Parfois, des commentateurs me reprochent de me prendre pour un justicier au petit pied, un donneur de leçons et un arbitre des élégances morales. J'ai la faiblesse de croire que ce n'est pas exact sauf à considérer que toute appréciation sur la personne des autres serait non pas du risque voire du courage mais de l'arrogance.
Cette disposition négative que certains me prêtent facilite, à rebours, l'attitude inverse faite d'enthousiasme ou au moins d'adhésion forte même si cette dernière n'est pas exclusive d'un regard critique.
J'ai beaucoup hésité à m'abonner à Mediapart parce qu'il faut du temps pour accepter l'idée d'un site payant et qu'aucun montant n'est dérisoire. Puis j'ai sauté le pas et je m'en trouve bien. Non pas que je sois en accord avec toutes les réflexions à la fois brillantes et partisanes que développe Edwy Plenel, créateur du site. J'ai beaucoup dialogué avec celui-ci il y a de nombreuses années quand il s'occupait de la fonction policière avant de le perdre de vue même si sa qualité de rédacteur en chef du Monde, ce quotidien irremplaçable et contestable, l'avait inscrit durablement dans ma tête de lecteur. Puis l'aventure de Mediapart et une relation amicale renouée avec lui. Ces précisions pour situer l'endroit, comme on dit, d'où je parle et la portée de mon analyse.
Mon impression est qu'il y a à Mediapart un ton absolument singulier et inédit sur le plan de l'information. Quand on a l'habitude de se gorger chaque jour de presse écrite, quotidiens et hebdomadaires, d'Internet, de radio et de télévision, on a dans la tête une musique, un style et un genre qui, certes, ne sont pas homogènes d'un média à l'autre mais ne se distinguent pas radicalement sur le plan de la substance et de la narration. Ce qui fait la différence, c'est davantage la place que le contenu. Plus l'apparence que le fond, plus une manière diverse d'offrir la première qu'un regard novateur sur le second.
Passer de ce registre à celui de Mediapart, c'est changer d'univers, à tel point d'ailleurs que les médias traditionnels, sans doute pour ne pas donner trop d'importance à une démarche intellectuelle et technique qui les banalise quand elle ne les fait pas paraître légers, répugnent à y faire référence autant qu'ils le devraient. Récemment, Le Canard enchaîné évoque les rares journalistes ayant traité du séjour mexicain du couple Sarkozy et il omet évidemment de citer Mediapart.
La série d'articles de Laurent Mauduit sur l'affaire Pérol, les questions qu'il pose et les précisions qu'il donne qui auraient d'ailleurs rendu passionnant un entretien entre eux, renvoient les autres médias à un stade artisanal de l'information. De la même manière, Fabrice Arfi, évoquant les pitoyables incursions judiciaires de Bernard-Henri Lévy à Lyon ou la condition ministérielle de Rachida Dati ou enfin, le passé d'Hervé Novelli, avec un mélange de sécheresse factuelle, de détails nombreux et vérifiables et de conclusions nettes sans êtres péremptoires ni sommaires, représente un journalisme d'un autre type. Une implacable, une impitoyable rigueur, un style débarrassé de la sauce surabondante dont l'inexactitude a généralement besoin pour se dissimuler, une lucidité intellectuelle, une partialité politique clairement ou implicitement présente mais sans qu'elle vienne altérer la démonstration et la relation des faits : autant de manifestations d'une exigence qui ne se dément pas.
Ce n'est pas seulement le talent personnel de ces journalistes qui autorise une telle pratique. C'est le fait que cette dernière s'est fondée sur une perception cohérente de ce qui est important et de ce qui l'est moins ou pas du tout. Mediapart ne retient l'intime et le quotidien que s'ils sont de nature à éclairer les grands mouvements de l'action politique, économique ou financière. C'est sans doute dans ce domaine que le site révèle le plus remarquablement sa singularité et "ringardise" les autres modes d'informer. En effet, il s'attache prioritairement à mettre au jour les dépendances politiques, économiques ou financières qui "plombent" un être, entravent un pouvoir ou délégitiment une aura usurpée. La focalisation sur ces mécanismes fondamentaux, d'une part permet un journalisme de la réalité et de la preuve éventuelle, et d'autre part crée des polémiques dont aucune n'est gratuite, en tout cas injustifiable. D'où l'acharnement compétent d'un Laurent Mauduit qui ne lâche pas la proie démocratique pour l'ombre ou la complaisance à l'égard de François Pérol. A la fin d'un tel débat, rien n'interdirait à celui-ci de mettre du clair dans tout l'obscur de sa situation mais au moins il y aurait été contraint alors que les médias classiques se satisfont, comme dans la conférence de presse présidentielle, d'une unique réponse pour tourner casaque. Ils ne mordent pas parce qu'ils ne s'informent pas vraiment. De sorte que la réplique du mis en cause vient trop souvent combler un vide initial ou atténuer une approximation.
Ce billet m'est venu à l'esprit à la suite de l'étonnante démarche d'Hervé Novelli, secrétaire d'Etat chargé du commerce, qui a fait retirer un reportage, sur son passé paraît-il d'extrême droite, du site de la chaîne FR3 et a annoncé son intention de déposer plainte pour diffamation contre celle-ci. Chacun a le droit d'apprécier comme il l'entend les lumières qu'une information projette sur un temps ancien dont à l'évidence Hervé Novelli ne veut plus entendre parler. Par sa riposte, il donne une importance démesurée à une histoire guère connue et se défend comme si on avait le droit de l'accuser sur ce plan. Alors que son comportement d'hier - que son choix d'alors apparaisse erratique ou non - n'appelle aucun jugement si on a le droit de l'évoquer dans la relation d'une carrière. Alain Madelin a été replongé dans un passé du même acabit à de multiples reprises et il n'a pas bronché, même à l'époque où il était encore un politique actif. Devant la maladroite réaction du secrétaire d'Etat - on n'est jamais à l'aise quand on fait interdire ! -, Fabrice Arfi a consacré à ce passé d'extrême droite un article documenté, complet et sans équivoque. Je ne suis pas sûr d'aimer chez Mediapart cette volonté d'en remontrer à Novelli en allant par une surenchère précise, amplifier le problème que le secrétaire d'Etat désirait étouffer. Cette manière de faire surgir avec délectation au grand jour des fragments anciens, des sympathies passées et douteuses relève de l'information certes mais d'une curiosité qui fait mal. La démocratie n'aurait pas été en péril si ce parcours initial d'Hervé Novelli n'avait pas été dévoilé. Il n'empêche que cette transparence démontre le caractère redoutable d'un site qui ne fait de "cadeau" à personne et dont la curiosité et la qualité d'information ont des effets dévastateurs. Qui se frotte injustement aux médias va se piquer à Mediapart.
Mediapart trop peu connu, trop peu cité. Pas seulement à cause de cette répugnance à illustrer un concurrent trop bon mais parce que Plenel et son équipe - quels que soient leurs motifs - brisent des connivences et abolissent des silences. Ainsi, la "grande famille" médiatique, dont le corporatisme dépasse celui de la magistrature, n'a jamais repris les informations sur Jean-Marie Colombani dont la pratique professionnelle, avec son site "Slate", semble s'accorder à merveille avec sa qualité de membre de conseils d'administration sans aucun lien avec son activité principale. A l'évidence, cet étouffement résulte de la protection que les protagonistes dans un métier essentiel pour la démocratie savent s'octroyer les uns et aux autres. On ne dénonce et on ne publie que les scandales qui ne nous concernent pas. Osera-t-on un jour le questionner sur ce problème à France Inter où Jean-Marie Colombani intervient un matin par semaine ?
Qu'on aime ou non Edwy Plenel, qu'on trouve le questionnement et les analyses de Mediapart déplacés ou nécessaires, cette qualité et cette exigence d'enquête, cette révolution française dans l'information doivent être soutenues et favorisées.
On n'a jamais trop de démocratie.
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