Aujourd'hui, quand on entend une personnalité politique se sortir d'embarras en affirmant qu'elle fait confiance à la justice, on a envie de lui demander laquelle. On est arrivé à un point de déstabilisation tel que les institutions ne sont plus respectées en elles-mêmes mais seulement au regard de la crainte qu'elles inspirent ou de l'espoir qu'elles suscitent.
Philippe Courroye va être mis en examen, dans l'affaire Bettencourt, à cause des fadettes (factures détaillées) de trois journalistes du Monde qu'il aurait requises, pour faire simple. Gérard Davet était plus spécialement concerné (Le Monde, Le Figaro, nouvelobs.com, Marianne 2, Mediapart, Libération).
Le procureur de Nanterre, qui conteste avoir commis les infractions alléguées, a, avec une proche collaboratrice procureur adjoint elle-même incriminée, diffusé un communiqué regrettable par lequel il dénonce "une mise en cause calomnieuse" et s'en prend sans élégance et par avance à son juge. Procédé singulier dont je me félicite qu'il ne soit pas mis en oeuvre par toutes les personnes convoquées par des magistrats instructeurs aux fins de mise en examen. Précisément parce qu'il s'agit d'un haut magistrat, on aurait attendu de sa part de la réserve. Il est vrai que ce n'est rien par rapport à sa nouvelle offensive qui ne vise à rien de moins qu'à l'annulation de la procédure ! Il n'empêche qu'il devra bénéficier de la présomption d'innocence si jamais il se retrouve justiciable ordinaire.
L'histoire judiciaire et médiatique nous a surabondamment exposé, ces dernières trois années, la nature et l'intensité du conflit ayant opposé Isabelle Prévost-Desprez à Philippe Courroye. Je n'ai pas envie d'aborder les ressorts intimes de cette guerre mais il est clair que la divergence des pratiques renvoie d'abord à l'antagonisme de deux tempéraments. Les contentieux ne sont souvent que l'expression d'hostilités plus sourdes et plus instinctives.
J'ai toujours considéré que Philippe Courroye appartenait, même s'il le sait et le dit trop, à la catégorie peu peuplée des très grands magistrats grâce à son intelligence et à sa passion pour la justice, du moins à une certaine époque, avant que l'encens du pouvoir vienne le troubler. Je n'oublie pas qu'il a été le premier juge d'instruction qui à Lyon a permis l'irruption dans notre espace d'une affaire politico-financière gravissime et la condamnation d'Alain Carignon. Celui-ci a certes purgé sa peine mais le savoir aujourd'hui conseiller influent à l'Elysée crée plus qu'un malaise !
Philippe Courroye, adversaire respectable, est aussi une victime. Ses qualités exceptionnelles, son énergie, sa compétence, son ambition longtemps légitime ne pouvaient, si on avait bien voulu le laisser mener seul sa barque sans le tenter par des perspectives de gloire facile et d'amitié présidentielle, que le conduire naturellement au plus haut d'un destin judiciaire. Il avait tout en lui-même pour parvenir au faîte : croire en soi sans modération n'est pas une tare qui détruit et stérilise, ce peut être parfois le contraire.
Il n'aurait donc pas fallu forcément le préserver de lui-même mais ne pas, absurdement, favoriser l'exercice solitaire et impérieux d'un pouvoir qui, vite abusif, l'a incité à ne plus percevoir les limites, la décence professionnelle et les obligations banales qu'impose la justice. Lorsqu'un magistrat est un tel concentré de puissance et d'action, on ne jette pas sur cet explosif humain l'allumette qui dégradera, suscitera le vertige des grandeurs, l'illusion de l'impunité et le sentiment que tout est permis puisque les contre-pouvoirs naturels ont disparu.
Ce n'est pas qu'il soit l'ami du président de la République qui est dangereux. C'est le fait que ce dernier ait affiché publiquement cette amitié en la reliant au poste prestigieux à Paris qui devait lui revenir de droit.
L'effacement du garde des Sceaux d'alors a amplifié le lien privilégié que Courroye a noué, sur un plan technique et politique, avec l'Elysée et n'a pu que lui donner encore davantage la certitude qu'il était au-dessus du commun des professionnels de justice sans avoir à se soumettre, lui, à leurs devoirs étriqués.
Le procureur général de Versailles, Philippe Ingall-Montagnier, n'a pas cessé de paraître aux ordres de son procureur alors qu'en principe, si on tient au système hiérarchique, l'inverse est souhaitable.
Dans ces conditions, avec tant de doux poisons qui venaient gangrener une personnalité ayant déjà du mal à résister à une autarcie dominatrice, qui aurait résisté ? Qui n'aurait pas fait naître en soi la démesure, l'ubris, le goût de maladresses et d'imprudences qui n'étaient pas le fait du hasard mais l'affirmation de ce constat : si Nicolas Sarkozy existe, tout est permis ! Se souvient-on que, phénomène inouï, aussi détonant que cette future mise en examen, Michèle Alliot-Marie, chargée d'arbitrer entre le procureur général Nadal et le procureur de Nanterre, a clairement désavoué le premier pour laisser le champ libre au second et il a fallu des circonstances exceptionnelles pour que, sur injonction, le procureur général de versailles se réveille après des mois d'effervescence conflictuelle et scandaleuse ?
Je persiste même s'il va sans doute détester ce qu'il prendra pour une forme de condescendance. Philippe Courroye est une victime. Tous ceux qui ont facilité le dépassement de son être estimable par lui-même enivré et peut-être arrogant, en tout cas trop sûr de soi, sont coupables. On a enlevé, un temps, de sa route, tous les obstacles salvateurs et on lui a facilité le chemin entre soi et le pire de soi. Il y a non assistance à magistrat éperdu de vanité. Pourtant, ce talent aurait mérité d'être sauvé, et cette force. A vrai dire, je ne me fais pas de souci. Si Nicolas Sarkozy est réélu, les orages passés, Philippe Courroye retrouvera un poste conforme à ses vertus et à la confiance qu'il inspire au président et à ce pouvoir.
Le juge d'instruction remarquable qu'il a été, surtout à Lyon, les troubles d'aujourd'hui, le délitement démocratique, les bouleversements de tous ordres m'obligent à faire amende honorable. C'est ma faute, ma très grande faute. J'ai pensé que même dans un Etat de droit imparfait, une République guère exemplaire, le juge d'instruction pouvait être supprimé au bénéfice d'un parquet qui découvrirait organiquement en quelque sorte - c'était le projet de la Commission Léger - les charmes et l'honneur de l'indépendance, que celle-ci se manifesterait au fil des jours et que le nouveau rôle qui lui serait prêté la contraindrait au port d'un habit neuf. Les procureurs essayeraient l'indépendance après avoir cultivé la dépendance ! A l'évidence, c'était un voeu pieux, une généreuse mais naïve utopie. Je me suis totalement trompé. Je n'ose imaginer ce qu'aurait été la justice actuellement si nous n'avions pas des juges d'instruction à Bordeaux et quatre au moins à Paris qui, grâce à leur pratique, nous rendent fiers de la magistrature. Pour une fois, l'institution et la vertu se rejoignent.
Le jour où il le décidera, Philippe Courroye reviendra.
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