Que s'est-il donc passé depuis la campagne présidentielle de 2007 ? Ceux qui avaient voté pour Nicolas Sarkozy se félicitaient du fait qu'il avait enlevé ses complexes à la pensée de droite, notamment sur le plan de l'argent. Il avait fait disparaître, croyait-on, un certain nombre de pudeurs et de tabous. Avec lui, la réussite, même financière, ne serait plus honteuse, le mérite serait récompensé, le travail honoré et l'Etat de droit irréprochable.
Ce qui m'intéresse aujourd'hui, c'est le rapport à l'argent qu'entretient notre société. Force est de constater que nous sommes entrés dans une ère qui n'a plus de commune mesure avec la précédente. L'argent est devenu un roi mais maudit. On n'espère même plus qu'il puisse être réhabilité. Il n'est acceptable que s'il se fait oublier.
La crise n'y est pas pour rien même si elle n'a pas créé à elle seule ce bouleversement qui conduit à passer au crible, à soupçonner tout ce qui d'une manière ou d'une autre représente un accroissement de la richesse personnelle. Il me semble qu'elle est venue apporter une légitimité à une contestation latente qui, profitant de l'occasion, devient quotidiennement grondante. Certes, il y a toujours eu dans notre pays, aussi bien dans son esprit collectif que dans les intimités des familles, jalousie, envie et frustration mais combien de fois me suis-je étonné de la relative résignation avec laquelle l'ordre des choses, la hiérarchie des fortunes et le luxe de l'avoir étaient admis. Paradoxalement, quand le parti communiste représentait une force politique, son idéologie de l'indignation demeurait circonscrite peu ou prou aux nostalgiques de la révolution et de la lutte des classes.
Aujourd'hui que l'Histoire et les massacres ont fait perdre toute crédibilité opérationnelle au communisme (sauf pour Alain Badiou !), un étrange phénomène s'est produit qui a diffusé dans toutes les têtes la haine de l'argent, surtout la détestation du "toujours plus" dont certains profitaient innocemment, à mille lieues de supputer que ces privilèges deviendraient un jour insupportables. La passion de l'égalité a pris une forme extrême qui ne se laisse plus bercer de mots. Il n'est plus suffisant d'avoir, il ne faut pas que l'autre ait davantage sauf s'il passe sous de multiples fourches caudines qui justifieront ou non, à la fin, les avantages qui lui ont été octroyés.
Cette inquisition qui pourrait à la longue ruiner radicalement la société de confiance dont avait rêvé Alain Peyrefitte ne mérite pas d'être blâmée sans nuance. Par le contrôle vigilant qu'elle met en place, grâce au quadrillage éthique qu'elle opère, stimulée par un mélange qui brasse ensemble revendications classiques, aigreurs secrètes et puritanisme moralisateur, elle contraint à une révision déchirante des habitudes d'hier et des acquis commodes qui ne mettaient pas le monde à feu et à sang puisque, de toute éternité, leur validité n'était pas réellement discutée. On avait beau ruer dans les brancards, partis, syndicats et associations pouvaient s'agiter pour la façade, des évidences s'affichaient intangibles, d'abord celle d'un pouvoir qui n'avait pas à se justifier et de l'argent qui lui était corrélatif.
Ce qui allait de soi ne va plus de soi. Impossible de fermer la porte sur ses secrets et d'interdire aux citoyens de se mêler de ce qui les regarde, qu'ils aient l'intransigeance de l'ignorance ou la lucidité du savoir. Par exemple, Henri Proglio n'a rien pu éluder et François Pérol , dont le conseil de surveillance de la BPCE a, paraît-il, décidé de tripler le salaire (1.650.000 euros !), devra trouver un autre argument que la nature irremplaçable de son action (Mediapart). Les décrets d'autorité n'ont plus cours et les inégalités, pour exister, sont condamnées à démontrer leur nécessité. Rien de plus difficile. Qu'on ne puisse plus affirmer "c'est comme cela" pour couper court à toute curiosité démocratique constitue une chance pour demain. Que la légitimité de chaque position soit à réinventer au fil des jours est une aubaine pour la République.
Comme l'exigence pour les conseils d'administration et les conseils de surveillance de ne plus donner paresseusement des quitus, des avals et des surabondances puisqu'un regard est posé sur eux qui les surveille s'ils surveillent médiocrement, qui leur impose d'administrer comme il convient s'ils avaient la tentation d'administrer "pour la forme". Le pouvoir n'a plus la liberté de s'invoquer lui-même pour se démontrer : il doit faire mieux et plus.
Intolérable, aussi, le hiatus entre des préceptes généraux, une moralisation publique et la vulgarité de comportements somptuaires venant faire perdre toute crédibilité à ces messages apparemment généreux. Les politiques publiques appellent, pour être plausibles, des décences privées à tel point que nos milliardaires préférés - les vrais maîtres du monde, comme Bill Gates - ne suscitent l'admiration que par la manière dont sans lésiner ils offrent une part de leur fortune au monde et à ses misères.
Il y a une surprenante aventure, sur le plan intellectuel et politique. D'abord un sarkozysme ayant cherché à donner à l'argent ses lettres de noblesse, à dissiper toute mauvaise conscience chez les plus grands entrepreneurs et à libérer une société de ses frilosités stérilisantes. Puis l'Etat d'aujourd'hui, qui veut moraliser le capitalisme et a vu naître, sous son égide, une obsession de l'argent des autres, la chasse à l'ostentation, le soupçon permanent et, d'une certaine manière, un état d'esprit aux antipodes de ce que l'enthousiasme de 2007 annonçait.
Il n'empêche que ces inévitables reniements que le réel impose ne sont pas loin d'avoir fait de la société tout entière un Péguy en colère. Comment ne pas être d'accord avec Jacques Julliard, dans la pertinente analyse que lui a consacrée Eric Conan dans Marianne, quand il souligne que le problème crucial d'aujourd'hui est l'argent fou "qui sépare le commun des mortels et une nouvelle caste de privilégiés".
Mais l'argent n'a plus le droit d'être fou. Il a une odeur.
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