Ne pas aimer des personnalités qui n'ont rien - ou très peu - pour elles est trop facile. On s'ennuie alors devant un paysage humain qui n'offre pas le bonheur et l'ambiguïté de la complexité.
C'est sans doute à cause de cela que j'apprécie, en dépit de tout ce qui nous sépare, les êtres capables de susciter une sorte d'hostilité admirative, une critique qui n'exclut pas l'estime ou le respect, un agacement presque doux et familier, comme une habitude dont on ne cherche pas à se déprendre. Je pense notamment à Bernard-Henri Lévy, Alain Minc, Alain Badiou ou Bernard Kouchner. Il y en a d'autres, même dans le domaine judiciaire.
Aujourd'hui, c'est le ministre qui m'intéresse. Je n'ai pas envie de répéter tout ce qui lui est imputé à charge, en particulier ce reproche qui englobe l'ensemble : il serait trop épris de lui-même et s'imaginerait que sans Kouchner le monde serait appauvri. Pourquoi pas ? Même si, pour lutter contre cette vanité singulière, il convient de rappeler que le propre de l'humain est précisément de manquer partout où il fait défaut.
Bernard Kouchner a déclaré sur RTL - propos repris (nouvelobs.com, Marianne 2, JDD.fr, lepoint.fr) - qu'il avait "pensé" à démissionner lors de la polémique sur les Roms, que ce n'était pas la première fois mais qu'il ne fallait pas "accepter", "déserter". Bref, les présents auraient toujours raison !
Il paraît que François Mitterrand avait fini par être exaspéré par Jacques Delors qui lui présentait sa démission quasiment chaque matin, faisant de cette menace suprême, dont la force est de savoir demeurer exceptionnelle, un pli, un réflexe banalisant et faisant rire à la longue. Je ne crois pas que Bernard Kouchner soit dans ce registre qui se fondait d'abord sur des divergences politiques et techniques.
Kouchner, lui, est préoccupé par l'image de soi et l'éthique, à l'évidence, reste une obsession, une exigence qui ne lui permettent pas d'absorber, toujours et à tout coup, la réalité sans mal. Non qu'il soit naturellement voué à l'écartèlement, me semble-t-il, mais parce qu'il y a des moments où la conciliation de ses paramètres de vie devient quasiment un tour de force.
Donc Bernard Kouchner, pour les Roms aujourd'hui comme hier sur d'autres sujets, est l'homme qui pense à, qui a failli. Mais qui reste. Au bord de la démission, pour se donner sans cesse bonne conscience, pour ne pas désespérer de lui-même, pour continuer à apparaître au moins à ses propres yeux comme un ministre taraudé par l'éthique, les états d'âme et les scrupules. Il n'est pas comme les autres. Puisque lui, il a laissé venir en son for intérieur l'idée de son départ. Ce virtuel est noble comme un sacrifice. C'est déjà beaucoup que de s'imaginer capable de s'en aller. D'un côté, il a payé sa dîme au pouvoir de l'allure. Il a rendu grâce à la vertu.
Mais, de l'autre, il y a l'allure du pouvoir. Le fait qu'on y est bien, même si on souffre. Inconcevable de fuir, de quitter le navire. Le syndrome du capitaine courageux en pleine tempête sauf qu'il n'est pas le capitaine et qu'il n'y a pas de tempête mais seulement une démocratie turbulente et difficile à apaiser. Bernard Kouchner, empruntant un peu d'Antigone, voudrait faire illusion, par ailleurs, en prétendant se parer de beaucoup de Créon. Ne pas déserter certes, mais encore faudrait-il être persuadé de laisser quelque chose de fondamental en restant, en stagnant ? Encore faudrait-il convaincre ses concitoyens que son départ du gouvernement laisserait un vide, une béance politique, marquerait un coup d'arrêt brutal à une action souhaitable ? Qu'en "acceptant" de continuer à en être, il représenterait, pour l'humanisme concret, sa dernière chance ?
Bernard Kouchner ne se leurre plus. Il sait, sent - et c'est le pathétique de sa destinée intellectuelle et politique - qu'il devient un peu court de se servir de sa personnalité et de son aura pour emplir l'espace et justifier son rôle. Il bouge, il parle mais qu'a-t-il accompli, quelle influence décisive a été la sienne ? On ne peut pas toujours compter sur la place qu'on occupe pour inventer et imposer un message de dynamisme. Elle ne démontre rien. Sinon qu'on attend vos oeuvres.
Je ne me moque pas. Il est triste que Kouchner ait quitté un camp où ses talents étaient absurdement inexploités pour un autre où il ne sert à rien.
Il est condamné à faire du vent avec les miettes qui lui sont concédées. Il est blessé mais il tient. Il se maintient. Jusqu'au prochain départ qui ne dépendra plus de lui ?
Bernard Kouchner : l'homme qui a failli...
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