La pensée judiciaire unique a encore frappé. Et pas n'importe où, mais de manière paradoxale dans de récents propos du président de la République.
En effet, celui-ci a fait savoir qu'il avait reçu, "afin de lui témoigner son soutien et sa profonde solidarité", la famille proche de Natacha Mougel, la joggeuse violée et tuée par un récidiviste. Le président s'est déclaré "choqué par les circonstances" du drame en soulignant, ce qui allait de soi, "que ce crime odieux ne resterait pas impuni" (JDD.fr).
L'accueil du président, la compassion et l'indignation manifestées, la prise en charge, en quelque sorte par l'autorité publique, de cette tragédie et de cette douleur privées me semblent tout à fait légitimes et je ne doute pas que les personnes ainsi soutenues y aient trouvé une forme de réconfort. Pour ma part, j'ai toujours regretté qu'à la suite de telles horreurs entraînant de telles souffrances, la magistrature au plus haut niveau n'exprime jamais officiellement empathie, regret et respect. Avant la phase judiciaire, une réaction humaine serait la bienvenue qui montrerait à la société que nous ne sommes pas indifférents à la conséquence terrible de certaines de nos décisions. Ce ne serait pas de la démagogie mais une forme de décence démocratique.
Le président, selon le communiqué de l'Elysée, ne s'est pas arrêté là. Il s'est dit "déterminé à tout mettre en oeuvre pour améliorer dans les plus brefs délais les mesures de contrôle et de suivi des auteurs de crimes sexuels qui présentent un danger pour la société". Cette résolution confirmant une volonté déjà incarnée sur le plan législatif ne peut que susciter l'adhésion.
Tout de même - et c'est sur ce point capital que la pensée judiciaire unique révèle son emprise même sur l'esprit le moins fait pour y succomber -, le président n'évoque pas ou plus la cause essentielle voire exclusive de cette catastrophe à la fois familiale et sociale : le fait que le mis en cause a été placé en libération conditionnelle par le juge de l'application des peines au mieux des possibilités légales, c'est-à-dire après avoir purgé cinq ans d'enfermement effectif sur les dix édictés par une cour d'assises. C'est cette démarche effectuée par un juge, sur le conseil d'experts en l'occurrence égarés mais qui pourrait leur reprocher une faillite dans une prévision qu'ils ne pouvaient certifier fiable ?, qui a projeté le condamné à l'air libre d'une criminalité à venir. C'est dans l'exécution de la peine que réside le vice fondamental. Le président, qui, ministre de l'Intérieur, avait souligné ce dysfonctionnement grave à la suite du meurtre de Nelly Crémel, paraît cette fois-ci adopter une position plus classique. Sans doute parce qu'il est président et que dans ce domaine il ne peut plus disposer de la même liberté de parole, qui lui ferait encourir les foudres du syndicalisme judiciaire. Parce que les juges ne sont pas intouchables mais qu'il est trop risqué de les critiquer sans fard.
Peut-être aussi, et surtout, parce que cette pensée judiciaire unique selon laquelle il est normal et irréfutable qu'une sanction ne doive jamais être exécutée intégralement, est venue comme un poison interdire tout véritable débat sur l'accomplissement des peines. Cette philosophie pénitentiaire ressassée à droite comme à gauche, au point que j'ai entendu le garde des Sceaux à la télévision puis récemment le porte-parole de la Chancellerie reprendre l'antienne du caractère négatif des sorties "sèches", fait tellement partie des banalités mécaniquement humanistes qu'on ne la discute plus sans percevoir qu'elle offense le bon sens et l'exigence de sécurité.
En effet, pendant qu'on ne cesse de faire valoir l'avantage qu'il y aurait à libérer avant l'échéance pour mieux préparer la sortie, durant cette période où le condamné bénéficie d'une mansuétude pénitentiaire qui contredit souvent la rigueur judiciaire, des crimes nouveaux sont commis et des récidives facilitées, certes rarement mais de manière, à chaque fois, gravissime. Pendant qu'on s'oppose par bon coeur, par humanisme aux sorties "sèches", celles qu'on a préparées causent quelquefois de terrifiants dégâts. Combien de victimes auraient été épargnées si ce principe général de l'enfermement partiel et limité n'avait pas été mis en oeuvre ?
Ce n'est pas tomber dans le populisme que de formuler cette interrogation. Il est d'autant plus fondé de dénoncer cette "prime" systématique au condamné en matière notamment de criminalité sexuelle que cette administration de la peine heurte l'équité et la cohérence. On ne voit pas au nom de quoi un arrêt rendu par un jury populaire - par exemple, dix ans de réclusion pour viol - doit être forcément amendé dans sa sévérité par une "cuisine" pénitentiaire. Qu'on tienne pour une exigence ce qui immédiatement étonne - une décision doit être amputée en aval de ce qu'elle était en amont - continue à me laisser dans l'incompréhension. Il faut absolument revenir sur ces aberrations qui sont portées, soutenues par une pensée judiciaire unique. Avant de se préoccuper du "suivi" et du "contrôle" en liberté, il conviendrait de se soucier de ce qui précède celle-ci et la rend parfois infiniment périlleuse pour la société. L'individualisation des peines, qui autorise toutes les comédies et facilite les simulacres, conduit trop souvent à l'acceptation d'expériences aléatoires qui devrait être remplacée par l'objectivation des infractions, l'analyse de leur nature et la prise en considération des passés. Moins de subjectivisme, plus de sûreté.
Sur ce plan, je rejoins totalement Brice Hortefeux qui, dans Le Figaro Magazine, propose, en quelque sorte, de substituer à une pratique technocratique l'assentiment populaire. Il est évidemment hors de question de refuser l'évolution de certaines destinées avec ses conséquences pénitentiaires mais pour d'autres il serait accordé aux cours d'assises le droit de décréter leur volonté d'enfermement total. Cette innovation pourrait également s'appliquer aux tribunaux correctionnels où se retrouve ce hiatus, mais moins dramatique, entre la sanction prononcée et les modalités de son exécution. A quoi servent un ministère public et des juridictions professionnelles et populaires s'ils savent par avance que leur vision et leurs décisions vont être nécessairement dénaturées ? Le risque est de contraindre l'accusation, pour remédier à cette dérive, à se livrer à une surenchère répressive qui sera discréditée par son excès même. La seule manière d'échapper à une folle inflation des peines est de veiller à faire respecter telles quelles celles qui ont été édictées de manière équilibrée par un tribunal ou une cour d'assises.
Pour que le président de la République lui-même ait hésité à franchir le pas dans son intervention auprès des proches de Natacha Mongel, cela signifie qu'une sorte de réticence existe à l'idée de signifier que des tragédies surviennent parce que des coupables sortent avant l'heure. Cette pensée fait mal parce que dans sa crudité elle menace ce qui nous fait chaud au coeur : l'espérance, la confiance en l'humain.
Rien ne me paraît plus éloigné d'une démocratie qui se défendrait sans se renier, d'une justice à la fois humaine et lucide, vigoureuse qu'un idéalisme qui, pour garder sa pureté, refuserait de la mettre à l'épreuve du réel pour n'avoir pas à tirer les conclusions qui s'imposent.
La pensée judiciaire unique ou les autres en sursis.
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