Le président de la République a fait un cadeau empoisonné à Eric Dupond-Moretti en le nommant ministre. Je les imagine tous deux en train de s'esclaffer : "Quelle bonne blague, nommer à la Justice quelqu'un qui déteste les magistrats et revient sur son refus du monde politique et de cette fonction !
Cadeau et honneur apparents mais poison incontestable au fil du temps.
Le garde des Sceaux a disparu, étouffé par le partisan, contraint depuis quelques semaines de servir un camp au détriment de l'intérêt de tous.
Dans une conversation avec Pascal Praud, il m'aurait, paraît-il, rangé dans la fachosphère avec Nicolas Bay du RN et Georges Fenech ancien magistrat, expert à CNews et si peu extrémiste lui-même (Canard enchaîné).
C'est la seconde fois qu'un ministre de la Justice me fait l'honneur de m'attaquer. J'avais déjà eu droit à une lettre ouverte de Christiane Taubira et je lui avais répondu, comme je le fais par ce billet à EDM. J'avais également frôlé des procédures disciplinaires avec Rachida Dati et Michèle Alliot-Marie : il ne fait pas bon dire sa vérité avec les gardes des Sceaux de droite ou de gauche.
Je pourrais traiter par le mépris ou la dérision cette approximation insultante d'EDM mais je l'ai trop estimé pour m'en tenir avec lui à cette attitude.
Si j'ai bien saisi le fond de sa pensée, aussi ramassée qu'elle soit, il me reproche de ne pas l'apprécier en sa qualité de ministre et d'être trop critique à l'égard de sa politique. Je pourrais me contenter de dire que je cherche toujours celle-ci, si je sors de son verbe talentueux dont on verra, cependant, qu'il n'a pas les mêmes effets qu'aux assises.
Il me serait trop facile, pour une fois, de m'abriter derrière un syndicalisme judiciaire unanime dans son hostilité. Ou de faire référence - au-delà du corporatisme d'une profession qui n'oublie pas qu'elle a, sous le déguisement d'un ministre, un avocat à sa disposition - à la cinglante dénonciation d'un avocat mais également d'un esprit libre, François Saint-Pierre (Mediapart, Marianne).
Puisqu'il paraît que c'est à CNews que j'aurais rejoint "la fachosphère", je pourrais rappeler mes échanges judiciaires avec l'excellent Pascal Praud, où je tente, dans une contradiction vigoureuse quoique courtoise, d'instiller de la nuance pour défendre la magistrature face à des attaques sommaires et souvent injustes. J'accomplis modestement ce que le ministre a trop peu fait.
Je préfère m'en rapporter à ce que j'ai dit et écrit sur EDM depuis qu'il a été nommé garde des Sceaux. Je n'avais aucune raison de ne pas présumer l'intelligence et l'allure et, par exemple, le 27 juillet et le 27 août 2020, j'avais souligné que "Eric Dupond-Moretti ne se renie pas, il se complète !" et que "Il faut défendre Eric Dupont-Moretti...". Pourquoi irais-je renier ces appréciations favorables dont il ne tenait qu'à lui que je les maintinsse !
Par la suite, ma vision a changé parce qu'il a dépouillé le positif initial pour s'aventurer dans ce qui, rétrospectivement, pouvait apparaître presque fatal avec sa personnalité et son tempérament : il a par petites touches et volonté affichée mis en place une République des avocats, tout en trahissant un combat que ceux-ci et lui-même avaient mené et qui était capital : abolir les cours criminelles (voir mon billet du 4 août 2019). Et sur le registre de la complaisance à l'égard de ses anciens mais si proches confrères, on pourra lire "ENM : un vrai corporatisme va remplacer l'autre" mais surtout "Acquittator poursuit son offensive...".
Ces analyses très critiques ne m'ont jamais empêché de reconnaître qu'il ne fallait "Pas de mauvaises manières avec le garde des Sceaux !" : 25 mars 2021 et que "Pourtant le garde des Sceaux n'avait pas si mal commencé...". J'ai même approuvé le président de la République, dont le régalien n'est pas le fort, d'avoir lancé le chantier sur la responsabilité des magistrats : "Responsabilité des magistrats: le président n'est pas coupable !".

On me pardonnera cet inventaire scrupuleux parce qu'il constitue la preuve principale de mon objectivité voire de mon aptitude à l'impartialité...
Mais j'ai bien compris que pour EDM, l'essentiel n'était pas là.
Je serais ainsi de la "fachosphère"... bien que j'ai souvent énoncé mon refus absolu de voter pour le RN, pour de vraies raisons politiques. Alors que le ministre, à cause de ses interventions vulgaires et méprisantes, fait monter inéluctablement l'adhésion à Marine Le Pen.
Je serais coupable... parce que depuis toujours, comme ancien magistrat et en ma qualité de citoyen, j'ai attaché une importance décisive à la défense de la majorité des honnêtes gens, des victimes, des sinistrés de notre médiocre politique de sécurité et de justice, de notre faillite pénitentiaire, du scandale de notre inexécution des peines.
Parce que les mots d'ordre, de sévérité, de responsabilité et d'équité ne m'ont jamais indigné mais leur seule absence de concrétisation.
Je serais blâmable... parce que sur certaines de ces évidences, auxquelles on peut ajouter la plaie de de l'immigration illégale et le poids de l'immigration légale, mes convictions sont celles dont le RN n'a jamais été le dépositaire exclusif sauf à prétendre le constituer, comme le président y aspire, telle la seule incarnation d'une politique alternative d'autorité, de bon sens et de sauvegarde de notre identité nationale.
S'il faut me résumer, les souffrances, les détresses, les malheurs du peuple, liés à l'augmentation des délits et des crimes, et à une précocité de plus en plus violente et collective des mineurs mis en cause, ne relèvent pas d'un "sentiment" mais d'une préoccupante et parfois terrifiante réalité. Ce n'est pas être fasciste que de le dire mais citoyen aux antipodes du président et de ses soutiens voyant le danger principal dans les réseaux sociaux et qualifiant l'essentiel "d'incivilités". Leur monde n'est pas le mien.
EDM nous a affirmé qu'il continuerait sa vie politique sans revenir à ce pourquoi il était fait : avocat aux assises. On ne peut pas analyser son fiasco comme ministre, tant dans la forme que dans le fond, et son exclusif abandon à sa qualité de bretteur d'ailleurs de plus en plus monomaniaque et donc moins convaincant, si on omet un élément capital: le grand avocat, même dans la contradiction judiciaire la plus vive, la plus intense, règne seul, sa parole convainc ou non mais il est le roi de l'audience. Les réussites sont hypertrophiées et les échecs occultés. Et comme EDM en a joui, avec la complaisance médiatique et la faiblesse de certains magistrats tétanisés...
Le paradoxe est que ceux qui, majoritaires, ont craché sur l'avocat que pour ma part j'ai obstinément défendu sans rien occulter de tout ce qu'il se permettait, feignent d'aduler le ministre : on ne sait jamais, cela pourra toujours servir !
Il est passé de l'encens judiciaire, d'une admiration quoi qu'il fasse et dise, à un univers politique où son aura, son verbe, sa technique, ses leçons et ses outrances comptent à peu près pour rien. Où son argumentation datant d'hier est sans véritable impact pour aujourd'hui.
Les politiques le considèrent froidement, de son camp ou de l'autre, quand le monde de la Justice, pour le pire comme pour le meilleur, le mettait sur le haut du pavois. Il s'y sentait à l'aise, vanté systématiquement et trop disposé à se croire indépassable. Il a changé de registre mais le registre ne l'a pas changé. Il tourne en dérision ses adversaires au nom de son savoir, réel par intermittences, mais ce sont eux qui l'emportent parce qu'il les a humiliés sans convaincre.
Il est impossible que par honnêteté je n'évoque pas encore une fois, mais pour en terminer, la relation qu'il a eue avec ma fille qu'il a sollicitée, le 1er septembre 2020, comme conseiller spécial - statut très particulier et lien exclusif avec le garde des Sceaux - et qui au bout de trois jours a dû partir parce que la directrice de cabinet ne supportait pas cette situation, pourtant voulue par le ministre, et a "eu sa peau" selon le terme utilisé par Atlantico. Le ressentiment profond du ministre vient du fait que le magistrat Charlotte Bilger l'a vu en état de faiblesse, sans autorité, très loin du flamboyant avocat capable de tout.
J'ai toujours fait le départ entre cet épisode choquant, ma perception du ministre décevant et mon malaise constant face au bretteur polémiste indélicat et contre-productif.
En tout cas je n'ai qu'une certitude, EDM a tort: je suis totalement étranger à la fachosphère.
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