Il y a de grands films, de bons films, des films passables, des films médiocres, de très mauvais films, des films dont la diffusion est une offense absolue au cinéma.
Et il y a les films de Ken Loach (KL).
Ce n'est pas parce que ce réalisateur d'extrême gauche est invité systématiquement au festival de Cannes, cette foire aux vanités, au corporatisme et à l'élitisme vulgaire, qu'il faut passer sous silence le fait que - j'ose le terme - il est génial.
Je viens de voir La part des anges et je craignais non pas le pire - avec KL on ne risque rien, pas plus qu'avec Woody Allen - mais peut-être une légère déception devant cette oeuvre présentée comme une comédie (Marianne 2).
De fait, elle en est une mais aussi par moments une tragédie, une autopsie sociale, une histoire de jeunes destinées qui pourraient, dans une inévitable dérive, sombrer, un chant d'espoir, une volonté forcenée, après la chute, de se relever, le jour, la nuit.
KL ne serait rien - il l'a dit lui-même - sans son habituel et formidable scénariste depuis des années, Paul Laverty (PL). On n'a pas l'équivalent en France même si, ici ou là, à la télévision ou au cinéma, on porte aux nues trop rapidement, trop mécaniquement des talents auxquels il manquera toujours quelque chose pour atteindre cette excellence humaine, cette perfection inventive capable de rassembler, en 90 minutes, tout ce qui représente à la fois les misères, les faiblesses d'une vie mais aussi ses chances et, à force, ses lumières. Dans le brouillard, dans le désespoir, dans la quotidienneté la plus accablante, au moment même où le protagoniste s'effondre parce que la bande ne suffit plus, que la tentation d'un bonheur familial et classique est trop intense, lancinante mais inconcevable, parce que la réalité est trop dure et ses contraintes implacables, quelque chose se lève qui va permettre l'élan, le sursaut, le progrès.
Ce que j'aime passionnément dans les films de ce duo magique tient à ce que l'humanité n'y est jamais abordée exclusivement comme une défaite à venir mais surtout comme un combat où des valeurs, des principes, des règles, une morale infiniment simple parviennent à la longue à s'imposer. Aucune complaisance dans la description et l'analyse des fêlures et des détresses sociales, de l'inéluctable poids des lieux, des origines, du manque d'éducation. La part sombre est à fuir. La misère ne geint pas, elle se révolte comme elle peut.
Il ne suffit pas de souligner que KL et PL qui partage les mêmes opinions politiques que le cinéaste échappent, dans leur fiction nourrie de réalité, au didactisme de l'idéologie. Les rares films moins réussis par ce duo sont précisément ceux où le thème historique et donc naturellement politique rendait plus difficile pour lui la liberté de l'imagination et la soumission à la vérité plus qu'au partisan.
Le tour de force de PL, dans ses histoires, est en même temps de restituer avec justesse "des tranches d'existence" devant lesquelles le spectateur demeure saisi tant elles éclatent d'authenticité douloureuse ou drôle, émouvante ou cynique, abattue ou volontaire, mais de les imprégner d'une tonalité profondément de gauche avec des thèmes qui renvoient à ce qu'il y a d'universel dans la dénonciation d'un monde et d'un réel trop injustes.
La fraternité humaine, la solidarité, la certitude qu'il se trouvera, à tout coup, un bon samaritain, un homme généreux et attentif, une femme compréhensive, l'irruption, même dans l'univers le plus froid, le plus pauvre, de ces grands soleils du coeur, l'amour, l'amitié, l'acharnement à habiter un jour ces territoires qui paraissent inaccessibles, la détestation de cette misère qui humilie, le rire ou la rage pour armes, et toujours, toujours l'aurore au bout de la nuit.
Loach et Laverty sont modestement, sans se pousser du col comme nos créateurs français souvent au petit pied et d'autant plus contents d'eux-mêmes, des maîtres pour qui sait bien regarder et écouter ce qu'ils nous montrent, ce qu'ils nous disent : on se sort de tous les enfermements et le bonheur n'est pas impossible.
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Bonjour Monsieur Bilger,
Je partage votre affectueuse admiration pour Ken Loach. Je me permets simplement de vous indiquer que son complice en cinéma s'appelle Paul Laverty, et non Lafferty.
Très belle journée à vous.
Rédigé par : Martin | 04 juillet 2012 à 14:20
@ Mary Preud'homme
"Ce qui revient à travestir le réel étant donné que la gauche croit toujours dur comme fer qu’elle a le monopole du coeur. Comme si le vécu qui fait mouche, les bons sentiments, la générosité, la fraternité, le culte de la liberté etc. constituaient des valeurs qui lui appartenaient de droit, et qu'elle pouvait récupérer sans vergogne en l'imprimant de sa marque de fabrique (made in Socialoland)"
Je crois, vu les dispositions économiques que la gauche va prendre, qu'ils vont rajouter au "made in socialoland" la mention "SGDG" au fond des casseroles : "Sans Garantie Du Gouvernement"...
Rédigé par : hameau dans les nuages | 03 juillet 2012 à 10:17
@PB
On connaît le nom de l'ange qui sirote en cachette :
Baudoinia compniacensis :-D
Heureusement qu'il a pas besoin de cacher un éthylotest sous ses ailes, vu la quantité qu'il volatilise dans chaque fût il virerait au rouge bordeaux immédiatement !
Cordialement
Pierre-Antoine
Rédigé par : Pierre-Antoine | 03 juillet 2012 à 10:11
Si votre billet pouvait remettre l'anglais à l'honneur.
En effet, je viens de voir la dernière émission d'Ardisson sur le site de Canal et son groupe a massacré en semi yaourt les fabuleuses paroles de London Calling des Clash.
C'est désolant de faire de la bouillie avec les frères musicaux de Ken Loach.
Rédigé par : Alex paulista | 03 juillet 2012 à 06:24
Comme vous je trouve que ce film est un grand Ken Loach, tout s'y trouve et le cinéma français même sociétal (genre Guédigian comme cité plus haut) n'arrive pas à sa cheville. On en sort comme toujours entre les larmes de la rudesse de la vie décrite et le rire de l'humour pour apaiser les premières.
Rédigé par : Arravanne | 03 juillet 2012 à 00:06
Philippe Bilger a écrit :
1) «... Il ne suffit pas de souligner que KL et PL qui partagent les mêmes opinions politiques que le cinéaste échappent, dans leur fiction nourrie de réalité, au didactisme de l'idéologie… »
2) « …Le tour de force de PL, dans ses histoires, est en même temps de restituer avec justesse "des tranches d'existence" devant lesquelles le spectateur demeure saisi tant elles éclatent d'authenticité douloureuse ou drôle, émouvante ou cynique, abattue ou volontaire, mais… de les imprégner d'une tonalité profondément de gauche… avec des thèmes qui renvoient à ce qu'il y a d'universel dans la dénonciation d'un monde et d'un réel trop injustes. »
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Il me semble au contraire, eu égard à ce que vous démontrez vous-même (cf citation 2) que ce film que je n’ai pas vu (par conséquent sans préjuger de ses qualités intrinsèques) n’échapperait pas aux clichés et au didactisme de l’idéologie dans l’air du temps en restituant des tranches d’existence que vous qualifiez d’authentiques, mais que le réalisateur et le scénariste jugent bon, dites-vous, « d’imprégner » d’une tonalité profondément de gauche ». Ce qui revient à travestir le réel étant donné que la gauche croit toujours dur comme fer qu’elle a le monopole du coeur. Comme si le vécu qui fait mouche, les bons sentiments, la générosité, la fraternité, le culte de la liberté etc. constituaient des valeurs qui lui appartenaient de droit, et qu'elle pouvait récupérer sans vergogne en l'imprimant de sa marque de fabrique (made in Socialoland").
Rédigé par : Mary Preud'homme | 02 juillet 2012 à 22:17
"Ce n'est pas parce que ce réalisateur d'extrême gauche est invité systématiquement au festival de Cannes, qu'il faut passer sous silence le fait qu'il est génial." (Philippe Bilger)
Personnellement, j'aurais plutôt dit :
"Ce n'est pas parce que ce réalisateur est d'extrême gauche qu'il faut passer sous silence le fait qu'il est génial."
Et encore, je ne me prononcerai nullement sur son talent. A vrai dire, j'ai débranché depuis assez longtemps de mon cinéma personnel les réalisateurs de gauche, ou, du moins, ceux pour lesquels "l'être-de-gauche" est une composante essentielle de leur cinématographie.
Rédigé par : Robert Marchenoir | 02 juillet 2012 à 20:28
Effectivement, ce film est intéressant et, cette fois-ci, Ken Loach mèle harmonieusement humour et situation sociale difficile, éprouvante. Le happy end est salutaire. On en éprouve de l'apaisement et de la joie. A noter que le cinéma anglais, dont, bien entendu celui de Ken Loach, recèle des pépites. Il nous confronte à la réalité sociale très difficile, à la vie de marginaux qui ont en eux un grand souffle d'humanité. A cet égard, on peut citer le récent film anglais 'Tyrannosaur' (de Paddy Considine), chef d'oeuvre, à mon avis. De quoi fuir les superproductions...
Rédigé par : jack | 02 juillet 2012 à 19:55
Un grand film ! je vais l'accompagner d'un Chivas 24 ! sissi !
Bien à vous !
Rédigé par : Cactus | 02 juillet 2012 à 18:57
Avec la crise, ce genre a de beaux jours devant lui. A moins que les gens préfèrent penser à autre chose...
Rédigé par : Alex paulista | 02 juillet 2012 à 13:49
On peut reconnaître à ce réalisateur sa spontanéité, sa préférence à donner des rôles à de parfaits inconnus trouvés dans la population, et qui "auraient" vraiment vécu les situations sociales ou familiales, etc. présentes dans ses films.
Il ne donne le script aux acteurs que quelques minutes avant les prises.
C'est en tout cas un grand réalisateur qui arrive à émouvoir, chose rare de nos jours.
Rédigé par : Nath | 02 juillet 2012 à 06:50
Notre Hermine a sans doute récupéré et dégusté une partie de la "part des anges".
Dans l'euphorie et l'admiration qu'il déclare à l'endroit de Ken Loach, il a découvert et imposé un nouveau scénariste à Ken Loach.
Rédigé par : Poil à gratter | 02 juillet 2012 à 00:08
Ken Loach-Woody Allen même combat, il fallait oser, il l'a fait...
A part ça, puisqu'apparemment le cinéma français plus ou moins social vous est inconnu, vous avez déjà vu un film de Guédiguian?
Rédigé par : VANGAUGUIN | 01 juillet 2012 à 22:15
Le cinéma, c’est comme l’extrême gauche, c’est compliqué. Si l’on écarte la thèse de Godard selon laquelle le cinéma meurt vers 1982, on peut juger, comme vous, que Ken Loach s’en tire admirablement : je n’ai pas vu celui dont vous parlez, mais même en comptant Malraux, personne n’a fait un si bon film sur la guerre d’Espagne. Evidemment, pour l’Irlande et le Vent se lève, la concurrence est plus rude : il y a un Ford (le Mouchard, si ma mémoire est bonne, pas de Lafferty mais de Flaherty), et puis la Fille de Ryan – mais l’ermite de Rolle dirait sans doute que c’est de la qualité irlandaise.
Mon avis de béotien, c’est que le cinéma, notamment avec Ken Loach, réussit de temps en temps la gageure de créer un art populaire de qualité. Après, on peut s’extasier devant la métaphysique du vide. Tant qu’à faire, je préfère Chirico, et Antonioni m’endort. Et s'il s'agit des ermites suisses, mieux vaut Hermann Hesse que JLG !
Rédigé par : Boris | 01 juillet 2012 à 20:26
Bonjour Philippe Bilger, tout comme vous nous avons beaucoup apprécié ce grand film, et applaudissons votre billet.
@Achille
Pas vu les deux nommés, ni The Artist, le "vu à la télé" n'est pas toujours un gage de qualité, prudence quand trop de pro... pagande ! Donc d'accord avec vous.
Rédigé par : Pietri S | 01 juillet 2012 à 17:49
Il paraît que Sarkozy et Carla ont aussi adoré ce film, ils y ont été en famille avec les Tapie et les Balladur, les MAM et les BHL.
Rédigé par : Savonarole | 01 juillet 2012 à 17:23
Bonjour Philippe Bilger
« Je viens de voir La part des anges et je craignais non pas le pire - avec KL on ne risque rien, pas plus qu'avec Woody Allen- mais peut-être une légère déception devant cette oeuvre présentée comme une comédie. »
Quel dithyrambe ! Votre billet est beau comme une nouvelle de Maupassant.
Reste à savoir si le public saura apprécier ce film avec le même ravissement.
Généralement les grands succès se nomment Bienvenue chez les Ch'tis et Les Intouchables.
Pas vraiment le même genre de comédie.
Rédigé par : Achille | 01 juillet 2012 à 16:25