Ce n’est pas parce que le garde des Sceaux a été relaxé par la Cour de justice de la République (CJR) que la procédure engagée contre lui a été « une infamie ».
J’ai trop déploré en amont les préjugés, les ignorances partiales voire le mépris de ceux qui espéraient une relaxe du ministre de la Justice par la CJR, pour tomber dans le travers contraire et m’étonner de la décision qui vient d’être rendue.
Eric Dupond-Moretti va donc rester à son poste. Il faut reconnaître qu’à l’exception de quelques réponses délirantes à l’Assemblée nationale, indignes de sa fonction, il va continuer sa seconde phase d’activité ministérielle qui, ne s’occupant plus que de la matérialité, des crédits et des simplifications procédurales et judiciaires, est infiniment plus acceptable que la première où par idéologie il avait sous-estimé l’insécurité et jamais oublié l’avocat qu’il avait été.
Il est donc hors de question de mettre en cause cette décision de relaxe. D’autant plus que depuis que nous savions que la CJR allait être saisie des prises illégales d'intérêts reprochées au ministre, je n’avais jamais douté, contre tant d’autres, de la validité de cette juridiction, de sa légitimité pour juger, de l’attention et du sérieux avec lesquels elle accomplirait sa tâche. Je ne voyais pas au nom de quoi j’aurais soupçonné par principe cet univers composite où des magistrats minoritaires allaient écouter, questionner, débattre et statuer avec des politiques – députés et sénateurs – majoritaires.
Dans ces conditions, et en ayant eu pleinement conscience que deux thèses antagonistes – culpabilité du ministre vengeant l’avocat, ou garde des Sceaux trop ignorant des exigences de sa charge pour être responsable de ces transgressions ? – s’étaient affrontées durant une dizaine de jours, il ne reste au magistrat honoraire que je suis et au citoyen passionné par la chose publique qu’à prendre acte de ce que la CJR a décidé.
Est-ce à dire qu’il est interdit, au-delà du plan strictement juridique, de s’interroger sur des éléments extrinsèques ayant peut-être conduit à cette sauvegarde judiciaire ?
Me Jacqueline Laffont, une avocate de qualité que le ministre a eu l’intelligence de choisir en fin de parcours procédural, a affirmé que durant des années son client avait été présumé coupable et que justice avait enfin été rendue. Je suis en total désaccord avec cette analyse. En réalité c’est l’inverse qui n’a cessé d’être développé, à tout lire et regarder. On ne compte plus les interventions politiques et médiatiques dénonçant comme corporatistes les doléances des magistrats concernés, mettant en cause le rôle de François Molins – un très grand magistrat, je persiste – et jugeant l’affaire de peu d’intérêt.
Le comble est que ce discrédit a été amplifié par de surprenantes analyses émanant de magistrats eux-mêmes, d'avocats, de sociologues et d’essayistes s’attachant à stigmatiser des données périphériques comme la CJR, sa composition, son aptitude à juger un ministre, le manque de compétence des juges, toutes éloignant de l’objet central : la culpabilité ou non du ministre de la Justice. On avait parfois l’impression que le procès lui-même était secondaire et que le scandale ne provenait pas de ce qui avait pu être perpétré mais de ce dont on avait osé se plaindre.
Par ailleurs, avec un caractère comme celui du ministre, l'étonnement a dû être considérable, et sans doute impressionnant : son humilité au début des débats, la manière sacrificielle dont il s’est exposé comme ignorant et dépassé à sa prise de fonction, sa méconnaissance affichée de tous les rouages techniques des mécanismes de l’État, la faiblesse de ses conseillers, ont sans doute pesé lourd dans le fait qu’on n’a pas retenu l’élément intentionnel alors que le matériel était constitué.
Sans prétendre offenser les juges ayant voté pour sa relaxe, il était tout de même singulier qu'un avocat intelligent, riche d'une expérience de trente cinq ans, nommé garde des Sceaux par un président provocateur, se soit senti si démuni, si peu armé face à une prise illégale d'intérêts évidente et qu'il avait peut-être été à même d'appréhender avec certains de ses clients.
On ne peut pas non plus occulter le fait qu'à l'exception de Marianne et de Mediapart, tous les comptes rendus des débats ont été imprégnés d'une subtile, ou forte, partialité notamment quand des magistrats témoins étaient entendus et mis sur la sellette.
Il y aurait de l’indécence si dans le camp du ministre on criait victoire, comme si les quatre plaignants concernés avaient été gravement contredits, et la magistrature elle-même avec eux. Je sais bien qu’aujourd’hui il n’y a plus aucun courage à « se payer » les juges : c’est devenu un sport national et il n’est personne, intellectuels ou citoyens, France du haut ou France du bas, qui ne s’estime fondé à se poser en juge d’une institution fondamentale pour la démocratie.
Du côté du pouvoir, je devine que cette décision de relaxe va ancrer encore davantage la conviction que la magistrature ne mérite pas d’être respectée. Le président de la République va continuer à la traiter avec une condescendance distinguée, les élites fières de ne rien connaître au judiciaire vont se féliciter de leur indifférence et l’institution ne tirera sans doute pas les leçons d’un acte de justice qui va soulager un ministre, permettre à beaucoup de se gausser et ne représenter presque rien dans la folie du monde, dans le désordre et la violence de la France.
Je voudrais émettre un vœu : que les magistrats comptent plus sur eux-mêmes, leur force, leur conscience, leur efficacité, que sur la CJR, pour être respectés demain.
(Ce texte que j'ai légèrement modifié a été publié d'abord dans Causeur ce 29 novembre.)
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