Michel Erman est en train d'écrire sur l'amitié. Grand spécialiste de l'oeuvre de Marcel Proust (voir l'Entretien paru vendredi 3 janvier sur ma chaîne YouTube, lien sur la colonne de gauche du blog), je ne doute pas de la qualité du livre qu'il publiera.
Pourtant, quel sentiment complexe et difficile que l'amitié et comme on a tort de croire qu'à cause d'une moindre incandescence apparente, il serait moins intense et profond que l'amour !
D'ailleurs, il y a une infinité d'amitiés possibles et ce terme commode recouvre des liens divers, des relations fluctuantes, des complicités fortes aussi bien que des ententes intermittentes. Un ami peut être présent pour la vie ou parfois temporaire comme une grâce octroyée par le destin qui a perçu un vide à combler. Il y a des amis qu'on quitte, qui vous quittent et d'autres indéfectibles parce qu'ils savent résister à tout. Il y a des déceptions, des trahisons amicales qui peuvent être pires, plus bouleversantes que les désillusions de l'amour ou les retombées de la passion.
Dire de quelqu'un qu'il est véritablement un ami est un superbe compliment, un éloge rare. A moins d'être trop libéral, un homme "facile" comme il y a des femmes qui, paraît-il, le sont - c'est toujours pour les autres ! -, les amitiés authentiques se comptent sur les doigts d'une main, et c'est déjà beaucoup.
Je voudrais mettre en lumière deux attitudes très contradictoires dans l'univers de l'amitié, qui suscitent, pour l'une, frustration et, pour l'autre, satisfaction.
La première se rapporte à l'amitié naissante, grandissant, chaleureuse, à la vitesse de l'éclair mais avec cette réserve, cette limite que, dans le couple créé par le hasard qui a besoin d'une communauté de pensée, d'esprit, de coeur et de volonté pour s'épanouir, la malchance fait qu'un seul a l'obsession de pousser les feux, de faire avancer et de nourrir le sentiment par une disponibilité, des propos, des rencontres et des actes. Et qu'en face le partenaire ne bouge pas, attend, se contente de prendre acte de l'amitié désirée mais n'accomplit rigoureusement rien pour favoriser son développement et répondre ainsi aux sollicitations répétées qui lui sont adressées.
Ce n'est pas forcément que le premier se méprenne sur les dispositions du second mais il y a des âmes et des sensibilités qui répugnent à être bousculées, qui se campent comme des évidences conscientes de ce qu'elles sont et pas mécontentes de ce lien inégal : elles reçoivent sans quasiment rien donner. A la longue, l'actif se lasse et puisque son amitié, qu'il croyait partagée, est refusée dans son expansion, il préfère abandonner la partie plutôt que s'humilier et quémander. L'autre ne sait pas ce qu'il perd mais tant pis pour lui !
Je suis persuadé que nous avons tous connu de telles expériences de vie qui, avec tristesse, à la fin, nous obligent à constater que ce que nous offrions n'était pas jugé digne d'intérêt ou pas suffisant, en tout cas, pour mobiliser autrui.
Je n'évoque même pas ces fausses excuses de surcharge de travail ou de voyages incessants qui n'ont jamais empêché quiconque de prouver son amitié. Sauf quand il y a une inaptitude profonde à le faire. Parce que, dans l'existence, des êtres espèrent et d'autres attendent, des êtres expriment et d'autres se taisent, des êtres avancent et d'autres piétinent. Il y a des amitiés qui meurent ainsi parce qu'elles n'ont brûlé que l'un, et pas l'autre. Qui finissent parce que l'épuisement vain a gagné et que l'irritation d'avoir sans cesse à rappeler qu'on avait besoin de cette amitié qui se refusait a été définitivement trop lourde, trop dure à supporter.
Mais quel triomphe que l'inverse, quelle allégresse, quand l'amitié à peine surgie est appréhendée de la même manière ! Que sa substance va être emplie par une entreprise commune, qu'il n'est pas une étape, une séquence, un épisode, un coup de téléphone, un dîner, une conversation qui la laisseront immobile mais qu'au contraire, elle saura s'appuyer pour s'amplifier sur le plaisir d'hier, la certitude de l'élan d'aujourd'hui et de l'accroissement de demain ! Une amitié non seulement en mouvement ascendant, une création, une invention de tous les instants, avec cette béatitude intime qu'on n'est pas plus besogneux que l'autre pour attiser le feu, qu'aucun n'est en retard, passif, en train de contempler mais qu'à deux, on façonne une histoire qui nous constitue en même temps.
Il y a des amitiés qui font mal. Des amitiés qui rassurent. Ou qui exaltent. Des amitiés fraternelles ou festives. Des bouts, des fragments, des virtualités, des malentendus. Des impossibles.
Mais il y a aussi des amitiés heureuses et quand on peut faire l'amitié, c'est si doux, si bon. Unique.
Hors post, s'agissant d'amitié, je ne veux pas manquer à ce convivial rituel des voeux. Je les adresse chaleureusement, à l'aube de cette nouvelle année, à tous ceux qui me font le plaisir de visiter ce blog et de commenter mes billets.
"Parce que c'était lui, parce que c'était moi".
Rien de mieux écrit sur le sujet de l'amitié depuis Montaigne.
L'amitié se définit mal mais elle se ressent.
Les peines d'amitié sont plus douloureuses que les chagrins d'amour.
Rédigé par : Patrice Merville | 06 janvier 2014 à 23:00
Bonne année à vous Monsieur Bilger. Je ne commente jamais, je ne partage pas toujours vos idées, mais je vous lis toujours avec plaisir et très grand intérêt. Merci de partager votre temps et vos réflexions qui apportent de la profondeur et de la justesse à un temps qui en manque souvent cruellement. Encore une fois très heureuse année à vous et à vos proches !
Rédigé par : Agnès | 04 janvier 2014 à 19:44
Le traité de Cicéron sur le sujet commence bien : « Ils privent l’univers de soleil, ceux qui privent la vie d’amitié...".
Mais rapidement, ça se gâte : « Quant à ceux qui persistent plus longtemps encore dans leur amitié, ils la voient souvent chanceler quand ils se trouvent en compétition pour quelque charge publique. Car il n’est pire fléau de l’amitié que le désir de s’enrichir, chez la plupart des hommes, ou, chez les meilleurs, que la lutte pour les magistratures et la gloire ».
Chirac et Balladur, ou JPC et Raymond Forni…
Rédigé par : Boris | 04 janvier 2014 à 12:32
Oui une belle définition de l'amitié... et merci pour vos écrits qui sont toujours intéressants.
Belle année 2014
Rédigé par : Ambroisine | 04 janvier 2014 à 12:06
Merci de vos voeux qui me touchent beaucoup. Je vous adresse les miens, ainsi qu'à Madame Bilger, et vous remercie encore de m'offrir cet espace d'expression et d'échange. J'ai constaté au fil de ma fréquentation du site, et de mes envois, que vous n'exerciez aucune censure quand on vous critiquait, ce que je trouve d'une honnêteté intellectuelle rare. J'apprécie aussi à sa juste valeur l'énorme somme de travail que représente la gestion d'un site.
Celui-ci est stimulant. Son icône trône en bonne place sur mon écran, de sorte qu'en un clic je vous retrouve tous, et c'est chaque fois un vrai plaisir.
Bonne année à tous les blogueurs de ce site.
Rédigé par : Lucile | 04 janvier 2014 à 11:49
OUI !
Meilleurs vœux !
Votre écrit est touchant...
Je peux le transposer pour toutes sortes de circonstances...
C'est si bon, c'est comme si c'était ténu, mais c'est tellement prégnant, et c'est si peu pourtant, comme si valait la préhension...
Alors meilleurs vœux, à vous et à tous ici,
c'est au moins comme vouloir, en plus c'est le moins...
Rédigé par : zenblabla | 04 janvier 2014 à 03:02
Je ne suis pas d'accord avec Robert: l'amitié ce n'est pas la fraternité. C'est à la fois plus fort parce qu'on choisit ses amis et plus faible justement parce que les liens de sang sont inconditionnels.
Je ne suis pas non plus tout à fait d'accord avec notre hôte qui voit une symétrie nécessaire dans les rapports d'amitié. Chacun y trouve parfois son compte de manière différente, celui plein d'assurance ayant souvent pour ami celui rempli de doutes. Le film 'Comme une image' montre un peu cela avec le personnage de Bacri et son souffre-douleur. On comprend au fur et à mesure que le personnage de Bacri cache de la générosité et une certaine pudeur derrière sa rudesse et son égoïsme. C'est quelqu'un qui avance et cela est une valeur importante au final, au moins pour certaines âmes différentes.
Après il y a les copains. On les reconnaît au fait que lorsqu'on les rencontre des années après, on n'a rien à leur dire au bout de cinq minutes. Alors qu'avec les bons amis, on a l'impression de s'être quittés il y a cinq minutes, même quand on s'est perdus de vue pendant quinze ans.
Rédigé par : Alex paulista | 04 janvier 2014 à 01:16
Cher Philippe,
On peut faire la guerre, on peut faire la peau, on peut faire l'amour mais on ne peut pas faire l'amitié.
L'ami, c'est celui qui ne pose pas de question, qui ne juge pas, qui est là, qui sait écouter.
françoise et karell Semtob
Rédigé par : semtob | 04 janvier 2014 à 01:11
Monsieur Bilger,
En marge de ce billet, permettez-vous de vous souhaiter une bonne et heureuse année 2014. Que la santé soit avec vous. Ce n'est que justice que vos singuliers talents d'écrivain puissent continuer de régaler encore longtemps ceux qui visitent votre blog.
Rédigé par : vamonos | 03 janvier 2014 à 21:27
Bonne année 2014 Monsieur Bilger et bonne vie à l'écriture et à la lecture de votre blog !
Je grandis de votre savoir. Merci !
Rédigé par : J.A | 03 janvier 2014 à 18:29
Oui, voilà une bien belle entame pour 2014. Des trois commerces, celui de la lecture primait sur l'amitié, lui-même infiniment sur l'amour trop inconstant. Montaigne sut prouver que le sommet n'avait pas forcément été atteint avec La Boétie, mais il lui fallut devenir vieux et, par suite, ne plus être parasité par le sexe, pour apprécier le charme amical d'une Mlle de Gournay. Cela dit, l'amitié entre un homme et une femme me paraît rester, hélas, une illusion totale, d'après ce que l'expérience de la vie a pu m'apprendre.
Belle année 2014, cher Monsieur Bilger.
Rédigé par : Diagonal | 03 janvier 2014 à 17:03
C'est Honoré de Balzac qui disait qu'en amour il y a un heureux et un malheureux. Citation un peu pessimiste. Moi je vois dans tout cela quelque chose qui touche à l'ésotérique. Comment certaines amitiés peuvent naître comme par magie et se maintenir et durer avec le temps et d'autres se consumer comme brindilles de feu au vent.
Rédigé par : Carl+Larmonier | 03 janvier 2014 à 16:53
Préservez-moi de mes amis, mes ennemis je m'en charge !
L'auteur de cette déclaration a fait preuve d'une grande clairvoyance car malheureusement elle s'avère très réaliste.
Un ami m'avait dit, il y a déjà très longtemps, le jour où tu ne pourras plus renvoyer l'ascenseur, tes amis trouveront d'autres amis. Restons positifs, il en reste quelques-uns, les authentiques.
Rédigé par : Jabiru | 03 janvier 2014 à 16:03
les amitiés authentiques se comptent sur les doigts d'une main (...)
Eh oui, de nos jours on nous submerge de « copains » voire de « potes », de collègues, de relations, de confrères (chers sinon ruineux...), de « camarades » comme ceux qui sous certains régimes sont les premiers à vous coller sur ordre une balle dans la nuque sans ciller ou bien comme ceux qui, à l'école publique (publique comme les filles, les W.C ou la chose) sont trop souvent de nos jours de véritables crapules en file d'attente pour la prison.
Mais des amis, des vrais, combien pouvons-nous en compter ?
Rédigé par : Parigoth | 03 janvier 2014 à 13:29
L'amitié a ses accessoires : une Chacom bourrée de Cellini et quelques larmes de Longmorn. Cet équipage permet de supporter n'importe quel importun, et donc tous les amis.
Rédigé par : Archibald | 03 janvier 2014 à 12:50
Belle et bonne année à vous et à vos "suiveurs de blog".
Rédigé par : adamastor | 03 janvier 2014 à 12:29
Oui, un beau billet sur l'amitié qui incite à faire des voeux pour son auteur et pour ceux qui viennent jaser ici.
Il a été alter ego, dans une amitié que vous n'avez pas décrite, M.Bilger, celle de la naissance commune à la vie, de la réunion par les familles, dans le jeu, puis dans la croissance de la compréhension d'un sentiment qui ne s'exprime que par la nécessité impérieuse de voir alter comme il a envie de voir ego. Pour rien, pour jouer, pour lire, pour faire du vélo, puis pour courtiser une jeune fille, pour la montrer à alter ou à ego, lui faire part de son bonheur. Ils grandissent et sont près de faire les mêmes études, et cela ne manque que par hasard. Ils se marient, peu importe, des enfants naissent, peu importe, alter et ego ont leur vie propre, tissée de musique et d'interminables lectures. L'un est taiseux, il ne parle qu'à ego, n'a de souvenir de l'esprit que par lui, et le dit. Mille incidents vont tenter de blesser cette amitié, quelques erreurs, quelques maladresses, mais ils n'en ont cure, toute leur vie est articulée autour de leur union morale.
La vie les séparera aussi, parce qu'ego a choisi une voie d'aventure, guidée par sa paresse et ses inconséquences, alors qu'alter a fixé son destin, malheureusement entouré d'un environnement désastreux. Peu importe, lorsqu'ils sont ensemble, tout va bien. Puis, alter se déprend de la vie, il est trop fin, trop distingué pour ceux qui l'entourent. Il ne parle pas assez, ego commence à avoir peur parce que ce qui le lie à alter n'est pas suffisant pour le retenir ; lorsqu'il s'en ouvre, alter le regarde bizarrement, déjà loin. Alors que toute la famille fait des commentaires, ego recueille des médecins la décision du sort d'alter et il le scelle, indéfectiblement soudé à cette chose souffrante qui le déchire et qu'il n'atteint plus. Lorsqu'en lisière de la vie il veut, pour la première fois de la vie, lui signifier sa présence, lui dire qu'il est là, alter, à la frange de la conscience, lève un doigt, signifiant le refus de cette aide, de ce contact. Ego n'a plus qu'à attendre, jusqu'au moment de la délivrance, et s'apprêter à supporter la vie sans cette partie de lui-même. Alter et ego ne se sont jamais dits qu'ils étaient amis. Mais là, sur le sol du choeur, gît cette part d'eux-mêmes qu'ego n'a pas su convaincre de vivre. Un prêtre comprendra tout en affirmant qu'il n'a jamais vu un sentiment de cette force ni de cette forme. Ego est partiellement mort, avec alter.
Rédigé par : Genau | 03 janvier 2014 à 12:27
Qu'est-ce que l'amitié si ce n'est un sentiment fraternel ou sororal pour une ou des personnes qui ne relèvent pas de la fratrie. A distinguer assurément de la camaraderie, autre type de lien social cultivé par certains groupes humains profondément liés par leur profession ou groupe social.
Cependant il est à craindre que les "amis" et autres suiveurs générés par les réseaux sociaux ne donnent de l'amitié qu'une image pour le moins édulcorée, si ce n'est trompeuse de ce noble sentiment humain.
Je profite de cette intervention pour renouveler mes vœux à notre hôte et son épouse ainsi qu'aux intervenants de ce blog, en souhaitant que nos échanges restent "amicaux" !
Rédigé par : Robert | 03 janvier 2014 à 11:42
Bonjour Philippe Bilger,
On dirait du Montaigne !
Rédigé par : Achille | 03 janvier 2014 à 11:38
Que votre (notre) joie demeure. Unique.
Rédigé par : calamity jane | 03 janvier 2014 à 10:07
« Michel Erman est en train d'écrire sur l'amitié. »
Il faut espérer pour lui qu’il ne lira pas ce billet.
Sinon il ne lui restera plus qu’à changer de sujet.
Vous nous avez évité le sempiternel : « Parce que c’était lui parce que que c’était moi », c’est bien, c’est même très bien.
Et vous nous avez aussi évité les amis Facebook, c’est encore mieux.
Encore que là, Marx, je veux dire Groucho, aurait eu beaucoup à dire.
Rédigé par : Tipaza | 03 janvier 2014 à 09:06