Je l'admets volontiers : si Michel Houellebecq a physiquement quelque chose de Laurel, le beau Bernard-Henri Lévy ne ressemble pas au gros Hardy mais on verra que les apparences sont trompeuses. Les deux acteurs comiques mythiques, avec leur antagonisme de façade et le contraste de leurs caractères, se sont réincarnés dans ces deux écrivains qui, au mois d'octobre 2008, ont publié Ennemis Publics chez Flammarion. On était prévenu : ce serait une énorme surprise que la sortie de ce livre avec l'identité de ses auteurs. Ceux-ci ont bénéficié d'une promotion exceptionnelle, indécente, totalement complaisante, sur tous les médias où ils ont continué à jouer le rôle qu'ils s'étaient assigné : le chuchotis lassé de MH et le genre "force qui va" de BHL. Avec ce dernier, d'ailleurs, la représentation n'en finit jamais puisque, récemment encore, Mireille Dumas a contribué à donner du lustre à ce culte. L'étonnant est qu'on se complaise à le favoriser, comme si le narcissisme était devenu une vertu qui méritait d'être sans cesse approuvée et applaudie. J'ai retardé ce billet tant que j'ai pu mais il y a un moment où l'abstention devient coupable.
Puisqu'il convient toujours de montrer patte blanche lorsqu'on ose s'en prendre à des "monstres sacrés", et que BHL nous a prévenus que les débats franco-français étaient ridicules par rapport à ses investissements mondiaux, j'avoue humblement que pour un auteur besogneux l'insuccès relatif de leur ouvrage constituerait un triomphe et leur a-valoir considérable une formidable aubaine. MH devenu riche grâce à son écriture augmentera sa cagnotte et BHL déjà milliardaire ajoutera à sa fortune. Je reconnais aussi que le premier est un très grand romancier et que le second, omniprésent et épuisant, impressionne par son énergie intellectuelle et sa faculté argumentative.
Je n'aurais pas l'indélicatesse d'évoquer ces détails d'argent, cette surabondance médiatique, cet univers de privilégiés si ceux-ci - et c'est le fond de leur dialogue - ne cherchaient pas à se faire passer pour des Ennemis Publics, pour des malheureux condamnés à se protéger en permanence, victimes d'attaques renouvelées, des Saint-Sébastien de l'essai, du roman et de la littérature alors que tout démontre chez eux la volupté de concilier une fausse amertume avec un vrai contentement de soi, leur gloire incontestable avec le frisson d'un opprobre imaginaire. Ils me font songer, dans leur numéro de pleureurs jetant à la dérobée des coups d'oeil pour vérifier qu'on les regarde, à ces êtres aisés qui trouvent du dernier chic de se montrer dépenaillés comme des clochards par l'effet de leur liberté, tournant ainsi en dérision la pauvreté véritable et les déshérités par contrainte. Ce lamento n'est pas loin d'être indigne quand tant de voix sont étouffées, tant de talents méconnus et que beaucoup d'intellectuels sont forcés de prétendre mépriser les médias parce que ceux-ci sont accaparés ou, pire, se laissent accaparer par les mêmes. Quelle incroyable suffisance de se prétendre Ennemis Publics quand on dispose, à sa guise, de presque tout et qu'on voudrait réduire même le dernier petit carré d'opposants ! Qu'ils ne s'y trompent pas : cette "meute" qui les poursuivrait et sur laquelle ils crachent, je la perçois plutôt composée des flatteurs, flagorneurs, affidés, éditeurs, obligés et journalistes qui leur font cortège. Cette position qu'ils prennent est d'autant plus scandaleuse qu'ils en profitent pour traiter, MH notamment, de manière ignominieuse leurs adversaires, par exemple Pierre Assouline et Jérôme Garcin. Je me demande si Houellebecq plaisante quand abruptement il se désigne, avec son possible contradicteur, comme "des individus assez méprisables" et s'il ne s'agit pas, au début du livre, d'une provocation calculée qui sera oubliée tant les pages suivantes illustreront l'esthétisme de l'indifférence chez Laurel et celui de l'implication forcenée chez Hardy. Elle sera oubliée ; mais si elle était pertinente ?
Avant d'esquisser l'analyse du comportement à la fois solidaire et artificiellement antagoniste de ces deux auteurs nous proposant un dialogue qui est une connivence, il me semble pertinent de faire un sort à un texte central de BHL, en date du 12 mars 2008, où il expose à son interlocuteur les raisons de son engagement, des risques qu'il affirme prendre et, plus généralement, de cette vie d'aventurier où la peur qu'il éprouve parfois se mêle à la certitude d'être unique dans ces péripéties qui le font s'auto-admirer. Imagine-t-on André Malraux ou Jean-Paul Sartre, s'il avait eu le désir de telles expéditions, offrir à leurs lecteurs une illustration d'eux-mêmes, un inventaire complet de leurs qualités et du caractère exceptionnel de leur démarche ? Imagine-t-on André Malraux se proclamer avec tant de naïveté et de vanité "écrivain engagé", homme sans cesse sollicité par le danger et les épreuves, combattant frôlant le pire par contagion, bref personnalité d'élite ? Il est frappant de constater que les motivations avouées par BHL, pour justifier ses missions d'information dont des polémiques sérieuses ont démontré qu'elles étaient sommaires, surestimées et souvent très "officielles", sont le goût de l'aventure, le goût de la performance et, enfin, le dépassement de soi. Inspirations toutes très honorables qui lui évitent véritablement d'avoir à s'interroger sur lui-même et sur les conditions de ses incursions en des régions troublées. Pourquoi est-il incapable de donner même allusivement la clé de son caractère qui parfois permet de grandes choses mais qui aussi insupporte ? Non pas seulement l'envie d'exister mais la vanité incommensurable qui vous pousse à chaque seconde à croire qu'on a besoin de vous ici ou là, que votre voix est fondamentale et que le monde serait plus pauvre si vous ne le parcouriez pas en écrivant des livres que vous comparez à des combats. Il y a, derrière ces constructions où BHL excelle parce qu'il n'est jamais plus fort que dans l'apparente absence de complaisance à son égard, le refus d'aller au bout de soi, d'une introspection sévère, de ne pas se ménager. On gomme ce qui ferait véritablement mal au personnage pour admettre, à son bénéfice, des traits de caractère qui dessinent le héros qu'on rêve d'être - comme beaucoup - mais qu'on n'est pas. Encore faut-il ne pas jouer à le laisser croire par un talent à la fois d'écriture et de prestidigitateur.
BHL, qui se vante d'aller au coeur du monde et d'affronter tous ses défis, feint, en revanche, de ne pas bien connaître le monde parisien. Et c'est tout lui ! Il s'enorgueillit d'avoir eu l'audace inouïe de préfacer un livre à la gloire de Battisti - une mauvaise action - parce qu'il aurait été suprêmement téméraire de sa part de le faire alors que l'atmosphère générale tournait plutôt à sa dénonciation. Mais qui donc a publiquement formulé le pire qu'il méritait sur Cesare Battisti ? Quels sont les médias qui ont parlé du livre courageux d'un journaliste du Figaro (Guillaume Perrault) sur lui ? Où s'est trouvée une voix pour délégitimer cet ancien tueur ayant trahi la confiance que la France judiciaire lui avait octroyée avant sa fuite, son heureuse arrestation au Brésil et je l'espère son extradition en Italie ? Modestement, sur ce blog, j'ai tenté de faire valoir un point de vue hostile à la sanctification de Battisti tueur même pas repenti et écrivain protégé par ses pairs. Mais en dehors de cela ? Qui, dans l'espace politique et médiatique, a occupé sans cesse la place, sinon Fred Vargas et son influence, sinon ceux qui s'évertuaient à nous convaincre que Battisti devait demeurer en France, se réfugiant derrière une promesse mal interprétée de François Mitterrand et battant le pavé avec l'aide des voix "progressistes", reconnues autorisées et humanistes ? Aussi, quand BHL a signé cette préface, il n'a fait preuve d'aucun courage mais au contraire il s'est installé dans le courant dominant et a ajouté son poids à la défense d'une cause à la fois déplorable et encensée. L'intrépidité aurait été d'accomplir la démarche inverse. Mais, à l'évidence, trop peu "porteuse" pour lui qui sent le vent médiatique comme personne.
Ennemis Publics n'est évidemment pas un livre médiocre même si c'est un dialogue de théâtre. Michel Houellebecq et Bernard-Henri Lévy sont clairement nos Laurel et Hardy d'aujourd'hui. L'un triste, lucide, sarcastique, désabusé, désinvolte, détaché, intelligent, ironique et un tantinet moqueur, l'autre pédagogue, lassant, interminable, grandiose parfois, pompeux aussi, moralisateur, donneur de leçons, toujours content de lui, "inconditionnel d'Israël" et de lui-même, redoutable par son argumentation cumulative qui n'a pas besoin de convaincre puisqu'elle a épuisé avant, bon samaritain auquel on n'a rien demandé, opulent jouant à être déchiré, essayiste simulant l'accablement avec les malheurs du monde sur son esprit, ses épaules, une rétention, une retenue, une sécheresse ici, une surabondance, une gabegie là, l'un immobile et l'autre le houspille, l'autre boy-scout du coeur et l'un le tourne en dérision. BHL, Hardy, pousse, stimule, énerve, veut le faire sortir au grand air, encourage, semonce avec gentillesse - cette grotesque affectation d'amitié et de fraternité avec "ces chers Michel, Bernard-Henri"- et se décourage souvent. MH, Laurel, refroidit, décape et jette de l'esprit froid sur les incandescences souvent factices de BHL-Hardy.
A mon sens, la grande faiblesse de ce livre réside dans son caractère totalement "fabriqué". Tout sent, suinte l'artifice. Cette manière de tendre, contre tout naturel, sans cesse des perches que l'autre saisit avec avidité. Cette volonté de nous laisser penser que les intimités se dévoilent avec une extrême difficulté, avec beaucoup de souffrance, alors que l'un et l'autre se sauvegardent avec précaution et évoquent leurs proches avec émotion certes mais sans être obligés de s'arracher les entrailles pour les confidences guère bouleversantes qu'ils nous font. Cette absence totale de spontanéité qui vient précisément du fait qu'on cherche à faire croire que cette disposition d'esprit existe dans ces échanges excessivement construits, articulés, développés, aussi éloignés d'un authentique et instinctif dialogue que MH et BHL le sont de leurs confrères. De sorte que souvent ce qui pourrait survenir de passionnant dans telle ou telle réponse est happé, englouti par la posture, la représentation. Regardez comme on dialogue bien ! Ils jouent à nous démontrer qu'ils parlent ensemble et que cela se passe merveilleusement bien en dépit des divergences qu'ils fabriquent pour faire illusion.
Quand on a fini de lire, on n'en peut plus. Les vrais Laurel et Hardy au moins faisaient rire. Trop de tout. Trop d'être chez BHL, pas assez chez MH. Trop de vanité et trop d'artifice. Trop de morale affichée. Trop de cynisme proclamé.
Le hasard a fait qu'après cette saturation, cette indigestion, j'ai lu le discours de notre Prix Nobel de littérature, la page du Figaro relatant le rituel de la cérémonie et la classe de JMG Le Clézio, le Monde faisant état de la gentillesse que tous lui avaient reconnue. Je ne sais pourquoi, cela m'a apaisé, tranquillisé, rassuré. De la modestie, de la réserve, un effacement apparent de la personne pour faire surgir au plus haut l'être, la personnalité. Du génie, du doute, de l'incertitude, de la solitude, de la discrétion. Pas de la grosse caisse mais l'infinie puissance d'une parole, d'un langage, d'un écrivain à l'écoute patiente et humble du monde.
Jean-Marie Le Clézio, antidote à Ennemis Publics.
Les commentaires récents