Il n'y a aucune raison pour qu'un blog ne serve pas aux scènes familières, aux moments amicaux, à la relation que peut inspirer le bonheur d'un concert, la joie d'une découverte.
Au Palais de justice de Paris, en présence d'un très nombreux public et pour une cause humanitaire, deux magistrats, Julien Eyraud et Renaud Van Ruymbeke, ont offert, chacun à son tour, un récital de piano avec des oeuvres de Debussy, Chopin, Liszt et Rachmaninov.
Rien que de très ordinaire, me direz-vous.
Sauf que la musique défait ce que le quotidien tient serré, fait surgir de je ne sais quel territoire profond des sentiments, des impressions et des états inouïs.
Pour ne parler que de Renaud Van Ruymbeke, qui est un ami très cher, un magistrat au sens propre incomparable, le choc a été bouleversant pour moi de constater à quel point la passion du piano, l'amour de la musique, le repliement concentré sur soi composaient un paysage intime qui était aux antipodes de la personne que j'ai l'habitude de croiser, d'écouter et avec laquelle l'existence, quand nous sommes ensemble, coule sereine et chaleureuse.
Regarder ce soliste d'une soirée inventer un monde qui le mettait à mille lieues de nous avec un comportement, une attitude qui semblaient signifier que seule la musique qui naissait de ses doigts le justifiait, qu'il n'y avait que ces houles fortes ou douces composées par ces géniaux compositeurs qui avaient de l'importance, que, si nous étions là certes en train de l'écouter, lui était emprisonné dans une société secrète et magique où le Van Ruymbeke quotidien, professionnel n'avait plus cours - contempler et entendre ce soliste était comme un dévoilement, une surprise infinie : un autre apparaissait, où se montrait ce qu'il dissimulait ou occultait par pudeur, sa sensibilité, les montées de son coeur dans ses mains, ses yeux, la démonstration d'une confrontation de chaque seconde avec la musique dont il ne sortait ni vainqueur ni vaincu mais métamorphosé.
Il jouait du piano assis et le monde se réduisait à ce clavier, à cette mémoire, à cette agilité à la fois retenue et ouverte, à cette allégresse de transmettre, à cette exaltation surnaturelle où ce qu'on joue est si beau qu'on éprouve presque la sensation de le créer.
Marcel Proust a écrit des pages magnifiques sur la musique qui brise les rigidités de l'intelligence et disloque l'être en mille fragments tant elle a le pouvoir de s'insinuer et de constituer les forces apparentes en superbes faiblesses.
Renaud Van Ruymbeke, durant une heure, est devenu un autre mais cette transformation, cette révolution ne présentaient rien d'effrayant : il nous quittait pour mieux nous retrouver. Prisonnier de la musique, il se libérait de la musique, il se libérait.
Les applaudissements, à n'en plus finir, ont salué l'artiste, le pianiste, l'étranger.
Puis il s'est mêlé à nous.
@Surcouf
Sauf que Cioran disait ça ironiquement et qu'en contrepartie, lui, il avait bien lu Platon (par contre je ne sais pas si le même Cioran aimait le saxophone, je n'ai jamais lu de biographies de lui ; que, directement, ses œuvres).
Rédigé par : Carl+Larmonier@Surcouf | 25 avril 2013 à 08:03
La musique est l'un des meilleurs détachements des contingences.
Rédigé par : Carl+Larmonier | 24 avril 2013 à 21:09
Cela prouve que dans la vie il n'y a pas que le boulot. Cette personne a bien raison de vivre son autre passion, elle l'aide certainement à mieux vivre son travail souvent ingrat.
@Xavier Nebout, en clin d'oeil
À quoi bon fréquenter Platon, disait Cioran, quand un saxophone peut aussi bien nous faire entrevoir un autre monde ?
Rédigé par : Surcouf | 23 avril 2013 à 21:00
Mouais. Moi aussi j'ai des amis virtuoses qui m'ont invité à leur concert. Moins amusant que les concerts de rock des amis pas tant virtuoses.
Des années de travail alors qu'il suffit pour emballer de faire semblant de deviner "Oscillate Wildly" des Smiths en faisant chanter l'air à une jolie fille, avec un gramme en fin de soirée sur le piano du salon...
Rédigé par : Alex paulista | 23 avril 2013 à 03:37
Monsieur Bilger, ce n’est pas la première fois que la musique s'invite au Palais de justice... Je pense à Louis de Lubert, président de la troisième chambre des Enquêtes jusqu'en 1740, que Voltaire qualifiait de meilleur violon du Parlement de Paris. Une célèbre gravure satirique du temps le montrait jouant de son instrument, ses conseillers dansant autour de lui, fourrés dans des sacs... En 1720, le Parlement fut exilé à Pontoise par le Régent : le jour de la saint Ignace, dans la chapelle des Jésuites, de Lubert joua du violon à un motet, M. Tubeuf, conseiller, l'accompagnait à la viole, et un autre conseiller chantait – le tout, précisent les mémoires du temps, "contre la bienséance de leur magistrature".
Deux ans plus tard, Lubert fondait un des premiers orchestres amateurs parisiens, l'Académie des Mélophilètes, placée sous le patronage du prince de Conti. Il la ressemblait tous les lundis dans son hôtel de la rue de Cléry, paroisse Saint Eustache. Une comédie satirique, l’Amour musicien, prétend qu’il donnait cause gagnée à tout plaideur sachant jouer d’un instrument : j'ignore si Renaud van Ruymbeke en a déjà usé ainsi…
Un peu plus tard, Monsieur de Gascq, président à mortier au parlement de Bordeaux et ami du maréchal de Richelieu, excellait aussi dans le violon. Jean-Jacques Rousseau lui donna quelques leçons de composition et le cite dans ses Confessions. Quant au marquis de Folleville, qui fut président du parlement de Rouen jusqu’en 1790, c’était un si bon danseur et un galant si enragé qu’il voulut se produire à l’opéra à soixante-quinze ans passés…
Comme quoi, les traditions ne se perdent pas…
Rédigé par : Boris | 23 avril 2013 à 01:36
Et le juge Gentil, il joue du pipeau ?
Prévenez-nous s'il fait un concert, on veut pas rater ça.
Rédigé par : Savonarole | 22 avril 2013 à 22:46
Ces instants que l'on vole à l'adversité et qui ne s'achètent pas... c'est peut-être cela le bonheur !
Rédigé par : jlm | 22 avril 2013 à 19:27
Sublime. Délicat. Sensible.
Il y a du Montaigne dans ce billet.
"Parce que c'était lui, parce que c'était moi"...
Rédigé par : Dominique F | 22 avril 2013 à 19:14
J’ai fait un rêve étrange et pénétrant.
La musique du piano de Van Ruymbeke montait dans l’azur du ciel et se confondait avec la musique des sphères célestes pythagoriciennes. Il régnait une harmonie totale, une fusion absolue entre ce qui venait de la terre et ce qui de toute éternité existait dans le ciel.
J’en éprouvais un vague sentiment d’inquiétude.
Cela ne pouvait signifier qu’une chose, Van Ruymbeke serait chargé d’instruire les dossiers du Jugement Dernier.
Et j’avais tant et tant de choses à dissimuler !!
PS : Vous conviendrez que ce rêve, s’il était vrai, aurait fait le bonheur du psy de service.
Rédigé par : Tipaza | 22 avril 2013 à 18:00
Merci de ce si sincère témoignage. On vous lit, puis on vous oublie tant l'on est transporté. Est-il possible de connaître la noble cause pour laquelle notre compositeur offre tant d'intériorité ?
Rédigé par : Gilles | 22 avril 2013 à 16:46
Rédigé par : Catherine Le Lay | 21 avril 2013 à 03:28
Un petit pois provoque les mets...
OA
Rédigé par : oursivi | 22 avril 2013 à 14:53
C'est sûr qu'on comprend mieux cette estime que vous portez à R. Van Ruymbeke qu'à un stentor bramant (les bramants tombent, et fissa) dont l'acronyme provoque l'alacrité la plus critique.
On ne perdra donc pas de temps à la commenter.
Longue vie à Renaud qu'on a quand même envie de réécrire
Vend Renault
Ruine
Beck*
AO
* mouais...
Rédigé par : oursivi | 22 avril 2013 à 14:51
C'est tellement agréable à lire. On croirait la description de la sonate de Vinteuil. Ecrivez un roman Philippe !
Rédigé par : Nordine | 22 avril 2013 à 12:58
Décidément, ce magistrat que j'estime et que je respecte, mais que je n'ai pas le plaisir de connaître personnellement, est un honnête homme de qualité, par ailleurs talentueux pianiste.
Si j'avais su, je serais venu...
Rédigé par : Christian Dulcy | 22 avril 2013 à 07:58
..."sous les voûtes de la grande chambre de la cour d'appel de Paris"...
Comme on imagine bien ces voûtes recevoir les notes et les redistribuer colorées telle une pluie de sensations, suspendues et disponibles.
Rédigé par : calamity jane | 22 avril 2013 à 07:02
J'avais écrit : "Pour revenir au billet tous les juges d'instruction ne sont pas des Renaud Van Ruymbeke dans l'allure et la maîtrise", en contraste à un juge pas très "gentil" et certainement déviant.
Je ne connaissais pas ses talents et sa formation de pianiste fréquentant les grands... Debussy, Chopin, Liszt et Rachmaninov.
Mais je ne suis pas surpris car sa classe est alors parfaitement authentique et révélée... ses mains peuvent caresser la perfection et l'inaccessible à beaucoup... surtout les Etudes de Franz...
J'arrête là ma pauvre poésie et mes rêves d'une justice intelligente et cultivée, où ne séviraient que des Renaud et des Julien...
Rédigé par : jcr (jésus christ ravi) | 22 avril 2013 à 02:02
Un très beau billet...
Rédigé par : sa | 21 avril 2013 à 22:12
Moi, je l’imagine bien jouant « du piano debout »… à la Jerry Lee Lewis, en vrai rocker ! La Justice adoucit les moeurs (ouaf !).
Rédigé par : Nath | 21 avril 2013 à 19:45
Bel hommage pour ce magistrat qui a eu à connaître des dossiers très sensibles et que certains ont essayé de manipuler. Comme quoi on peut être à la fois un virtuose de la procédure financière et un pianiste de grand talent, ce qui ne gâte rien.
Il est à espérer que cet homme intègre et courageux soit enfin conforté et soutenu pour l'ensemble des actions qu'il a l'honneur de mener.
Rédigé par : Jabiru | 21 avril 2013 à 18:43
Un soir, La Roque d'Anthéron, Freire, Guerguiev au pupitre, une pluie intense, public détrempé, stoïque. A l'entracte, beaucoup partent. Guerguiev se tourne vers les irréductibles "Même à Moscou, les gens seraient partis, alors, on enchaîne sans entracte ; le public monte sur la scène et se place au milieu des musiciens". C'est comme ça que j'ai entendu l'Empereur assis par terre à côté de Nelson Freire.
La musique, l'art universel, Barenboïm avec son orchestre palestinien, la fantastique percussionniste japonaise exaltée dans la VIII de Schönberg. Perlemuter murmurant après Gaspard "Je crois que je l'ai assez bien joué, ce soir." Sokholov, raide comme un secrétaire de PC, salutant, sans revenir, après une Partita 2 lumineuse. Un Juge d'instruction pianiste, le soleil dans la grisaille.
Rédigé par : JT | 21 avril 2013 à 13:31
@ Xavier Nebout
Franchement, je plains celui qui peut dénicher une référence au diable dans un billet aussi innocent.
A moins, naturellement, qu'il ne s'agisse de l'homme au visage blafard qui apparaît au compositeur Adrian Leverkühn dans le Docteur Faustus : "La musique, une affaire hautement théologique, tout comme le péché et comme moi-même...". Ceci étant, je vous déconseille la lecture de cet ouvrage, qui chaufferait au rouge votre idée fixe.
Tenez, je vais vous donner un bon conseil, et gratis pro Deo encore : à la prochaine manif anti-Taubira, restez chez vous, éteignez votre poste, offrez-vous un verre de votre meilleur Bordeaux et quelques cantates de Bach. Vous ne désobéirez pas à la règle de saint Benoît et vos moeurs ne pourront que s'adoucir...
Rédigé par : Boris | 21 avril 2013 à 12:56
Très beau billet sur une personne dont on ne pouvait, a priori, qu'ignorer son talent artistique.
Exprimer, exposer ce talent dans une enceinte de la Justice est aussi paradoxal que fascinant.
Tipaza évoque la complexité de l'âme humaine, bien sûr que l'être humain est d'une complexité infinie, bien des facettes sont en nous-mêmes, facettes dont nous ne pensons pas un instant que nous les possédons !
Rédigé par : Cyril | 21 avril 2013 à 12:50
Savonarole
Oui, mais je penserais aussi à Berlioz et la Damnation de Faust.
D'ailleurs, en associant Goethe et Frédéric Dard, je crains que P.Bilger ait mis un pied dans le pandémonium et que l'autre ne soit pas loin de se poser sur un porte-bonheur.
Rédigé par : Xavier NEBOUT | 21 avril 2013 à 12:07
De la complexité de l’âme humaine !
Voilà qu’en quelques jours, nous passons de la part d’ombre d’un ministre fraudeur, à la part de lumière d’un juge d’instruction.
Nous vivons une bien drôle d’époque !!
Rédigé par : Tipaza | 21 avril 2013 à 10:29
Hésiode nous racontait à demi-mot les muses nous amenant au sommet du mont Hélicon.
Nicolas le Cusin reprenant ce thème nous parlait du beau, image du bien, tournant en procession autour de la vérité avant de la rejoindre.
Plus tard, on parlera de la liberté de Beethoven que bien peu comprirent aussi bien que Karajan.
De nos jours des curés illettrés mettent des chaises sur les labyrinthes des cathédrales, et on s’étonne de l’attrait hypnotique de la musique qui emporte notre cœur.
Allez Boris, dites-leur que le centre de tout cela porte le nom de Dieu et que l’axe en est l’Esprit.
Moi, je dis à M. Bilger que la compromission avec le diable n’y a pas sa place aussi subtile soit-elle.
Rédigé par : Xavier NEBOUT | 21 avril 2013 à 10:15
Et Julien Eyraud, qui a si bien joué, pas un mot ?
Son jeu précis, disséqué, lumineux, nous a emportés dans des sphères célestes sous les voûtes de la grand' chambre de la cour d'appel de Paris. Sur un mode vivant et sûr, apaisé, contemplatif et serein.
Rédigé par : Jean Sentucq-Rigal | 21 avril 2013 à 10:07
Avec les dossiers qu'il a sur son bureau il devrait se mettre à Wagner.
Rédigé par : Savonarole | 21 avril 2013 à 10:03
Bonjour Philippe Bilger,
« Renaud Van Ruymbeke, durant une heure, est devenu un autre mais cette transformation, cette révolution ne présentaient rien d'effrayant : il nous quittait pour mieux nous retrouver. Prisonnier de la musique, il se libérait de la musique, il se libérait. »
Généralement la vision que l’on a de personnalités connues du grand public est essentiellement liée à leur activité professionnelle. Elle est de ce fait totalement déformée par le prisme des articles et édito qui paraissent dans les différents médias.
Ce n’est qu’au détour de circonstances exceptionnelles que l’on peut découvrir leur face cachée. Et l’on s’aperçoit que le personnage est très différent de celui que l’on croyait connaître.
Encore que certains personnages, appartenant en particulier au monde politique et artistique, ont bien compris tout l’intérêt que l’on pouvait tirer de l’exposition de leur jardin secret et n’hésitent pas à en user et abuser dans les revues dédiées à ce genre « d’exposition intime. »
Il arrive aussi parfois que ce genre de relations avec la presse people se retourne contre elles, alors elles leur intentent un procès. Bref une autre façon de faire encore et toujours parler d’elle.
Mais là on s’éloigne du juge Renaud Van Ruymbeke qui ne fait pas du tout partie de ces gens-là.
Rédigé par : Achille | 21 avril 2013 à 09:28
Merci d'avoir restitué ce moment de grâce et de nous l'avoir fait partager...
Signé : un petit pois parmi les autres
Rédigé par : Catherine Le Lay | 21 avril 2013 à 03:28
Cher Philippe,
En hommage à Monsieur Pierre Drai, Premier Juge de France près la Cour de cassation.
Peut-être. Certains hommes laissent une beauté d'âme à la justice et longtemps leurs voix s'accordent à Chopin, Liszt. Chacun d'entre nous joue un frêle instant, l'espace d'une partition si douloureuse.
françoise et karell semtob
Rédigé par : semtob | 21 avril 2013 à 03:00