À chaque fois c'est la même chose. Un reportage, un documentaire sur Albert Camus (AC), je les regarde, je les écoute et immédiatement l'envie me saisit d'écrire sur lui, sur ce que j'ai entendu, de faire un sort à ses propos, pour exprimer ma nostalgie, mon admiration, mon indignation inutile face au funeste destin qui l'a frappé si précocement.
J'ai déjà écrit deux billets sur lui. L'un, le 14 janvier 2020 : "Aujourd'hui on aurait eu besoin d'Albert Camus...", l'autre, le 6 mars 2024 : "La droite ne "déteste pas" Albert Camus !"
Mais cette immense, complexe et chaleureuse personnalité laisse toujours de la place à des approches renouvelées, à d'autres analyses, surtout quand un documentaire remarquable de Georges-Marc Benamou, en date du 23 décembre 2024, nous raconte "Les vies d'Albert Camus" (LCP).
Il reprend la célèbre formule de celui-ci, mal rapportée, quand répondant à une question vindicative le 14 décembre 1957 à Stockholm, à l'issue de la cérémonie de remise de son prix Nobel, on lui avait prêté ce propos : "Je préfère ma mère à la Justice". En réalité il avait affirmé ceci : « J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi le terrorisme qui s’exerce aveuglément dans les rues d’Alger. En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère".
J'apprécie qu'avec son exactitude, la citation d'AC rende plus claire sa pensée, et plus irréfutable son arbitrage. Dépassant les notions de droite et de gauche, elle démontre bien que dans certaines situations tragiques, il y a des horreurs abstraites, parce qu'on ne connaît pas les victimes, qui sont moins insupportables que l'horreur humaine, concrète, charnelle, immédiatement douloureuse, engendrée par la mort d'une mère. Interprété de la sorte, le sentiment d'AC ne peut qu'être approuvé et justifiée sa dilection pour le parti du coeur plus que pour celui des idéologies.
AC est un homme qui n'a rien voulu sacrifier, jamais, de son humanité : la plénitude n'est pas une option mais une obligation, une exigence.
Rien ne me paraît mieux mettre en lumière cette vision à la fois humaniste, artistique et politique, cette fusion du coeur et de l'esprit, que cette superbe déclaration d'AC voulant demeurer fidèle à la fois "à la beauté et aux humiliés". Sur les deux plateaux d'une existence exemplaire, d'un côté la gratuité, l'esthétique, cette incroyable importance de l'art apparemment inutile, l'irresponsabilité légère et frivole de la beauté cultivée quand le monde va mal et de l'autre cette sollicitude opératoire pour les blessés, les sinistrés, les pauvres de la vie, cet acharnement à défendre ceux que le destin a déjà malmenés, offensés, à donner la parole à ceux qui ne l'ont jamais eue, à assumer le devoir, la responsabilité de leur prise en charge.
AC incarne un "en même temps" qui aurait du sens. Non pas le sophisme et le confort d'une intelligence jouant avec sa propre agilité, en jouissant mais la hantise de ne rien laisser perdre de soi, de ce qu'on doit, de ce qu'on se doit, de sa passion du beau comme de sa révolte face à l'injustice et aux déshérités.
Si mon admiration pour AC ne cesse de s'amplifier, cela tient au fait que notre époque a plus besoin de lui que jamais. Les idéologues, les petits maîtres, les justiciers, les violents, les simplistes pullulent.
AC nous manque parce qu'il n'était aucun de ces éradicateurs ni de ces inquisiteurs et qu'il aurait su si bien leur répliquer. On entend sa voix : elle dit tout !
Ne pas oublier qu'Albert Camus était viscéralement attaché à l'Algérie au point d'affirmer que cette terre perdue, « il ne vaudrait plus rien », autrement dit, il serait irrémédiablement coupé de ses racines vitales.
Concernant son couple, difficile de le juger d'autant qu'il n'a fait qu'agir comme nombre d'hommes de sa génération qui tout en menant une double vie (parce qu'à l'époque on ne divorçait pas aussi facilement qu'aujourd'hui) tenaient néanmoins à sauver les apparences, évitant de précipiter femme et enfants dans le déshonneur et le besoin.
Sachant aussi que nombre de femmes n'ayant pas le choix parce que dépendantes entièrement de leur mari, d'abord financièrement, mais pas que... s'en accommodaient, sans pour autant sombrer dans la névrose.
Ne pas oublier non plus que Camus appartenait par sa famille à un milieu modeste et non à une caste de la haute bourgeoisie algéroise. Se souvenir que les pieds-noirs de basse souche étaient dédaignés presque autant que les sous-citoyens algériens. À l'image des appelés du contingent considérés comme des mercenaires (au service des possédants) et qui lors de la guerre d'Algérie devaient montrer patte blanche et n'avaient pas la moindre chance de sortir avec une héritière de ces grandes familles quasi aristocratiques, s'ils n'étaient pas au minimum officiers ou à même d'attester d'une origine comparable en matière de fortune, origine ou réputation.
Concernant les ouvrages de Camus, il me semble que Le Mythe de Sisyphe (que j'ai lu et relu) évoque le personnage qu'il fut par excellence. Tout en invitant le lecteur à mettre en parallèle sa propre expérience de l'ascension (sociale ou autre) sans cesse répétée avec une pierre énorme figurant nos difficultés et nos entraves multiples et que nous nous efforçons néanmoins de porter au sommet. Mais qui finit néanmoins par retomber inexorablement, parfois à deux doigts de toucher au but. Tout simplement parce que l'homme est mortel et que Dieu seul figure le sommet dans l'esprit humain qui demeurera toujours incomplet !
D'où sa quête insatiable vers l'infini, sans cesse recommencée et jamais acquise, jusqu'à la mort, qui pour certains est une fin et pour d'autres un commencement et l'amorce d'un nouveau voyage !
Rédigé par : Axelle D | 05 janvier 2025 à 21:35
@ Jean sans terre | 05 janvier 2025 à 16:17
Alors je dois être un "has been". Un vieux croûton jouant la carte de la fidélité et de la confiance mutuelle et pas celle de "Harem Désir" :)
https://www.youtube.com/watch?v=CjhVsZ0q4XA&ab_channel=DanielThourot
Rédigé par : hameau dans les nuages | 05 janvier 2025 à 21:18
Un peu en retard, puisque vous y avez déjà répondu par avance, mais non moins sincèrement, je tiens à adresser mes meilleurs voeux, en particulier de bonne santé, pour cette nouvelle année 2025 à vous deux, Philippe et Pascale Bilger.
Merci de continuer à nous régaler de vos billets divers et variés. Personnellement je ne manque jamais de les lire avec beaucoup de plaisir.
Bien cordialement
Rédigé par : Michelle D-LEROY | 05 janvier 2025 à 16:53
@ hameau dans les nuages
Pas nécessairement. Aucun témoignage n’indique que l’homme ait eu un fond mauvais ou pervers. Personne n’est parfait. L’homme semble plutôt avoir été animé d’un désir de vivre banalement égoïste qui lui faisait préférer son bonheur personnel à celui d’autrui. Ce genre de situation est assez fréquent. Il faudrait décider mais, quel que soit le choix, le résultat serait toujours douloureux et préjudiciable. Le statu quo est alors plus commode et est préféré.
La femme de Camus paraît n’avoir pas été en mesure de s’échapper. Pour consentir aux électrochocs, sans doute culpabilisa-t-elle beaucoup. Le témoignage de la fille de Camus est précieux bien qu’à l’évidence elle ne sut que très peu de l’amour de ses parents :
« Je sais seulement qu'elle [Francine] l'a toujours aimé. Et lui, je pense, aussi. Il y a eu d'autres femmes, et d'autres amours. Mais il ne l'a jamais laissée. »
« Elle, elle m'a dit qu'ils s'étaient toujours aimés, et que cela n'avait jamais été médiocre. »
Il est intéressant d’observer que Maria Casarès, jeune femme de seulement vingt-deux ans, eut la présence d’esprit à la naissance des jumeaux de Camus de comprendre qu’elle ne serait jamais que l’amante de Camus et que celui-ci n’irait jamais jusqu’à abandonner sa famille pour une passion. Elle rompit et les amants se séparèrent. D’autres aventures l’occupèrent. Le hasard lui fit recroiser trois ou quatre années après le chemin de Camus. Elle était une étrangère et une comédienne. Elle avait l’âme théâtrale, orgueilleuse et altière. Ces amours intermédiaires ne purent que la décevoir. Elle aussi céda à la facilité et rechuta dans les bras de l’écrivain célèbre. Pourtant, en 1950, Maria Casarès écrivait : « Prendre racine, trouver une patrie et m’y attacher jusqu’à la fin, voilà mon profond souhait. ». Il aimait ce qu’elle lui donnait mais ne l’aima pas assez pour concrétiser son souhait. On dit d’elle que Camus fut son grand amour. Il n’est pas inutile de rapporter ce qu’elle dit de son mari, André Schlesser, le cabarettiste à succès d’origine gitane, auprès de qui elle se consola, vécut des années heureuses, et désormais est enterrée pour l’éternité :
« Voici mon mari. Le seul homme qui m'ait donné son nom après mon père, celui à qui je suis allée tout naturellement pour qu'il m'unisse à ma patrie nouvelle… ».
Qui pourrait percer la complexité des trois personnages ? Certainement, sont-ils fort éloignés de tout ce que l’on peut en imaginer. Aucun dans le rôle qu’il prend dans ce trio n’est enviable ou admirable. Ils ne sont que passablement humains ainsi que beaucoup d’entre nous sommes dans nos propres vies.
La description faite par le personnage de Camus semble correspondre le mieux à la façon dont l’homme vécut. En cela, il n’est rien moins que contemporain et sa vie privée ressemble étrangement à celle des hommes et des femmes d’aujourd’hui dans leur quête insatiable du bonheur individuel.
Rédigé par : Jean sans terre | 05 janvier 2025 à 16:17
On nous cache tout on nous dit rien !
Il n’y a pas que Camus, Delon et les magistrats dans la vie (bien qu’ils ne servent plus à grand-chose)… il y a aussi à la tête de notre pays un psychopathe pervers qui fait la guerre à la Russie et les Russes sont sympathiques car ils ne nous ont pas encore rendu la monnaie de notre pièce mais l’invasion africaine compense cela et Biden continue à nous prendre pour ses zouaves !
« …la France a équipé cette nouvelle brigade de plus d'une centaine de véhicules blindés ainsi que d'une vingtaine de canons Caesar. Paris a donc beaucoup misé sur cette brigade d'élite mais les résultats sont loin d'être à la hauteur des ambitions. On a appris jeudi 2 janvier qu'une enquête avait été ouverte par les autorités ukrainiennes pour des cas de désertion au sein de cette brigade. Cela fait suite aux révélations d'un journaliste renommé en Ukraine, Iouri Boutoussov. D'après lui, près de 1 700 soldats sur 4 500 ont déserté à leur retour en Ukraine. 50 soldats auraient même fui l'armée pendant leur formation en France… »
https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/guerre-en-ukraine-des-soldats-formes-en-france-au-sein-de-la-brigade-anne-de-kiev-sont-ils-restes-dans-l-hexagone-apres-avoir-deserte_6994511.html
Pendant ce temps-là chez nous, nous avons 34 sinistres pour rien, elle n’est pas belle leur vie ?
Rédigé par : Ugo | 05 janvier 2025 à 15:40
Cela n’est pas remettre en question le renom d’humaniste, de pacifiste et d’homme de paix dont jouit Albert Camus. Mais, fin décembre 1957, à Stockholm, était-il totalement dans cet état d’esprit ? Le visionnage attentif du documentaire de Georges-Marc Benamou ne clôt pas le débat sur la parole exacte du prix Nobel lors d’une conférence de presse organisée au lendemain de la cérémonie.
Il a été aussitôt rapporté - et retenu - qu’il avait dit : « Je préfère ma mère à la justice ». Ce qui, en soi, n’est pas une déclaration effarante qui mériterait la gloire... ou l’opprobre. On pourrait même y voir un poncif qui n’aurait pas été relevé s’il avait été prononcé par un quelconque écrivain. Mais Albert Camus n’était pas un quelconque écrivain...
Dans l’entretien accordé à GMB par le traducteur suédois qui l’assistait alors, le propos devient : « Si c’est cela votre justice, je préfère ma mère ». Selon le traducteur, AC répondait ainsi à un étudiant kabyle partisan de « l’Algérie libre », qui, l’avait déjà plusieurs fois injurié. À l’époque, le FLN tuait des civils à Alger en jetant des bombes dans les tramways... et la mère de l’écrivain habitait Alger.
Remis dans son contexte, le propos d’AC est une critique sans nuance des méthodes odieuses des indépendantistes, méthodes qui ne pouvaient servir leur cause. Il faut dès lors comprendre « la justice » dans son sens « cause juste ». La pensée de Camus allait-elle jusque-là ? Voulait-il aussi condamner l’objectif du FLN, l’indépendance ? Ce que l’on sait, c’est qu’il avait tenté de toutes ses forces de faire progresser l’idée d’un « fédéralisme égalitaire », qu’après « Stockholm », il n’a plus évoqué le drame algérien et que, jamais, il n’a souhaité clairement l’indépendance de l’Algérie.
Il n’en fallait pas plus que cette réponse cinglante pour que le petit groupe d’intellectuels germanopratins de Sartre, Beauvoir et consorts, soutiens sans réserve des fellaghas, la transforme en une agression contre l’institution judiciaire et accuse leur « ennemi » de tous les maux, y compris le fascisme... Le mot n’est pas trop fort tant leur haine l’était contre leur ancien ami.
Bien que, par ce témoignage, GMB apporte un éclairage qui semble particulièrement pertinent sur le sentiment exprimé par Camus, le doute reste permis à ceux qui y voient un propos ultra-libertaire, iconoclaste. « La justice »... « Votre justice »... Il est vrai qu’il ne s’agit que d’un témoignage, d’une traduction... et même d’un vieux souvenir... Existe-t-il de par le monde un enregistrement de cette conférence de presse qui, 67 ans après qu’elle a eu lieu, s’immisce dans un billet de notre hôte ?
En revanche, le début du discours du prix Nobel (à 1 h 23 mn 10 s) reste d’une triste actualité...
Rédigé par : Serge HIREL | 05 janvier 2025 à 11:20
C'est ainsi qu'à l'issue de sa mort, lorsque son âme plane un instant au-dessus de son cadavre, on réalise qu'on 'est trompé pendant toute sa vie, et qu'on a trompé les autres.
Qu'ai-je fait de mon talent ?
C'était l'époque de Sartre, le philosophe qui a trouvé le moyen de dire que l'existence précède l'essence sans savoir qu'être, ester et esse sont un un seul et même mot dans l'histoire, et donc qu'il disait que la sortie de l'être précède l'être. Il aura confondu être et âme. Dommage !
Et dommage aussi pour Albert Camus.
Il n'a rien su et rien voulu savoir de la spiritualité et de la mystique.
Il aurait peut-être suffi qu'il entre un jour dans un monastère bénédictin à l'entrée duquel il y a toujours écrit "osculta", et qu'il écoute.
Pas de chance, il y serait probablement arrivé...
Rédigé par : Xavier NEBOUT | 05 janvier 2025 à 10:46
L'effort de lucidité sur lui-même que l'écrivain effectua avant sa disparition, indique à quel point d'illusion nos sociétés en sont encore pour se penser du côté du bien, à droite ou à gauche, quand il n'y a encore que le mal pour savoir les rassembler, alors que l'artiste sait que comprendre revient à savoir ne plus juger :
"Je ne puis vivre personnellement sans mon art. Mais je n’ai jamais placé cet art au-dessus de tout. S’il m’est nécessaire au contraire, c’est qu’il ne se sépare de personne et me permet de vivre, tel que je suis, au niveau de tous. L’art n’est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige donc l’artiste à ne pas s’isoler ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. Et celui qui, souvent, a choisi son destin d’artiste parce qu’il se sentait différent, apprend bien vite qu’il ne nourrira son art, et sa différence, qu’en avouant sa ressemblance avec tous. L’artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s’arracher. C’est pourquoi les vrais artistes ne méprisent rien ; ils s’obligent à comprendre au lieu de juger. Et, s’ils ont un parti à prendre en ce monde, ce ne peut être que celui d’une société où, selon le grand mot de Nietzsche, ne régnera plus le juge, mais le créateur, qu’il soit travailleur ou intellectuel."
file:///C:/Users/New%20PC/Downloads/1+Camus_Discours_de_Suede_1957.pdf
Rédigé par : Aliocha | 05 janvier 2025 à 08:39
Si Albert Camus manque à ceux qui ne le réduisent pas à l'absurde, c'est qu'il est le continuateur d'un certain humanisme grec, reposant sur des valeurs immatérielles, en parfait contraste avec cet humanisme "législatif" des Droits de l'Homme de notre temps.
Sans inonder le blog de citations, il faut tout de même lire Camus dans le texte pour le comprendre et comprendre pourquoi les post-modernes le méprisent :
Voici ce que Camus écrit dans "L'Été" :
"Les Grecs qui se sont interrogés pendant des siècles sur ce qui est juste ne pourraient rien comprendre à notre idée de la justice. L'équité, pour eux, supposait une limite tandis que tout notre continent se convulse à la recherche d'une justice qu'il veut totale. (.../...)
Voilà pourquoi il est indécent de proclamer aujourd'hui que nous sommes les fils de la Grèce. Ou alors nous en sommes les fils renégats. (.../...)
L'esprit historique et l'artiste veulent tous deux refaire le monde. Mais l'artiste, par une obligation de sa nature, connaît ses limites que l'esprit historique méconnaît. C'est pourquoi la fin de ce dernier est la tyrannie tandis que la passion du premier est la liberté. Tous ceux qui aujourd'hui luttent pour la liberté combattent en dernier lieu pour la beauté. (.../)
L'ignorance reconnue, le refus du fanatisme, les bornes du monde et de l'homme, le visage aimé, la beauté enfin, voici le camp où nous rejoindrons les Grecs. D'une certaine manière, le sens de l'histoire de demain n'est pas celui qu'on croit. Il est dans la lutte entre la création et l'inquisition. Malgré le prix que coûteront aux artistes leurs mains vides, on peut espérer leur victoire. Une fois de plus, la philosophie des ténèbres se dissipera au-dessus de la mer éclatante."
Et j'en resterai là pour les citations.
Mais on ne comprend rien à Camus si on ne comprend pas la relation qu'il a avec la nature et la beauté, qu'il place au-dessus de tout.
Non pas qu'il néglige l'homme, mais il veut placer l'homme dans cette beauté de la nature, le lier à elle et retrouver ainsi d'une certaine façon l'harmonie exprimée par les canons de beauté que les Grecs avaient définis.
À partir de là on perçoit mieux en quoi il gêne les post-modernes pour qui la beauté n'est plus d'actualité.
L'art n'est plus que l'expression du mal-être de l'artiste, de la société, et leur humanisme se réduit au ressentiment historique et à la recherche de compensation.
Entre l'humanisme de Camus qui prolonge celui des Grecs dans lesquels il se reconnaît et l'humanisme que l'on peut qualifier d'artificiel, il n'y a rien de commun et rien qui soit négociable.
Quand je qualifie d’artificiel l'humanisme post-moderne que nous subissons, c'est qu'il repose sur une littérature, sur des textes de lois, toute une construction purement humaine qui ne laisse aucune place à la nature et je dirai même aucune place au naturel, et c'est en cela que cet humanisme est artificiel.
Le dévoiement de l'égalité homme-femme pour finir par la théorie du genre où n'importe qui peut se définir contre sa propre nature en est, hélas, le cas limite.
Alors qu'Albert Camus manque à ceux pour la nature et la beauté ont un sens se comprend, les autres évidemment rejetteront cette recherche qui dépasse l'homme parce que précisément elle le dépasse.
Pour mépriser Albert Camus, certains parlent de philosophie de manuel scolaire, sans même se rendre compte qu'il s'agit d'un compliment.
Former la jeunesse au beau, à la vérité de la nature n'est-ce pas le but ultime de toute éducation ?
Et si sur cette voie Camus rejoignait Socrate, alors ce qui se voulait du mépris serait plus qu'un compliment, un hommage.
Rédigé par : Tipaza | 05 janvier 2025 à 07:23
@ Jean sans terre | 04 janvier 2025 à 18:46
Un autre côté intéressant du personnage. Je ne suis pas un spécialiste en psychologie mais cela frise la perversion narcissique ?
Rédigé par : hameau dans les nuages | 05 janvier 2025 à 07:18
Je pense que la morale est complexe.
Trop ne parlent d'amour que pour oublier leurs devoirs, trop ne parlent de devoirs que pour oublier et dans quel esprit on agit, par exemple les sentiments qu'on a envers les autres, mais pas seulement, le sens des responsabilités, le désintéressement, que sais-je encore ? Et les conséquences possibles de son action.
Il ne suffit pas d'avoir les mains et l'esprit pur, il faut qu'elles ne répandent pas le malheur !
Non que j'insinue que l'attitude des gens soit si calculée que cela, on va vers les domaines où on se sent à l'aise, ou qui au contraire appellent par leur étrangeté, ce qui ne veut pas dire qu'ils comptent plus ou moins que d'autres. Et vers les penseurs dont les hasards de la vie et les mots voire aussi la biographie éveillent des résonances en soi.
Chacun, au cours de sa vie, trouve des repères certes ineffaçables, mais qu'il ne doit pas confondre avec insaisissable vérité. Non, pas plus qu'on ne saurait confondre le phare avec la côte, même si on peut lui être reconnaissant d'éviter quelques écueils !
Rédigé par : Lodi | 04 janvier 2025 à 22:10
L’amour et la dépendance font mal. Camus envisage d’abord une psychanalyse pour soigner la dépression de sa femme Francine, qui doulait à crever des multiples et ininterrompues infidélités de son mari. À la place, elle subira vingt-trois séances d’électrochocs. Le grand homme, après une consultation chez un spécialiste, eut sa conscience libérée : « Selon lui, la nécessité où je suis d'épargner la santé de Francine me fait vivre dans une "boule de verre". Son ordonnance : liberté et égoïsme. Superbe ordonnance, dis-je. Et de loin la plus facile à vivre ».
« Je maintenais toutes mes affections autour de moi pour m’en servir quand je le voulais. Je ne pouvais donc vivre, de mon aveu même, qu’à la condition que, sur toute la terre, tous les êtres, ou le plus grand nombre possible, fussent tournés vers moi, éternellement vacants, privés de vie indépendante […] » avoue crûment dans « la Chute » son personnage.
Lorsque je lis la correspondance amoureuse de Camus, j’y reconnais celle d’un autre impénitent séducteur, François Mitterrand. Les deux ont cette caractéristique commune de ne souffrir que l’amante s’échappe.
Camus ne me paraît supportable que dans « la Chute » où il abandonne son humanisme idéal pour atteindre les hautes cimes des moralistes.
L’envie fait désirer vivre de grandes passions. Le plus souvent, on n’en vit que de petites et de sordides. Ainsi de « la belle du seigneur » d’Albert Cohen, dernier avatar sublime des conteurs célèbres de la passion d’amour et de mort avant que celle-ci ne s’escamote en ses mornes et tristes imitations que sont aujourd’hui les passions sexuelles.
Rédigé par : Jean sans terre | 04 janvier 2025 à 18:46
Quand on se sent libre et que l'on ne veut ressembler à personne, on devient forcément quelqu'un d'inclassable ou d'atypique. Camus était de ceux-là.
"Si j'avais à écrire un livre de morale, il aurait cent pages et quatre-vingt-dix-neuf seraient blanches. Sur la dernière, j'écrirais : je ne connais qu'un seul devoir et c'est celui d'aimer. Et pour le reste, je dis non. Je dis non de toutes mes forces, car l'amour est le seul vrai sentiment" (AC)
À rapprocher de ce texte attribué à saint Paul (1 Co 13, 1-13) 20 siècles plus tôt :
«...s’il me manque l’amour, je ne suis qu’un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante. J’aurais beau être prophète, avoir toute la science des mystères et toute la connaissance de Dieu, j’aurais beau avoir toute la foi jusqu’à transporter les montagnes, s’il me manque l’amour, je ne suis rien... »
Rédigé par : Axelle D | 04 janvier 2025 à 17:45
Après un tel panégyrique, on peut approuver, commenter, rajouter, contrarier avec mauvaise foi, distiller un doute biographique, ironiser, ou enfin se contenter de lire et se taire.
Je ne sais pas pourquoi, Camus me fait penser à Vincent de Paul, à la vie dédiée et néanmoins chaotique, toujours animée par cette marche vers les autres.
C'est une occasion de se demander ce qui nous retient chez les personnes insignes: l'admiration sans mélange, pour approfondir et justifier et d'autre part, la lassitude envers la difficulté d'appréhender la personne. Qui n'a pas découvert avec stupéfaction, derrière l'immense Victor H, un être manipulateur, professionnel, ou derrière Michelet un analyste un peu pervers de la condition féminine ou encore plerumque fit, derrière Gilles de Rais le compagnon de Jeanne d'Arc.
Ce n'est pas tant le scandale qui fait problème, mais la recherche de l'appartenance, et surtout politique. Faut-il être de gauche pour paraître généreux ? Ou, en retournant la proposition, un homme généreux est-il nécessairement de gauche ? Pire, une personne riche et généreuse se conçoit-elle, même s'il s'agit d'une Isabelle Mallet et, partant, les immenses largesses de personnages richissimes prennent-elles une valeur uniquement politique, faute de pouvoir prétendre à une pensée de gauche ?
Simpliste, peut-être, mais c'est ce qui m'aurait lassé de Camus ; le voir sans cesse confronté à cette interrogation : quelle gauche ? Vincent de Paul était-il de gauche à défendre les pauvres toute son existence, avec l'appui sans faille des riches ? Après tout, la République de gauche bourgeoise s'est bien offusquée de sa canonisation pour récupération.
Dès lors, pourquoi ne pas s'interroger sur Camus, Nobel mais pas panthéonisé, pour crainte de "récupération", si je ne m'abuse.
Rédigé par : genau | 04 janvier 2025 à 17:29
L'œuvre de Camus présente ce paradoxe fascinant d'être universellement célébrée tout en souffrant d'une certaine vacuité intellectuelle. Son statut d'auteur "consensuel" — pour ne pas dire conformiste — soulève d'ailleurs des questions sur la réception de la littérature dans notre société. Car enfin, que reste-t-il vraiment de cette pensée qui se veut à la fois existentialiste et humaniste ?
On pourrait dire que Camus incarne parfaitement cette tradition française d'une philosophie médiatique, accessible mais finalement peu substantielle. Ses positions, qu'elles soient politiques ou philosophiques, relèvent souvent d'un certain universalisme de façade, une pensée qui se veut audacieuse mais qui, à y regarder de près, enfonce surtout des portes ouvertes.
Son style, certes maîtrisé, reste profondément académique — comme si l'exercice de dissertation ne l'avait jamais vraiment quitté. Quant à sa grande "révélation" sur l'absurdité de l'existence, elle apparaît aujourd'hui d'une banalité presque déconcertante. D'ailleurs, ses engagements politiques, notamment son internationalisme et son pacifisme, bien que louables, ne font que reprendre des positions déjà brillamment défendues par ses prédécesseurs — songeons à l'incomparable Stefan Zweig.
En définitive, Camus ressemble à ces restaurants qui proposent une cuisine pour tous les goûts : on y trouve de tout, mais rien d'excellent. C'est peut-être là le drame d'une œuvre qui, à force de vouloir parler à tous, finit par ne plus dire grand-chose à personne. Un philosophe pour manuel scolaire, un penseur pour conversations de salon — voilà peut-être le verdict le plus juste qu'on puisse porter sur cet auteur canonisé par l'establishment culturel français.
Rédigé par : Patrick EMIN | 04 janvier 2025 à 16:01
Je viens de terminer le dernier livre d’Albert Camus, "Le Premier homme", qui a été publié trente-quatre ans après sa mort tragique en 1960. Œuvre inachevée dans laquelle il nous parle de son père mort à 29 ans au combat en 1914 alors qu’AC n’avait qu’un an. Il nous parle aussi de son enfance en Algérie, de sa mère analphabète, de son professeur qui avait décelé chez lui son talent exceptionnel, et des prémices de la guerre qui s’annonçait. Un livre passionnant.
Quelle serait la position d’Albert Camus dans le monde d’aujourd’hui ? Serait-il de gauche, de droite ? Difficile de le savoir. C’était d’abord un pacifiste, ce qui écarte d'ores et déjà les partis extrémistes qu’il a toujours détestés.
Rédigé par : Achille | 04 janvier 2025 à 07:52