Pourquoi ce sentiment d'être étrange, étranger, me saisit-il si souvent quand je me trouve associé à un collectif, quand mon singulier se heurte à du pluriel ?
Je n'évoque pas cette impression dans le domaine personnel, privé, familial mais à propos de l'univers médiatique et des jurys où parfois j'ai l'honneur d'être.
Combien de fois, pour les deux derniers, tout en participant sans réserve aux discussions et aux débats, je me suis perçu en même temps dedans - puisque j'étais très attentif et soucieux de donner un avis sincère - et dehors comme si j'étais subtilement exclu par les autres chroniqueurs ou participants qui avaient déjà une longue histoire ensemble, des relations, des connivences, des amitiés, des habitudes sociales, tout un passé, qui les faisaient appartenir au même monde bien en amont de la rencontre médiatique...
Cela n'interdit pas évidemment de considérer les échanges comme importants mais je ne peux m'empêcher de me sentir étrange, étranger, trop souvent quand à l'évidence des secrets, des séquences connues de peu, des confidences, des liens démontrent une complicité antérieure de la plupart et qu'on se retrouve à la fois seul mais peut-être plus libre parce qu'on n'est obligé de ménager personne.
Reste que l'impression de survenir comme un cheveu sur la soupe, tel un importun pourtant invité, comme une sorte de dissident par rapport à des fraternités amicales, professionnelles et festives n'est pas celle que je préfère, d'autant plus qu'elle peut exister très forte, très intense même dans les débats et les émissions médiatiquement les plus réussis.
Puisque dans mes billets il est inimaginable de ne pas révéler le fond de ma pensée, L'heure des pros, matin et soir, avec l'irremplaçable Pascal Praud, tout en me comblant par sa vivacité, sa liberté et des dialogues tout de délicatesse et d'écoute, par exemple avec Olivier Dartigolles, fait naître parfois chez moi le soupçon de demeurer au bord d'un chemin que les autres parcourent avec élégance parce que le passé et des relations les rapprochent et les font s'entendre à demi-mot.
Le prix des Hussards qui me permet régulièrement de lire des romans, parfois bons, et de confronter mes jugements avec ceux des autres, suscite aussi chez moi ce même type de réaction qui n'est pas incompatible avec une ambiance stimulante et chaleureuse. Je devine qu'il y a chez les autres une appartenance au milieu éditorial et littéraire, à tout un réseau qui peut ne pas entraver la liberté mais exige qu'on soit attentif à ce risque. C'est à chaque fois la libération d'une parole, chez moi, personnelle qui s'oppose subtilement à un front déjà constitué malgré les apparentes contradictions qui vont s'exprimer. Avant même de se prononcer, il y a un humus qui vous montre seul face à des ententes subtiles formées de longue date, tenant à la fréquentation d'un même milieu homogène. Cela ne me donne aucune lucidité particulière mais une distance, à la fois une faiblesse et une force.
Si j'avais tout loisir pour choisir et arbitrer, il est clair que j'aimerais me plonger dans des débats et des séquences où le passé et les relations des uns et des autres ne compteraient pas, où on n'aurait que le nudité de l'opinion à combattre où à approuver, dans une joute à armes égales dont le champ serait exclusivement celui de l'espace médiatique sans un amont implicite ou explicite déséquilibrant un peu les échanges.
C'est la raison pour laquelle j'aime par exemple les Vraies Voix sur Sud Radio - encore plus depuis leur nouvelle configuration - parce que leur tonalité délibérément et noblement populaire, et le souci des deux animateurs et des chroniqueurs de la respecter, excluent radicalement tout un terreau mondain et un zeste snob qui pourrait laisser croire aux auditeurs que cet univers médiatique est gangrené par l'hypocrisie et le mensonge et qu'il se prétend radicalement aux antipodes de leur vie. Alors que notre ambition aspire au contraire.
Quand par exemple je dialogue avec Françoise Degois, nous sommes sur la même longueur d'onde quels que soient nos désaccords : nous n'opposons l'un à l'autre que notre seule conviction de l'instant sans qu'elle soit gangrenée par notre passé de sociabilité et de relations différentes, voire antagonistes. Et j'espère que nous ne succombons jamais à ce péché d'aujourd'hui qui est de compenser la faiblesse du fond par la violence de la forme.
De grâce qu'on arrête avec cette formule toute faite "cracher dans la soupe" qui, prise à la lettre, justifierait dépendances et lâchetés. Alors que même les soupes les plus élaborées, les meilleures, on a le droit de les goûter et que l'inconditionnalité n'est pas qu'un vice en politique !
Aussi, sans qu'il faille y voir la moindre hiérarchie qualitative mais peut-être seulement cette certitude que sans gêne il n'y a pas de vérité possible, de soi ou des pensées qu'on propose, je ne me plains pas de me deviner souvent étrange, étranger, trop souvent. C'est une rançon que je vais continuer à payer. Si c'est à ce prix que doit s'évaluer ma liberté d'expression.
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