Le président de la République n'est pas infaillible et ce qu'il décide de lancer dans le débat public n'est pas forcément à admettre sans réserve. La démocratie, c'est précisément ce qui se met en action après les décrets présidentiels.
Le garde des Sceaux semble tenir pour vérité acquise la parole du chef de l'Etat au sujet de la participation des citoyens aux tribunaux correctionnels et auprès des juges de l'application des peines (JAP). Il projette toutefois l'ouverture d'une concertation au début de l'année prochaine, ce qui laisse toutes ses chances à la qualité du débat et à des conclusions qui pourraient être libres et critiques. Quand Rachida Dati, qui se rapproche de la lucidité au fur et à mesure qu'elle s'éloigne de la place Vendôme, souligne qu'il "faut faire très attention", elle n'a pas tort (nouvelobs.com, jdd.fr, Europe 1, Le Figaro, Le Parisien).
D'abord, être bons joueurs : l'idée du président, annoncée dès le mois de septembre, n'est pas facile à récuser dans son principe. Qui pourrait s'opposer à l'exigence légitime d'associer encore davantage les citoyens à l'oeuvre de justice ? Au lieu que celle-ci soit accomplie sous leur égide, ils y apporteraient une contribution directe comme pour les cours d'assises. Une fois qu'il est rendu hommage à la vertu de ce voeu, il convient tout de même, après la fête de l'imagination, de s'attacher à la loi du réel et de quelques certitudes. Sans tomber dans l'affirmation détestable d'une compétence trop sûre d'elle, je ne voudrais pas que ce sujet relève du registre du football où il n'est personne qui ne se croie éclairé pour en parler ou pour sélectionner. Parce qu'il serait question du peuple, chacun pourrait formuler une opinion valide sur la relation de celui-ci avec la justice sans connaître rien, par exemple, du débat criminel. Que d'approximations alors, comme celles de Caroline Fourest dans son billet du Monde : "Vers une justice populiste" ! Le président lui-même, dans son intervention d'après le remaniement, n'en a pas été exempt lorsqu'il a cherché à justifier sa volonté de changement judiciaire en affirmant - de mémoire - que les verdicts des cours d'assises ne sont jamais contestés. Alors qu'il est très rare qu'ils ne le soient pas malgré l'instauration de l'appel. Les médias sont là pour recueillir les doléances des avocats des condamnés et on est prêt à tâter de la révision sans hésitation !
Cette approche montre combien il est difficile d'induire des pratiques des juridictions criminelles des régles indiscutables pour l'ouverture au peuple des tribunaux correctionnels.
Fervent défenseur du jury, je suis tout de même obligé de constater qu'il est de moins en moins facile de faire venir les citoyens pour l'exercice de leur devoir, qu'ils traînent des pieds et de l'esprit même s'ils repartent métamorphosés, enrichis et souvent soulagés. Certains filent sans demander leur reste quand d'autres plus rares ont clairement pris la mesure de ces tragédies qu'ils ont été appelés à juger.
Ces réserves qui atténuent un tableau tactiquement ou par ignorance trop sulpicien ne rendent pas moins irréfutable le fait que c'est là, dans cet espace judiciaire, que se crée et se noue le lien le plus fort, le plus intense entre la société et les juges, entre les magistrats qu'on découvre et les citoyens qu'on écoute enfin. Si une reconnaissance réciproque s'effectue, il serait imprudent - seuls les démunis d'expérience s'y essayent - de laisser croire à des lignes directrices qui permettraient d'affirmer la sévérité des jurés contre le laxisme des professionnels. Ce qui est évident au contraire, c'est l'imprévisibilité qui oscille au gré des crimes dont certains suscitent l'indulgence et d'autres une rigueur extrême sans qu'il soit toujours possible de dégager ce qui les a inspirées, l'une et l'autre. A la cour d'assises, à son vif étonnement, le juré se voit tantôt plein de mansuétude tantôt infiniment sévère, c'est selon.
Penser que dans les tribunaux correctionnels ou pour l'exécution des peines, il viendra nécessairement apporter une pierre répressive à la démarche des juges serait une erreur. Une donnée fondamentale doit par ailleurs être prise en compte qui viendra, avec d'autres éléments, battre en brèche le caractère apparemment irrésistible de ce désir d'élargissement.
On a immédiatement évoqué le coût d'une telle réforme alors que des juridictions ne sont parfois plus en mesure, faute de moyens, d'assurer le matériel minimal et que, plus généralement, notre univers n'est pas à ce point pourvu qu'il puisse s'engager dans des démarches qui sur le fond de la justice ne sont pas vraiment nécessaires. La disponibilité du citoyen, qu'imposerait aussi une telle révolution, constituerait également pour le moins une limite.
Christophe Régnard, à Rennes, lors du congrès de l'Union syndicale des magistrats (USM), a souligné aussi - la comparaison est éclairante si elle n'est pas décisive - qu'on ne demande pas "aux patients d'aller opérer dans des blocs opératoires" (Le Monde). Cette boutade renvoie à une différence capitale entre les cours d'assises et les tribunaux correctionnels qui justifie le recours au peuple pour les premières et permet, pour des raisons techniques, de l'estimer inutile et même dangereux pour les seconds. En effet, le crime, l'horreur qu'il suscite ou la compréhension qu'il appelle, l'émotion et l'intelligence mêlées, la faible place laissée à l'analyse juridique, l'évidente familiarité du citoyen avec ce monde même si son existence ordinaire le place théoriquement à mille lieues de lui, imposent que le peuple vienne apporter son concours à des magistrats qui, laissés seuls, risqueraient de s'abandonner à une approche purement technique. L'intime conviction est ce chemin qui a été trouvé pour ce partenariat fondamental pour la justice et la démocratie. Les tribunaux correctionnels, même s'ils peuvent mettre au jour des drames intenses, la plupart du temps présentent un visage complexe, des méandres et des subtilités "pointus", notamment pour la délinquance économique et financière qui requiert des spécialistes.
Cette analyse se trouve confortée par l'extrême difficulté qu'il y aura à distinguer les dossiers les plus graves des autres et à dégager des critères indiscutables. Sera-t-il si aisé de démontrer la nécessité de jurés pour une catégorie d'infractions et de la récuser pour une autre alors qu'elles vont relever, l'une et l'autre, du même registre pénal ?
Le garde des Sceaux, si on suit bien ses récentes déclarations à ce sujet, privilégierait surtout la présence de juges populaires au niveau de l'appel correctionnel. Outre que les mêmes réserves techniques pourraient être formulées sur le fond, une configuration limitant leur participation à la voie de recours deviendrait pour le coup incohérente. Imaginons le procès Clearstream en appel avec des jurés confrontés à un jugement de première instance qui leur serait, avec les débats l'ayant motivé, totalement étranger ! Une telle justice ne serait pas tenable.
Pour les libérations conditionnelles dont je peux comprendre qu'elles choquent parfois mais qui s'insérent dans un dispositif général d'exécution des peines infiniment critiquable tenant moins à l'absence des citoyens qu'à une philosophie systématique de mansuétude pénitentiaire, je ne pourrais que voir des avantages dans ce domaine à un pari "populaire". Mais compléter les instances de décision avec un représentant d'une association de victimes ou de probation n'aurait de sens que si ce dernier, quel qu'il soit, était susceptible d'apporter, dans l'appréhension de chaque dossier et de chaque situation, un regard neuf et informé. Ce qui ne serait évidemment pas le cas. La facilité intellectuelle est de croire qu'instiller du "peuple" serait positif en toutes circonstances alors que c'est la structure même du processus conduisant d'un judiciaire clair dans ses messages à un pénitentiaire le rabotant, qui devrait être revu.
Que les Français plébiscitent les jurys populaires n'est pas une surprise. Avant l'action et la charge qu'une telle rénovation impliquerait, le citoyen ne peut qu'approuver le principe de l'élargissement de son pouvoir mais on a déjà constaté à quel point cet enthousiasme théorique s'est érodé pour la pratique criminelle. Banaliser l'échevinage multiplierait les difficultés au quotidien et surtout ferait perdre, en gaspillant les interventions populaires au sein de la justice, le caractère capital et irremplaçable du rôle des citoyens dans les cours d'assises. L'abus, loin de consacrer la force d'une idée juste, détruirait la portée de cette dernière là où son mérite est indiscutable et indiscuté.
Indiscuté, vraiment ? On n'oublie pas que le gouvernement avait envisagé de supprimer les jurés en première instance pour faire des économies et pour, paraît-il, mettre un terme aux correctionnalisations trop nombreuses. C'était paradoxalement alors prétendre reléguer le peuple qu'on place aujourd'hui au pinacle. Dans cette même veine, la composition des tribunaux pour enfants avait été également critiquée. Ces rappels sont destinés à montrer que les citoyens, au gré des circonstances, sont désirés ou négligés. Acceptons le fait que dorénavant ils sont à ce point portés aux nues que la justice pénale aurait besoin d'eux partout et sans cesse !
Je me demande si cette initiative présidentielle ne se trompe pas de cible. Comme si le lien de confiance entre le peuple et nous les magistrats ne pouvait être créé ou sauvegardé que par un travail en commun. L'estime de la société pour "sa" justice, son adhésion à ce que nous sommes et faisons en son nom ne pourront être assurées valablement que par notre propre métamorphose et notre capacité à mettre en oeuvre des pratiques exemplaires, clairement indépendantes et équitables pour tous. Le peuple ne doit pas être placé dans la justice mais au-dessus de celle-ci. Le citoyen se doit non pas de juger avec nous mais de nous juger. Son contrôle vigilant est indispensable pour que nous ne tombions pas dans des errements qui ont beaucoup plus déstabilisé le peuple que le fait qu'il soit absent des débats et des jugements correctionnels. La gestion de Woerth-Bettencourt, les péripéties judiciaires liées à Clearstream, le soupçon lancinant d'une justice aux ordres du pouvoir ont dégradé notre image qui ne pourra être restaurée que par une révolution non pas procédurale mais professionnelle. En ce sens, si le pouvoir persiste dans sa volonté d'aller au bout judiciairement de cet appel aux citoyens qui pour une fois n'est pas contesté à cause d'un insupportable corporatisme, il ne nous rendra pas service, il ne se rendra pas service. C'est seulement s'il permet - lui et le monde parlementaire - l'exercice d'une justice digne de ce nom, spécialement dans les affaires interessant l'Etat, que le regard du citoyen changera, que la démocratie y gagnera et que nous serons peut-être enfin à la hauteur des exigences de notre mission. Les Français plébiscitent sans savoir les jurys populaires parce qu'ils n'ont pas le coeur ni l'envie de plébisciter leur justice. Qu'attend-on pour leur donner satisfaction ?
Le peuple dans la justice : il deviendrait notre caution. Sur la justice : en démocratie c'est sa place et ses exigences sont une chance et nous obligent.
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