Il y a des billets dont
le sujet semble si important qu’on est comme intimidé au moment de l’aborder.
On voudrait, sans fatuité aucune, pouvoir proposer sa lecture au-delà du cercle
de ses commentateurs habituels.
Entre l’idéal et le réel, entre le roman décapant et la quotidienneté complexe, entre la dénonciation de la fiction et l’exercice du métier, la Justice, aujourd’hui, est perdue, égarée. Christophe Donner, dans Le Monde 2, évoquant le livre de Samuel Corto « Parquet flottant », se plaît à opposer la force vraie du livre par rapport aux propos convenus de Rachida Dati, hier, à la radio ou à la télévision. Dans le même registre, Josyane Savigneau nous en dit davantage sur Samuel Corto, d’abord avocat puis magistrat avant qu’il se consacre exclusivement à l’écriture.
Leur entretien dans Le
Monde est passionnant. Samuel Corto,
dont je ne connais pas l’identité, est à l’évidence une personnalité intelligente,
dérangeante, entière. Apparemment, sa vision romanesque ne s’embarrasse pas de
nuances et il se sert de son héros, Etienne Lanos, substitut en province, pour
mettre en pièces la réalité judiciaire d’aujourd’hui.
Il y a des fulgurances
dans les réponses de Samuel Corto. Malgré un tableau systématiquement poussé au noir,
elles agitent, troublent, stimulent. Par exemple : « La justice ne
juge plus, elle condamne » ou « La réforme de la justice s’annonce
sur un mode explosif, voire révolutionnaire, car l’ambiguïté entre la
soumission hiérarchique des magistrats du parquet et leur indépendance
statutaire affichée provoque un sentiment schizophrénique ».
Ce n’est pas la première
fois qu’un magistrat s’en va et se venge par un livre. Je tiens pour rien les
anciens magistrats qui sont allés dispenser à prix d’or leurs conseils dans de
grosses sociétés : ils ne me semblent pas en position de nous apprendre
beaucoup sur la justice. En
Ce mouvement devient préoccupant
car il donne l’impression d’un clivage de la justice entre fiction et réalité,
entre le conceptuel et le concret. Je ressens les enthousiasmes déçus, les
passions brisées, les constats éprouvants du côté des essais ou des romans. On
décrit à quel point ce dont on rêvait a été éloigné de ce qu’on a vécu. La magistrature
telle qu’elle aurait dû être trouve de plus en plus sa place dans le champ du
romanesque ou de l’abstrait. Cette aspiration ne me semble plus irriguer la
magistrature telle qu’elle est, dans ses missions quotidiennes.
Je me demande si le cœur du problème ne réside pas là : dans ce réel qui a abandonné l’idéal et l’a confié au roman, aux écrits, dans cet idéal qui ne tente même plus de transcender l’administration quotidienne de la justice. Quel regret de ne pas voir repris par ceux qui demeurent magistrats certains des avertissements prodigués par ceux qui n’ont pas eu la patience d’attendre ou le courage de se battre ! Tout ce qu’énonce Samuel Corto mérite sinon d’être approuvé du moins de nourrir des pratiques, grâce à l’inquiétude bienfaisante et à la vigilance alertée. Pourtant, qui pourrait soutenir qu’entre la fiction sur l’idéal et la gestion triste du réel, il y ait autre chose ? Pourquoi se contenter d’une action sans âme et d’une justice sans espoir ? Il n’est inscrit nulle part que la réalité soit condamnée à la platitude. On a le droit de vouloir agir plus haut que soi et de penser au-delà de soi. La justice est une exigence trop belle et trop sérieuse pour être abandonnée au roman.
Cette discussion n’a rien
d’artificiel. Chaque jour, on constate les progrès lents et difficiles d’une
magistrature qu’on souhaiterait exemplaire. Les futurs magistrats vont être
soumis désormais à des tests psychologiques et une expérience à l’international
sera requise, selon la garde des Sceaux, pour les titulaires des postes les
plus importants (Le Figaro).
En même temps, quel
étrange signal donné par le procureur de la République de Paris à tous ceux,
professionnels et citoyens, qui se soucient de l’indépendance du Parquet !
Avant l’ouverture du procès Clearstream, Jean-Claude Marin a décidé de répondre
aux interrogations d’Europe 1 (Le Figaro et Stéphane Durand-Souffland).
Etonnante démarche de la part de celui qui va requérir, et qui donne l’impression
que les jeux sont faits en ce qui concerne Dominique de Villepin, assuré qu’il
serait « de ne pas avoir tort » ? Les audiences vont-elles
se tenir pour rien ? Le ministère public n’aurait-il plus le droit de
changer d’avis ? S’il est une affaire où il fallait plus que dans toute
autre veiller à ce que « la justice paraisse juste », c’est bien
celle-là où de multiples péripéties ne laissaient pas d’intriguer !
La justice idéale étant
impossible, on peut soit en prendre acte en la reléguant ailleurs, dans le
romanesque, dans la tête des transfuges ou coûte que coûte, vaille que vaille,
la maintenir comme une exigence, une tentation sur la justice réelle.
Ecouter Corto mais le
rendre inutile.
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