Difficile de distinguer la Sicile intime de la Sicile mythique tant l'une et l'autre, depuis ma jeunesse et avec une accélération délicieuse ces derniers mois, se partagent mon être et m'imprègnent de nostalgie tendre, d'admiration sombre.
La Sicile, c'est ce 29 octobre le mariage religieux de mon plus jeune fils, Jean-Baptiste.
La Sicile, c'est la découverte d'Acitrezza où Luchino Visconti a tourné son deuxième film, "La terre tremble".
La Sicile, c'est un passage, il y a longtemps, à Palerme avec l'émotion rare procurée par une ville qui enchantait à proportion même de ses fêlures, de sa dégradation, de cette somptuosité crépusculaire qui retient souvent les sensibilités rétives à la modernité.
La Sicile, c'est le rêve, le fantasme que je n'ai cessé d'entretenir sur elle.
La Sicile, c'est un magnifique roman. Jeune homme, j'avais des ambitions modestes, je ne rêvais que d'égaler Marcel Proust ! A défaut, acceptant de laisser l'auteur de la Recherche seul dans son génie, je me proposais de damer le pion à Tomasi di Lampedusa et d'offrir au monde un second "Guépard" ! Bien sûr, je me suis heureusement contenté de l'unique et il a fait partie de ces oeuvres qui font bien plus qu'exalter leur lecteur. Elles constituent des leçons de vie, des enseignements politiques, des modèles amoureux - qui peut oublier l'incomparable couple formé par Tancrède et Angelica ?
Ces phrases si souvent citées et qui en substance nous préviennent que "tout doit changer pour que rien ne change" et qu'il y a des certitudes d'êtres "si parfaits qu'aucune volonté ne pourra jamais les battre en brèche" n'ont cessé de demeurer dans mon esprit et leur actualité ne s'est jamais démentie. Toutes les institutions et notamment celle que j'ai servie durant quarante ans sont concernées par cette double intuition qu'il y a une forme d'immobilisme contre laquelle la politique ne peut rien.
La Sicile, c'est l'extraordinaire et emblématique juge Giovanni Falcone né à Palerme et assassiné en 1992 après avoir mené en pleine conscience du risque pour sa vie, une lutte exemplaire - efficace mais désespérante aussi - contre la mafia sicilienne. Il y a peu d'êtres que j'ai estimés davantage, sur quelque plan que ce soit.
Sans doute cette admiration m'a-t-elle conduit à porter au plus haut, dans le panthéon des vertus, celle du courage, dans toutes ses facettes, la plus remarquable étant évidemment la physique, et à répudier notre corporatisme judiciaire s'alarmant de peu et privilégiant en général des débats boutiquiers plutôt que de tenter d'appréhender une justice des grands espaces. Giovanni Falcone a été, pour moi, ce phare dont toute profession a besoin pour se justifier et se légitimer.
La Sicile, ce sont des années d'intensité intellectuelle et de chaleur affective avec ma mère, ainsi que mes frères, ma soeur et nos enfants, sur ces sujets dont on raffole parce qu'ils reviennent, comme une vague attendue, lors des vacances. Pour nous, le thème à la fois obsessionnel mais toujours neuf, tant notre énergie et notre conviction parvenaient à oublier qu'il avait déjà été abordé souvent, se rapportait à l'adaptation du Guépard par Luchino Visconti et plus précisément ce point capital : le bal n'est-il pas un peu long ? Pour les uns il y avait là, au contraire, avec cette densité temporelle - 45 minutes si je me souviens bien -, un tour de force qui manifestait à la fois la somptuosité, le déclin et la mort. Pour les autres, un zeste d'ennui venait gangrener un film au demeurant éblouissant. Nous ne surestimions pas notre ciblage annuel ni la qualité de nos échanges mais pour rien au monde nous nous en serions privés. C'est une vie de famille réussie selon mes critères ! C'est fini. Le songe est doux et triste. On ne guérit jamais de l'exaltation dissipée.
Sicile intime, Sicile mythique, elles se bousculent, elles se mélangent. L'or et le sang, le flamboiement des désastres, la fascination des délitements mais l'aspiration aux aurores, à la pureté, les héros et les salauds, la mer et le vent qui chassent le pire, ma Sicile, moins une île qu'une patrie à l'intérieur de soi.
Les commentaires récents