Cela faisait quelque temps que j'avais l'intention de consacrer un billet à cette interrogation : La défense est-elle morale ? Elle a été formulée à la rentrée du Jeune Barreau du Val d'Oise le 3 décembre 2010. Elle relève de ces exercices dont les avocats raffolent et qui consistent à poser de bonnes questions en offrant les réponses narcissiques permettant à une profession de s'adorer elle-même. Le hasard fait que l'invité d'honneur, le 3 décembre, était Me Vergès dont je reparlerai. Il est clair que celui-ci appartient à la mythologie du barreau. Il me fait penser au Libération de la grande époque que les apprentis journalistes placent toujours en tête de leurs préférences alors que la réalité a radicalement changé. Il y a des réputations qui ne s'usent pas parce qu'au fond elles n'ont connu que des échecs, mais retentissants, et qu'elles ont eu l'habileté d'emprunter des chemins de dérivation élégants et atypiques. Au demeurant, Jacques Vergès est un convive passionnant et raffiné. C'est le défenseur que je discute.
J'avoue que je continue à être incommodé, non par la multitude des articles sur le barreau parisien - comme si les médias le découvraient - et par quelques portraits justifiés à tort ou à raison par le bruit d'affaires récentes, mais par l'approximation et la légèreté avec lesquelles les journalistes même les plus compétents embrigadent sous l'étiquette vague de "ténors du barreau" les meilleurs et les pires, les bouffis d'eux-mêmes et les modestes talentueux, les morales de prétoire et les éthiques profondes, les discours sonores et les éloquences vraies. Evidemment, cela dépend du goût de chacun mais j'ose soutenir que mon écoute et ma passion de la parole sont suffisamment durables pour présenter une certaine crédibilité. Cette confusion existe même dans les articles traitant de thèmes mineurs comme la superstition d'un certain nombre d'avocats (Le Figaro, sous les signatures de Marie-Amélie Lombard et Cyrille Louis). On y voit de très grands, par exemple Paul Lombard, Jean-Louis Pelletier, Hervé Temime, Eric Dupond-Moretti ou Thierry Herzog être mêlés à d'estimables ou à d'autres que la lucidité aurait dû rendre indésirables. C'est la faiblesse de ces inventaires qui conduisent les médias à retenir pour "ténors" ceux dont les noms, pour mille raisons pas toujours honorables, sont souvent cités au détriment d'autres plus discrets mais plus remarquables. Je pense notamment à Luc Brossolet qui ne "faisant" pas dans la vulgarité ostensible, exige pour être perçu à son infinie valeur une intuition et une capacité d'analyse rarement cultivées par les médias spécialisés qui préfèrent "les grosses caisses" auxquelles on ne peut échapper.
Aurais-je eu un doute au sujet de l'éventuelle moralité de la défense que la toute dernière équipée en Côte d'Ivoire auprès de Laurent Gbagbo de Me Jacques Vergès et de Me Roland Dumas (nouvelobs.com, Marianne 2, le Parisien) m'aurait éclairé. Ils sont partis là-bas, chargés par leur client de soutenir sa cause que le droit, l'équité et la communauté internationale désavouent. Comme il se doit, mandatés dans ces conditions qui n'appellent qu'une défense de complaisance et de servilité, ils ont mis en cause l'ingérence française et internationale d'une part, la fraude d'autre part. Croient-ils eux-mêmes à ces ripostes tellement prévisibles puisqu'ils sont condamnés à épouser jusqu'au bout la thèse de la personne qui les a sollicités, sans avoir l'ombre d'un libre arbitre dès lors qu'ils ont accepté de se placer dans cet étau, sous son emprise ? Je suis triste, pour ne pas dire plus, que ces deux personnalités - je connais mieux Jacques Vergès que Roland Dumas dont l'urbanité souriante m'a frappé les rares fois où je l'ai rencontré - aient consenti à mettre la main et leur esprit dans ce guêpier où la vérité semble pourtant éclatante. Pour se justifier, ils sont obligés de se mentir. D'un côté, ils ne sont plus autorisés à appréhender l'autre.
Si je fais un sort à cette escapade plus partisane que judiciaire, c'est que les contradictions qu'elle recèle se retrouvent dans toute défense pénale qui ne peut pas être morale. Entendons-nous bien : ce qui est moral, c'est le service de la défense au soutien de tous ceux qui ont besoin d'elle. Il y a une moralité indiscutable dans une profession qui n'a pas le droit d'abandonner (sauf affres de conscience infiniment rares) quiconque la sollicite, au bord de la route judiciaire - qui souvent suit ou accompagne celle de la détresse humaine, quelle que soit la cause de cette dernière.
Mais je récuse que les modalités de la défense pénale puissent être qualifiées de morales. Parce que la liberté de l'avocat, même la plus élargie, n'est jamais totale. Il ne peut y avoir de respect profond et authentique de la morale que si tous les chemins possibles virtuellement ouverts par le débat ont le droit d'être empruntés, si la vérité n'est pas forcément encasernée dans un seul camp qui vous donne l'ordre, tant qu'on est en mission, de ne considérer que lui. Si la morale de la défense doit consister à placer au-dessus de tout les exigences de vérité, de justice et d'universalité, il est clair que le mandat pénal, privatisant au service d'un seul ces valeurs et interdisant au conseil le doute et le revirement, s'oppose à cette conception communément admise de la morale. Ce que l'esprit et le coeur ont l'injonction de suivre, l'impérieuse nécessité de boire la coupe judiciaire jusqu'à la lie constituent des démarches contradictoires avec la disponibilité pleine et entière de soi qu'implique la morale. Ce n'est pas pour rien, d'ailleurs, que celle-ci est si peu invoquée. Les avocats se défient en effet comme de la peste de la défense de la morale dans leurs plaidoiries, privilégiant des argumentations plus techniques, moins révélatrices de leur propre ambiguïté.
En revanche - et la distinction n'est pas du sophisme -, si la défense n'est pas morale, il n'y a pas d'avocats authentiquement et profondément avocats, d'hommes et de femmes engagés corps et âme dans les débats capitaux que la justice suscite quotidiennement qui n'aient pas l'obligation d'être moraux. Pour moi, la morale professionnelle, qui n'est que la prolongation souhaitable de la morale personnelle, n'est pas un gros mot, une sale notion ou un concept ridicule. Mon expérience m'autorise à dire que cet élément fondamental est trop négligé par les journalistes dans leur classement. On a l'impression, à les lire ou à les entendre, que l'avocat émérite, le "ténor" n'est qu'un pur personnage technique déconnecté de toute éthique. Ceux que j'admire, en tout cas, jeunes ou moins jeunes, emplissent leur talent, leur conviction de cette part inestimable qui conduit à se dire en les écoutant, mieux en les voyant vivre, fût-ce le temps de quelques audiences : "C'est un homme, une femme "bien" !".
Certes, il est plus facile de se persuader que la défense est morale, alors qu'intellectuellement le défi est insurmontable, que de devenir soi-même un exemple.
Mais j'en connais et c'est bon.
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