Je ne veux pas jouer à l'ancien combattant des assises.
Depuis 2011 j'ai refusé un grand nombre de sollicitations qui visaient seulement, peu ou prou, à me faire endosser la robe rouge à nouveau pour des occasions ou prestations médiatiques. Mais ce n'est pas une apparence qu'on banalise ou qu'on dégrade.
En même temps j'ai avoué, sans nostalgie aucune, que le procès de Fabienne Kabou m'aurait passionné parce qu'il en est peu qui aient contraint autant à plonger dans les obscurités, les mystères de l'âme humaine.
C'est parce que j'ai été surpris par les réquisitions de l'avocat général Luc Frémiot, moins dans le fond que pour la forme et le ton, que j'ai éprouvé l'envie d'écrire ce billet. Comme une tentative d'explication de mécanismes que j'ai pu moi-même mettre en oeuvre ou subir.
Je n'ai pas assisté aux débats et je ne les connais que grâce à des comptes rendus exemplaires. Les plaidoiries et le réquisitoire nous ont été présentés dans leur substance par les grands chroniqueurs du Figaro - notamment "Le triste bilan d'un procès fou" de Stéphane Durand-Souffland -, du Monde et à un degré moindre du Parisien.
A leur lecture et grâce aux extraits choisis, on comprenait bien ce qu'il en était de la personnalité de l'accusée, de celle de son compagnon, et du rapport de l'un et de l'autre avec la petite victime Adélaïde, leur fille. Il me semble qu'on voyait aussi clair qu'on pouvait dans la nuit de ce crime et dans les tréfonds de son auteur. La normalité avait déserté l'humain.
L'accusateur réputé qu'est Luc Frémiot a balayé avec rudesse et volonté de provocation tout ce qui pouvait relever de la psychologie ou de la psychiatrie : "Psychose ou névrose, peu m'importe... On s'en fiche ! Vous croyez que je vais demander la perpétuité ou 30 ans de réclusion criminelle ? Je me moque des psychiatres". Il a requis dix-huit années de réclusion criminelle.
Je ne peux pas penser que ce magistrat intelligent ait été moins attentif à la psychologie des profondeurs pour une accusée coupable d'une transgression atroce que pour des victimes de violences conjugales dont il est devenu un spécialiste. Celles-ci seraient du bon côté et l'autre du mauvais sans que cette différence radicale de statut ait dû, à mon sens, entraîner, outre une appréhension pénale totalement contrastée, une inégalité, une partialité dans l'analyse des caractères et des intimités.
Pourquoi, avec une telle fureur apparente, alors que la cour d'assises de Saint-Omer s'était vu proposer des lumières par quatre psychiatres dans deux collèges différents, l'avocat général a-t-il récusé le principe même de l'utilité de ces regards, en les tournant en dérision, comme s'il prétendait à toute force demeurer le maître unique d'une accusation sans lien avec d'autres visions que la sienne ni secours à attendre d'elles ?
Alors que le Dr Daniel Zagury, pour ne parler que de lui, est un professionnel de compétence, d'expérience et de conviction qu'on a le droit de contredire mais dont l'argumentation doit toujours être respectée. Elle sert même si on aspire à s'en dissocier. Encore faut-il admettre qu'elle n'est pas une intruse dans l'oralité et pour l'enjeu de la vérité.
Derrière cette attitude, pour des motifs qui dépassent la démarche de Luc Frémiot, il y a d'abord précisément la méfiance, voire l'hostilité des ministères publics à l'encontre des experts dont quelques-uns sont médiocres et perçus comme brassant de l'immatériel et du fantasmé alors que le magistrat se complaît dans un réalisme qui rend superfétatoires, croit-il, les songes et leurs dérives parfois affreusement opératoires.
Ensuite, je crains ce qu'on pourrait nommer le culte de la virilité judiciaire qui, même dans les pratiques les plus libres, tente d'exclure de leur raisonnement ce qui relèverait de la sensiblerie et d'une forme de mièvrerie. Une prise en considération trop ostensible des fragilités et des troubles, une perception trop affichée des déséquilibres ne serait pas loin d'amollir un processus destiné d'abord à intimider puis à convaincre. Comprendre, ce peut être trahir sa mission en ne faisant pas l'impasse sur les faiblesses ! Comme s'il ne convenait d'affirmer que de l'abrupt, des arêtes et de faire fi de l'incertain, du flou !
Enfin, au-delà, il y a une angoisse guère dicible, inavouable. Cette folie de l'autre, de cette accusée n'invoquant la sorcellerie que pour se protéger, ces délires qui rôdent autour de soi comme des bêtes prêts à vous mordre, à vous gangrener, ne sont-ils pas contagieux ?
Il convient de mettre un barrage pour mettre à l'abri le professionnel en même temps que l'homme. L'un et l'autre qui inspirent les réquisitions acceptent à la rigueur la logique la plus absurde, la cohérence la plus erratique, la rationalité la plus extravagante et inconcevable mais ils ont besoin de ce socle encore familier, assimilable, de ce chemin totalement désaccordé avec un autre monde : celui où le crime n'est plus une réponse mais un questionnement. Un gouffre dans lequel le magistrat pourrait lui-même plonger et se perdre.
Quand l'interrogation capitale ne trouve une issue que grâce aux coupables, elle est doublement insupportable. Elle interpelle celui qui sait, c'est l'accusateur, et elle rend le transgresseur suprême maître du jeu parce que son je est le centre et l'énigme. Mais, rarement, la solution.
Fabienne Kabou a été condamnée à vingt ans de réclusion criminelle. A deux ans près, l'avocat général a été suivi. Il y aura probablement appel.
Il reste qu'avoir peur de la folie, dans une cour d'assises, est une folie.
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