La Fondation de
l’Hermitage à Lausanne expose Edward Hopper.
Au fil des salles, des
tableaux, des dessins, des aquarelles et des études, on cherche le secret.
Comme toujours, quand l’art est à son comble, le mystère est impossible à
déchiffrer. Il y a des niveaux différents de perception. Le regard peut
s’attacher à l’évident puis tenter d’aller plus loin, pour se confronter au
noyau dur du génie de ce peintre qui est d’offrir l’image d’une quotidienneté
vide, comme désincarnée, abandonnée à elle-même, pleine de joliesse mais sans
vie véritable et la vision d’une humanité mélancolique, figée, voire
désespérée. Tout semble cependant si simple et couler de source, les leçons si
éclatantes, la morale si lisible, comme dans l’extraordinaire « Excursion into Philosophy » où un homme, sur le bord d’un lit, réfléchit en
tournant le dos à une femme couchée et nue à partir de la taille. Hopper n’est
pas de ces faiseurs qui embrouillent le réel pour laisser croire à leur propre
complexité. Au contraire il l’épure au point de le réduire à une architecture si
dépouillée que sa substance est altérée, quasiment niée et qu’on se retrouve
presque en face d’un surréalisme au sens propre. Sur le même mode, les
personnages - les scènes les clouant ensemble dans le spectacle du soir ou sous
le feu du soleil, dans une chambre, devant une fenêtre, ou dans la rue - ne
cherchent pas le moins du monde à ressembler à des êtres concrets mais n’ont
pour ambition que de se fixer comme des stéréotypes, des incarnations rares,
des postures exceptionnelles, des surgissements singuliers dans les têtes et au
fond des sensibilités.
Ce qui évite à la
tristesse de déborder et d’envahir l’espace, ce qui contraint le désespoir
inscrit sur ces visages et dans ces attitudes à reculer, c’est
qu’Hopper, en dépit de tout, ne joue pas la carte du pire et ne s’abandonne pas
à la facilité d’une conception suicidaire de l’existence. En effet, la force de
ces personnages apparemment perdus, c’est leur sentiment d’attente, leur obsession
d’espérer. Leur regard est tourné vers on ne sait où mais il cherche le salut. Derrière
ce qui semble boucher l’horizon, il y a autre chose, n’importe quoi, mais qui
sera de nature à étancher la soif, à apaiser la faim, à guérir les nostalgies
et à combler enfin les attentes. C’est cet élan vers l’inconnu, cette promesse
au cœur même des grises déceptions, cette échappée possible malgré
l’enfermement de chaque jour dans chaque jour, cette incoercible croyance que
demain, ailleurs, ce sera mieux, qui me rendent Hopper si proche, si familier,
si fraternel. On ne peut que partager le destin de cette humanité déchirée mais
debout encore, avec ses illusions perdues mais de l’énergie à revendre et de
l’espoir chevillé au cœur. Elle ne connaîtra jamais la défaite puisqu’elle continuera
sans se lasser de deviner, derrière le sombre, au moins une esquisse de
victoire.
Cher Philippe
En clin d'oeil aux commentateurs anglophiles, vous auriez pu intituler votre billet La grâce Hopper.
Peut-être y avez-vous pensé.
Rédigé par : Alex paulista | 09 août 2010 à 16:12
@zenblabla
Etes-vous sûr que "les Suisses" soient si friands de peinture ? ou serait-ce de la valeur marchande de certaines peintures...? C'est toujours dangereux, les généralités. Zut, je viens d'en énoncer une... Ce doit être la preuve qu'une généralité amène presque toujours une bêtise... :-)
Rédigé par : Jean-Yves Bouchicot | 07 août 2010 à 09:00
Magnifique ! Une passion que nous partageons, cela s'arrose... Merci de cet hommage à un peintre trop négligé en France, notamment dans les écoles d'art. Permettez-moi d'ajouter que Hopper a eu un apport décisif dont on parle peu : il fut, avec sa maladresse assumée et transfigurée, à la lumière artificielle ce que Cézanne fut à la lumière naturelle. Robbie Muller et Henri Alekan, les deux plus grands chef-opérateurs de Wim Wenders, lui doivent beaucoup et ne s'en cachaient pas...
Rédigé par : Jean-Yves Bouchicot | 05 août 2010 à 08:15
@Zenblabla
"Car les Suisses sont très friands de peinture, en quelque sorte ils financent les peintres, peut-être trois fois mieux que les Français."..
Rédigé par : zenblabla | 31 juillet 2010 à 04:17
_________________________________________
C'est vrai ça, Zenblabla !
Les Suisses aiment tellement la peinture qu'il leur arrive d'enfermer des tableaux dans des coffres pendant 60 ans...
Rédigé par : Savonarole | 03 août 2010 à 14:46
Hopper c'est l'expression de la nullité de la vie américaine après 18 heures.
Les Américains y sont d'autant plus sensibles qu'ils ont tous connu ces instants de solitude climatisée.
Hopper avait probablement lu Louis Ferdinand Céline avant de tremper son pinceau.
Dans le "Voyage au bout de la Nuit", il peint l'Amérique comme Hopper le fera longtemps après..
Les "NightHawks" (Faucons de la nuit), ça vaut une page de Ferdine :
"Des hommes aussi passaient par là, des jeunes surtout avec des têtes comme en bois rose, des regards secs et monotones, des mâchoires qu’on n’arrivait pas à trouver ordinaires, si larges, si grossières… Enfin, c’est ainsi sans doute que leurs femmes les préfèrent les mâchoires. Les sexes semblaient aller chacun de leur côté dans la rue. Elles les femmes ne regardaient guère que les devantures des magasins, tout accaparées par l’attrait des sacs, des écharpes, des petites choses de soie, exposées, très peu à la fois dans chaque vitrine, mais de façon précise, catégorique. On ne trouvait pas beaucoup de vieux dans cette foule, peu de couples non plus, personne n’avait l’air de trouver bizarre que je reste là moi, seul, pendant des heures en station sur ce banc à regarder tout le monde passer.
J’ai donc repris la file des passants qui s’engageaient dans une des rues aboutissantes et nous avançâmes par saccades à cause des boutiques dont chaque étalage fragmentait la foule. La porte d’un hôtel s’ouvrait là, créant un grand remous. Beaucoup de jeunes femmes dans cette pénombre, plongées en de profonds fauteuils, comme dans autant d’écrins. Des hommes attentifs alentour, silencieux à passer et repasser à certaine distance d’elles, curieux et craintifs, au large de la rangée des jambes croisées à de magnifiques hauteurs de soie. Elles me semblaient ces merveilleuses attendre là des événements très graves et très coûteux. Évidemment, ce n’était pas à moi qu’elles songeaient. Aussi passai-je à mon tour devant cette longue tentation palpable, tout à fait furtivement.
J’étais aux prises ici pour ma part avec un torrent de sensations inconnues. Il y a un moment entre deux genres d’humanités où l’on en arrive à se débattre dans le vide".
Rédigé par : Savonarole | 03 août 2010 à 10:28
C'est le bistrot, ce couple et ce type à l'écart, qui m'a toujours fasciné chez Hopper … Je vais vous dire, mon cher PB, on s'attend à chaque instant à y voir entrer Holden Caulfield y espérer un rencard qui comme encore ne vient toujours pas … D'ailleurs, c'est peut-être lui, seul au comptoir sur le coté, qu'Hopper aura peint plus vieux ... Derrière la porte, dehors,là, il neige et il fait froid, il y a le manège éteint où tout à l'heure Phoebe rira à perdre haleine sous le regard incrédule de tant de bonheur de son frère …
Ma chère Judith, je ne sais quoi vous répondre … Mais sachez que j'aime même les liquidatrices … Surtout les liquidatrices … Riez, que diable! c'est de l'humour …
Quant à vous, mon petit Thierry Bruno, qu'y puis-je si vos épaules sont frêles à ce point qu'elles ne supportent mes lourdeurs … N'y allez donc plus, pas cher, c'est un conseil; elles se briseraient et je n'en voudrais être le coupable …
Aïssa.
Rédigé par : Aïssa Lacheb-Boukachache | 31 juillet 2010 à 23:40
Je ne connaissais pas du tout. Je découvre. Merci.
Rédigé par : Jean-Dominique Reffait | 31 juillet 2010 à 23:06
Votre analyse de l'univers d'Hopper est très fine et m'a permis de prendre conscience de ce que j'avais ressenti en face de ses oeuvres ou de leur reproduction sans réussir à le formuler.
Le regard au loin des personnages, leur effort immobile vers ce lointain, la forte impression d'insolite qui se dégage des images que le peintre nous expose, alors qu'aucun des éléments qui en composent l'ensemble ne nous est inconnu, la forte présence des corps, qu'ils soient dévêtus ou pas, comme étrangers à ce décor qu'ils habitent pourtant et dans lequel ils semblent se trouver par un pur hasard, tout cela, oui, a quelque chose de surréaliste et donne à penser plus qu'à rêver.
Les titres des tableaux même concourent à ce malaise. Des tableaux bien ordonnés, qui dérangent cependant, à cause même de leur perfection ... et de la conception du monde qu'ils suggèrent.
Rédigé par : Framboise | 31 juillet 2010 à 22:09
@Alex Paulista
Cher ami,
Il y a la lueur d'espoir que vous attendez. Alors que la lumière venant de l'extérieur semble celle d'un matin frais ou froid, cette lueur vient de l'horizon rougeoyant.
Et si l'on regarde attentivement, alors que les ombres portées proviennent de la gauche de l'habitation.
Ce rougeoiement que l'on attribue normalement au soleil levant, semble venir plus à droite, d'un soleil qui se trouverait derrière le rideau de gauche au dessus de la maison d'en face.
Je préviens de suite que je ne vois là aucune allégorie avec la politique française :-)))
@Herman,
Il est à noter aussi que dans l'oeuvre de EH les intérieurs n'ont pas la chaleur que l'on en attend et les femmes sont très majoritairement statiques et de profil, comme en attente et/ou résignée.
Un psy nous dirait peut-être que c'est l'image inconsciente de sa mère affairée derrière son comptoir marchand plutôt qu'attentive à ses préoccupations enfantines...
@zenblabla
Pour prolonger votre commentaire, je soulignerai qu'effectivement le peintre fait exprès de peindre ce que l'oeil du spectateur va voir, doit voir !
Alors acceptons comme "exprès" ses erreurs de perspective, le lit trop petit et les deux sources de lumière qui se déduisent de l'ombre portée et du ciel rougeoyant.
Acceptons aussi que le spectateur puisse voir autre chose et ailleurs que là où le peintre voulait l'y conduire.
C'est la force majeure de l'art de se dévoiler dans l'intimité d'un regard.
C'est peut-être pour cela que je vois deux sources de lumière, l'une naturelle et froide, l'autre annonciatrice d'une journée chargée d'espoir.
Pour terminer, sans prétention car je ne veux absolument pas jouer au critique d'art, je dirai que EH, bien que "baptiste" n'a pas su ou voulu exprimer toute la lueur d'espoir des negro-spirituals de cette fin de XXIX et début XX siècle. Ce qui expliquerait, peut-être, cette ambiance qui transpire des couleurs de toute son oeuvre, à quelques exceptions près.
Cordialement
Pierre-Antoine
Rédigé par : Pierre-Antoine | 31 juillet 2010 à 15:12
Bizarre,
Je ne comprends toujours pas pourquoi les images disparaissent le deuxième jour, alors qu'elles sont visibles au début. Une censure du provider du blog ?
Pour le tableau de EH dont je parlais, voici un autre lien (faire copier/coller de l'URL), mais de moins bonne qualité graphique. Il peut être agrandi en cliquant sur le loupe en bas à gauche de l'image :
http://www.allposters.fr/gallery.asp?startat=/getposter.asp&APNum=2883948&CID=E7B3C85D3DC44F31A2DADE914354EC9D&PPID=1&Search=&f=t&FindID=0&P=2&PP=6&sortby=PD&c=c&page=2
Vous pouvez aussi le voir en cliquant sur mon nom en bas du com.
Cordialement
Pierre-Antoine
Rédigé par : Pierre-Antoine | 31 juillet 2010 à 13:27
Les bateaux à voile de Hopper glissent sur des mers huileuses, un homme détaché de tout à la barre. Ils semblent aller vers l'horizon.
Rédigé par : mike | 31 juillet 2010 à 11:14
"Hopper n'est pas de ces faiseurs qui embrouillent le réel pour laisser croire
à leur propre complexité"
Peut-être là fût-elle certaine confusion
du mot "art" dévolu à certains.
Des personnages qui n'ont pas leur expression dans les espaces clos où il les
peint, des paysages vides d'âmes et bien
parcellisés...
Un véritable poème intérieur.
Rédigé par : calamity jane | 31 juillet 2010 à 10:36
@ Pierre-Antoine
Merci pour l'image, c'est pratique pour comprendre ce que veut dire notre hôte.
Un regard soucieux, une femme solitaire dans la lumière crue de sa nudité.
Le tout dans une chambre aux couleurs de salle de bains.
Efficace.
Je ne vois pas la lueur d'espoir. Plutôt une femme pour qui les journées se succèdent.
Comme les soldats, les jeunes filles bien élevées apprennent très tôt à suivre la musique de leurs propres pas.
Rédigé par : Alex paulista | 31 juillet 2010 à 09:17
Bonjour Philippe Bilger,
Vous nous dites : « Il y a des niveaux différents de perception. Le regard peut s’attacher à l’évident puis tenter d’aller plus loin, pour se confronter au noyau dur du génie de ce peintre qui est d’offrir l’image d’une quotidienneté vide, comme désincarnée, abandonnée à elle-même, pleine de joliesse mais sans vie véritable et la vision d’une humanité mélancolique, figée, voire désespérée. »
Je ne connais pas ce fameux Hopper, mais pour avoir été faire une petite visite au centre Pompidou de Metz, samedi dernier, j’ai eu « ma dose » de ces œuvres d’artistes qui voient des choses inaccessibles pour le commun des mortels.
Heureusement l’architecture de ce centre culturel est sublime et je ne regrette pas ma visite.
A noter une curiosité en ce moment : le magasin de Ben. Complètement loufoque !
Rédigé par : Achille | 31 juillet 2010 à 08:46
Edward Hopper est un peintre de l'instant, du temps suspendu, de l'ultime fraction de seconde qui donne cette impression d'éternité.
Vous avez beaucoup de chance d'avoir pu voir cette exposition.
Rédigé par : Florence Lanaud | 31 juillet 2010 à 08:30
@Pierre Antoine
Vous devriez installer un chevalet, afin de démontrer comment se "dé"-peignent des horizons fructueux, des lits assez larges, et autres bonheurs consommables à l'œil !
Je suis outré par vos propos..., et ne peux évidemment vous en vouloir nonobstant.
Ce qu'exprime un peintre, généralement, il le fait exprès,... puisqu'étant plongé en quelque mystère !
Sans doute notre hôte en blogosphère a apprécié le confort fait aux œuvres picturales comme en Suisse.
Car les Suisses sont très friands de peinture, en quelque sorte ils financent les peintres, peut-être trois fois mieux que les Français.
Bon, je voulais dire plus...
Rédigé par : zenblabla | 31 juillet 2010 à 04:17
Merci pour l'image, certes, Pierre-Antoine, mais en commentaire, j'aurais plutôt pensé à "un extérieur" à l'intérieur...
Rédigé par : Herman | 31 juillet 2010 à 03:49
Merci Philippe Bilger pour ce billet.
Je ne connais pas l'art, je vis dans un autre monde, mais votre texte me va comme un gant.
SR va être content, la déprime doit aussi me guetter...
Merci Pierre-Antoine pour cette image.
Rédigé par : Herman | 31 juillet 2010 à 03:30
Bonsoir,
J'apprécie vivement votre perception de l'œuvre de ce grand peintre qui m'est cher. Ce qui est important aussi chez Hopper c'est de comprendre le jeu subtil de la lumière qui participe à cette indéfinissable nostalgie (ou mélancolie) due à la couleur : la couleur, d'une rare précision comme chez Corot, porte en soi un message poétique où l'on peut se laisser prendre... avec émotion : elle dit au-delà du dessin ou de la figuration, la sévérité implacable de l'urbain, la fraîcheur du drap, la douceur de la peau, la température du dehors... la nature du revêtement mural, et ce, sans pour autant être descriptif.
Rédigé par : nicolas blin | 31 juillet 2010 à 00:26
Chronique d'une déprime annoncée.
Rédigé par : SR | 30 juillet 2010 à 23:28
Cher Philippe Bilger,
Je ne connaissais pas, à ma grande honte, Edward Hopper.
Mais, à vous lire, "Leur regard est tourné vers on ne sait où mais il cherche le salut. Derrière ce qui semble boucher l’horizon, il y a autre chose, n’importe quoi, mais qui sera de nature à étancher la soif, à apaiser la faim, à guérir les nostalgies et à combler enfin les attentes", j'ai le sentiment de reconnaître en vous un personnage de Hopper.
J'espère avec vous que ce qui semble boucher l'horizon, nous parviendrons à l'éliminer ; cela, je crois, ne dépend que de nous.
Rédigé par : Christian C | 30 juillet 2010 à 18:47
@PB
" Comme toujours, quand l’art est à son comble, le mystère est impossible à déchiffrer. Il y a des niveaux différents de perception. "
Je vous propose quelques pistes pour déchiffrer le mystère, si mystère il y a chez Edward Hopper :
Nostalgie, lassitude et résignation.
Si on regarde son oeuvre dans cette optique on commence à percevoir la source de son inspiration.
Il y a rarement des personnages dans ses extérieurs et dans ses intérieurs, l'extérieur paraît vide, lointain.

Dans un environnement qui se doit rassurant, chaleureux il s'avère inadéquat, trop petit, sclérosant, comme dans ce tableau où même le lit semble trop petit pour avoir accordé le repos nécessaire à cette nouvelle journée qui s'annonce.
Cordialement
Pierre-Antoine
Rédigé par : Pierre-Antoine | 30 juillet 2010 à 12:54