pas les leçons de son "maître" -, j'ai dénoncé il y a longtemps cette implication dans le monde de la mondanité argentée, cette collusion ostensible avec tout ce qu'une âme bien née ne peut que fuir, ce hiatus offensant entre la lumière éclatante d'une femme et l'exigeante mission d'un ministre en charge de la Justice. Mais, s'il y a eu des rechutes que, dit-on, le président de la République aurait dénoncées, on n'est plus confronté à l'insupportable d'hier. Une normalisation s'est accomplie qui a rassuré les magistrats, les citoyens.
Alors, son bilan ? Inspirée par le président de la République, son action, sollicitée trop souvent par l'émotion et l'immédiat, n'en a pas moins frappé, à tort ou à raison, les esprits. Pour ma part, je retiens notamment les peines plancher, une carte judiciaire même peu bouleversée, la rétention de sûreté, la sécurisation des tribunaux et la réforme de l'Ecole nationale de la magistrature. Ce qui me semble le plus sujet à caution chez elle, c'est moins ce qu'elle accomplit avec énergie que la faible dialectique dont elle use pour justifier, expliquer et répliquer. L'apparence de mépris, alors, constitue une facilité, la parole minimaliste une protection. Son courage, pourtant, est indéniable qui la conduit, dans un congrès d'avocats, à défendre vigoureusement la rétention de sûreté et à souligner sa proximité avec les victimes de pédophiles. Elle dit bien cela. Mais elle ne dit que cela et c'est un peu court.
Alors, la journée de protestation du 23 octobre me semble d'autant plus inopportune que les maladresses politiques de la ministre ne me font pas oublier le champ de ce qui nous est permis, de ce qui relève de notre initiative. Car, derrière cette manifestation, il y a la volonté de peser pour que Rachida Dati aille, sous l'autorité du président, exercer ses talents ailleurs que Place Vendôme. Cette pression syndicale ne risque-t-elle pas, au contraire, de faire se crisper un Pouvoir qui, s'il la respecte, ne déborde tout de même pas d'affection pour la magistrature ? A force de la contester, ne vient-on pas au secours de Rachida Dati, sur le plan politique ?
Il y a mille autres manières de s'opposer qui permettraient au magistrat de ne pas se perdre et de demeurer fidèle à ce que le citoyen attend de lui.
Il est clair qu'on aurait besoin d'un immense défouloir. Pourquoi pas des Etats généraux ?
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