On ne connaît bien que ce qu'on lit. Mieux, que ce qu'on vous fait lire.
J'ai défendu hier un livre de Francis Puyalte parce que j'étais persuadé que son auteur, malgré la qualité et la verve de son ouvrage (trop cher !), ne serait invité par aucun média. J'avais raison.
Aujourd'hui, j'apporte une pierre admirative au formidable écho médiatique et critique suscité par la parution de "LA GRANDEUR - Saint-Simon", chez Gallimard, par Jean-Michel Delacomptée (JMD). Peu importe que tout ait été dit, que beaucoup d'encens ait déjà été légitimement versé sur ce bijou, ce chef d'oeuvre. Le propre des grandes oeuvres n'est-il pas, d'ailleurs, d'offrir sans cesse des perspectives inattendues et de ne pas obliger à emprunter des chemins trop usités (Le Monde, Journal du Dimanche, marianne 2, nouvelobs.com) ?
Il me semble que cet essai étincelant sur Saint-Simon nous éclaire évidemment beaucoup sur lui, sur sa personnalité, sur sa vision de la royauté, de la société, sur ses conceptions morales, sur la manière dont la rédaction de ces Mémoires géniaux est venue sur le tard, comme une rupture, consacrer un très long cheminement. Il avait beaucoup écrit avant mais l'irruption royale d'un je a bouleversé la langue et la littérature françaises. Ce serait méconnaître l'infini talent de JMD que de croire qu'il nous instruit seulement sur un passé lointain, sur une Histoire de France à la fois repoussée et mythifiée par la communauté nationale (celle du moins à qui on a laissé la chance d'apprendre encore un peu d'histoire !). Il projette des lumières singulières aussi sur aujourd'hui et j'ai la faiblesse de penser que sans dénaturer la perfection de cette analyse on a le droit, tant elle s'y prête, de la faire servir à nos vies, à la politique et à l'Etat qui sollicitent les citoyens que nous sommes.
Quel exploit, d'abord, pour JMD, de s'être appuyé sur un homme et sur une oeuvre et de n'avoir pas été indigne de la seconde et d'avoir révélé profondément le premier ! On aurait pu craindre un gouffre, un précipice, fût-ce une nette distance, entre Saint-Simon et son biographe, son commentateur à la fois lucide et en empathie. On aurait pu redouter trop de génie d'un côté et pas assez de résistance de l'autre, trop d'omniprésence et pas assez de présence, un écrasement presque inévitable de l'exercice d'admiration critique par la puissance et l'éblouissement que procurent par eux-mêmes ces Mémoires - du "Tacite à bride abattue", ce qui n'est pas mal vu sur le plan du style. A propos de ce dernier - et je devine l'allégresse intellectuelle de JMD tentant et réussissant ce tour de force -, le livre tout entier est écrit non pas comme un pastiche de Saint-Simon mais telle une recréation profonde de ce qui constitue le caractère unique de ces Mémoires. JMD s'est approché, en certaines pages, par un mimétisme exemplaire et réfléchi, de la perfection des portraits, des saillies, des fulgurances, des dérivations et des audaces que la lecture des Mémoires offre à foison. Il y a des périodes et des traits incisifs, des destinées réduites à presque rien et qui pourtant disent tout, des grâces et des disgrâces, des chutes et des triomphes ridicules, des raccourcis et des bonheurs d'expression qui laissent émerveillé parce que ce défi impossible à relever l'a été. Sans cette miraculeuse familiarité entre les styles, on aurait éprouvé la sensation d'une rencontre inopportune entre un "monstre" de la littérature et un besogneux même talentueux. Comme si plus tard Marc Lévy avait disséqué Louis-Ferdinand Céline.
JMD, surtout - et c'est le plus original dans sa démarche qui ne se laisse pas réduire à une biographie, pas plus qu'à un essai classique tant elle mêle l'histoire, l'introspection, le portrait d'un homme et d'une époque, la confrontation de l'un avec l'autre, mille données qui en définitive composent un Saint-Simon à la fois orgueilleusement conservateur et d'une éthique irréprochable - change radicalement notre regard sur l'auteur de ces Mémoires inclassables. En tout cas, le mien. Jamais n'avait été présentée une telle image de Saint-Simon que pour ma part j'avais pris longtemps pour un prosateur hors du commun mais pour un fieffé rétrograde. Ce qui frappe au contraire, c'est l'aptitude de Saint-Simon à cultiver le rêve et le désir d'une société fondée sur les Ordres, les lignages, l'authenticité de la noblesse contre toutes les usurpations, d'une architecture traditionnelle qui assignerait à chacun sa place mais sans mépris, arrogance ni injustice. Sa détestation d'un pouvoir confié à des bureaucrates, à des ministres, sa haine des bâtards mis par Louis XIV à un rang offensant pour l'élite de naissance, de coeur et d'esprit pourraient nous sembler choquantes si elles ne s'accompagnaient pas chez lui d'une morale et d'une rectitude absolues. Ces privilèges naturels imposant plus de devoirs que de droits sont devenus injustifiables à partir du moment où les ambitions mesquines, la brigue, les intrigues, la médiocrité, les appétits vulgaires et le culte de soi ont souillé ce que la vision de Saint-Simon avait de noblement aristocratique. Celui-ci, réactionnaire au sens propre par sa volonté de restaurer un ordre ancien, est profondément moderne, à la fois, par le souci obsessionnel de la morale singulière et collective. Il y a du Guépard en lui, mais moins désabusé. Il se bat pour sauver un monde auquel il tient et qui meurt. Alors qu'il portait en lui, respecté à la lettre, tout ce qui était susceptible de favoriser un pouvoir royal digne et considéré et d'aider une société à vivre moins misérablement. J'aime, chez Saint-Simon, cette résistance aux clichés. Ce n'est pas seulement son style qui est unique.
Comme son père infiniment admiré par lui, Saint-Simon révérait Louis XIII comme le modèle royal et, sur le plan spirituel, l'abbé Rancé. Cette dilection politique ne pourrait être qu'anecdotique si de nombreux écrits de Saint-Simon n'avaient montré à quel point sa perception des personnalités et des pouvoirs était fine et pertinente, fondée autant sur les oeuvres accomplies, les déséquilibres créés que sur l'humanité manifestée. Sa critique fondamentale de Louis XIV portait sur le fait que sauf à la fin de son existence où il avait fait preuve d'un courage inouï pour assumer sa charge, généralement il s'était toujours préféré, plus attentif à soi qu'à ses sujets. Cet égoïsme était contradictoire avec l'exigence de service qui, pour Saint-Simon, doit se trouver au coeur de la pratique des Grands.
Je n'ai pas choisi ce titre anachronique pour rendre artificiellement actuels Saint-Simon et son enseignement. Mais pour manifester à quel point JMD, même si explicitement il se détourne de toute comparaison, n'a pas pu choisir certains extraits et faire telle ou telle citation sans songer forcément à aujourd'hui. Il y a des pensées, des recommandations, des visions de Saint-Simon qui dépassent, et de très loin, l'univers structuré de la royauté et les comportements régaliens pour venir nourrir nos débats avec une pertinence impressionnante.
Qu'on en juge.
"Contre le nivellement par l'écume" : Un traitement égal, quelque honnête qu'il soit, désespère chacun et n'oblige personne ; c'est à quoi on ne peut trop réfléchir.
Et encore, au sujet de Louis XIII : "Il savait reconnaître les services et le mérite, traiter chacun avec la distinction qui lui convenait, et sentir par toute sa conduite qu'un monarque n'est grand et en même temps aimable qu'autant que ses sujets de toute condition sont heureux jusqu'au plus bas peuple ; et qu'autant que depuis ce bas peuple jusqu'à lui les divers degrés sont bien établis, fixés, distingués, sans confusion et sans mélange". Cela ne vous rappelle rien ?
JMD résumant Saint-Simon :
Louis XIV ne régnait pas en maître absolu mais en maître impuissant. Tel était son crime.
La grandeur n'est pas la hauteur.
J'aurais pu, dans la plupart des pages, retenir des aperçus fulgurants par lesquels Saint-Simon poussait les portes de notre présent.
Grâces soient rendues à Jean-Michel Delacomptée pour ce livre sans pareil. Saint-Simon est contagieux.
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