Au moment même où je m'apprêtais à commencer ce billet consacré à l'avocat chinois Gao Zhisheng, j'apprenais (lepoint.fr, nouvelobs.com) que le garde des Sceaux n'entendait pas me poursuivre, à la suite de l'entretien, le 26 mars, avec le procureur général François Falletti à sa demande. Selon Guillaume Didier, le porte-parole du ministère, m'ont été rappelées "les obligations liées à mon statut et à ma fonction". Je n'ai pas l'intention de révéler la teneur de nos échanges et mes impressions mais puis-je souligner qu'il était d'autant moins besoin de "me rappeler mes obligations" qu'à mon sens je ne les avais jamais oubliées et que c'était le fond de ma défense.
Cette abstention n'a fait que renforcer mon envie de développer le contraste entre le magistrat français et son confort d'un côté et l'avocat chinois et ses épreuves de l'autre. Un monde de douceur contre un monde de terreur.
En France, Etat de droit, pays saturé de démocratie, à intervalles réguliers des causes sont soutenues et des débats engagés sur des thèmes dont l'importance n'est pas évidente pour tous, par exemple la liberté d'expression. On peut juger ces controverses dérisoires ou passionnantes mais personne n'a peur pour soi. Les péripéties de ces derniers jours m'ont exalté, stimulé ou surpris mais elles ne m'ont jamais fait craindre un risque vital. Au comble de l'effervescence, tout au plus, des insultes, des grossièretés m'ont été adressées, certes déplaisantes mais tout à fait supportables par une personnalité normalement constituée. Je ne pouvais que me féliciter de ma chance, je respirais un air français. Il y avait de la tranquillité républicaine dans la tension, aussi vive qu'elle soit, et le Pouvoir ne pesait pas comme un couvercle sur mes contradicteurs ou moi.
Je n'étais pas chinois. Je n'étais pas avocat chinois. Je n'étais pas l'avocat Gao Zhisheng (Le Monde, sous la signature de Bruno Philip).
Personnalité singulière, chrétien et membre du Parti communiste, en 2001 il est distingué par les autorités qui le consacrent comme l'un des dix meilleurs avocats, "pour avoir défendu le droit des paysans expropriés par des projets immobiliers".
En 2005, tout change pour lui. C'est la disgrâce et la chute. Il rend sa carte du parti pour protester contre ce qu'on lui fait subir depuis qu'il plaide en faveur des disciples du mouvement spirituel bouddhiste interdit du Fa Lun Gong. Son cabinet est fermé et les vingt avocats qui travaillent avec lui privés de leurs licences. Humilié, harcelé, placé en résidence surveillée, torturé, en 2009 il est enlevé et on craint pour sa vie, comme plus aucune nouvelle de lui ne parvient.
L'un de ses amis a pu récemment lui téléphoner et il est formel : c'est bien lui, il a reconnu sa voix même s'il a dû raccrocher très vite parce qu'à l'évidence il était soumis à un contrôle strict.
Son épouse Geng He qui demeure aux Etats-Unis lui a également téléphoné. Gao Shisheng a précisé que depuis six mois il se trouvait dans la province du Shanxi et qu'il allait vivre "une vie tranquille pour un moment". On devine ce que signifie cette obligation de tranquillité qui lui est imposée.
Il n'empêche qu'on a tellement cru à sa mort que la révélation de son existence nous rend presque optimiste. Comme si sa situation présente était riche d'espoir alors qu'elle est menacée, provisoire et révisable à discrétion par la dictature chinoise dans le Shanxi. Peut-être la certitude d'une âme hors du commun nous persuade-t-elle d'une forme d'invulnérabilité ?
Se plaindre en France, quand on prend la peine de comparer, est le fait de citoyens gâtés, une gabegie de la récrimination. Ce qui se passe en Chine, pour cet avocat, nous contraint heureusement à garder raison et mesure pour nos misérables incommodités. Comment ne pas admirer ces véritables victimes, ces héros contre la censure et le silence, ces courageux de la parole, ces intrépides de la morale et ces téméraires de la manifestation, comment ne pas saluer, humanité basse, ces quelques-uns qui partout, en Chine ou ailleurs, opposent la nudité de leur voix à l'emprise d'acier de forces apparemment irrésistibles ? On ne les broie pas, tout simplement parce que même leur faiblesse résiste.
Chez nous la démocratie est un luxe : on la gaspille, on la néglige, tristes grands seigneurs, quand on ne vote pas. Chez d'autres, elle est une attente, une faim, une obsession, une nostalgie : on en meurt parfois, on en rêve toujours.
Alors, un peu de décence, de pudeur devant cet avocat chinois, moi le premier ! Il faut avoir le sens du ridicule.
Les commentaires récents